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Sénégal. La plus importante mobilisation de ces dernières décennies lance un défi à la Françafrique

Depuis le 3 mars et l'arrestation de l'opposant Ousmane Sonko, une puissante révolte secoue le Sénégal, à laquelle le gouvernement a répondu en faisant couler le sang. Cette mobilisation démocratique massive exprime une colère profonde contre la misère, la corruption et la Françafrique.

Léo Valadim

10 mars 2021

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Crédits photo : AFP / CHERKAOUI SYLVAIN / ANADOLU AGENCY—

Le Sénégal, un modèle démocratique en Afrique. Vraiment ?

L’arrestation d’Ousmane Sonko a mis le feu aux poudres. En amont des dernières élections présidentielles (2019), deux autres opposants de taille, Khalifa Sall et Karim Wade, s’étaient vus écartés de la course suite à une instrumentalisation de l’appareil judiciaire. L’arrestation de Sonko, opposant politique s’étant notamment fait connaître pour sa dénonciation d’affaires de corruption, a été vécue comme la goute d’eau faisant déborder le vase.

Macky Sall, actuel président, est arrivé au pouvoir en 2012, porté par une large mobilisation qui s’opposait à ce que son prédécesseur Abdoulaye Wade se présente pour un troisième mandat, ce qui n’était pas prévu par la constitution. Durant la campagne, des affrontements entre les manifestants et la police avaient fait plusieurs morts. Macky Sall, qui n’était pas arrivé en tête au premier tour, avait alors bénéficié d’une large coalition d’opposition au second tour.

Depuis son accession au pouvoir en 2012, l’actuel président a su rallier les plus importants partis politiques à son camp, ainsi que la société civile et une partie de la presse, sachant allier répression et cooptation, notamment en distribuant des postes très bien rémunérés. Lors des élections de 2019, il a su neutraliser une partie importante de l’opposition, notamment en faisant passer une loi pour rendre très difficile le dépôt de candidatures, et en évinçant de la course deux poix lourds de l’opposition Khalifa Sall et Karim Wade, tous deux empêchés de se présenter par la justice avant le scrutin.

Ces manœuvres pour museler l’opposition, ainsi que les importants moyens investis dans sa campagne de 2019, combinées avec une situation de croissance économique importante durant son mandat (de l’ordre de 6 % par an entre 2012 et 2018), lui ont permis de s’assurer une large victoire au premier tour des élections, obtenant 58 % des voix, loin devant Idrissa Seck, arrivée en deuxième position avec 21 % des voix. Ousmane Sonko, qui apparaît aujourd’hui indéniablement comme la principale figure d’opposition, avait recueilli quant à lui 15,7 % des voix.

Cette victoire présidentielle largement acquise, appuyée sur une super-majorité au parlement obtenue deux ans plus tôt (Sall pouvant compter sur 125 des 165 députés), pouvait laisser croire à un mandat « stable » pour le président. Pourtant, seulement deux ans plus tard, des centaines de milliers de Sénégalais sont descendus dans la rue pour demander sa démission. En effet, personne n’a oublié la manière dont a été obtenue la victoire, et les noms des candidats évincés à l’époque sont aujourd’hui dans toutes les bouches comme symboles, avec Ousmane Sonko, d’un pouvoir assis sur la répression de toutes les têtes de l’opposition.

Outre les nombreuses arrestations politiques pendant son mandat, Macky Sall a été trempé dans de nombreux scandales. Notamment, en juin 2019 la population s’était indignée d’une affaire de corruption sur les contrats pétroliers et gaziers avec des entreprises étrangères, impliquant Aliou Sall, le fils du président.

Mais les conditions pour un tel mouvement tirent leurs racines dans la situation économique du pays, considérablement aggravée par la pandémie, faisant voler en éclats les espoirs d’amélioration des conditions de vie de la population promises par la croissance du PIB durant le mandat de Macky Sall.

L’injustice, la faim et la Françafrique

L’économiste sénégalais hétérodoxe N’Dongo Samba Sylla attribue la croissance qu’a connu le pays ces dernières années à la baisse du cours du pétrole, aux prêts à taux intéressants qui ont été accordés au pays ainsi qu’à la pluviométrie favorable, dans un pays très dépendant de l’agriculture. Cependant, comme il le souligne, cette croissance ne s’est pas accompagnée d’une amélioration des conditions de vie de la population dans sa majorité. Il s’est en réalité agit d’une « croissance sans emploi », le chômage ayant atteint 48% de la population active en 2020 selon l’OIT, et la couverture maladie universelle, adoptée en 2013 par le gouvernement, peine énormément à se réaliser. Dans les campagnes, plus de la moitié des logements n’ont accès ni à l’eau ni au savon d’après l’agence nationale de la statistique et de la démographie sénégalaise, et le Programme des Nations Unies pour le Développement, qui classe les pays selon leur indice de développement humain (IDH), a attribué en 2019 au Sénégal la 166e place sur 189. La misère et le chômage sont omniprésents, poussant d’innombrables jeunes à risquer leur vie pour traverser les frontières.

Cette période de croissance coïncide avec le lancement du « Plan Sénégal Emergent » (PSE) par Macky Sall, qui a débuté en 2014, et a plombé la dette publique de 7 milliards d’euros entre 2014 et 2018, la portant à 13,5 milliards d’euros en 2019, soit 64 % du PIB.

Pourquoi n’a-t-il pas bénéficié à une amélioration des conditions de vie de la majorité de la population ? En réalité, les projets d’infrastructures qui ont été entrepris dans le cadre du PSE sont loin de répondre à ces besoins. C’est le cas du train express régional (TER) devant relier Dakar à l’aéroport international Blaise-Diagne (1,3 milliard d’euros pour 57 kilomètres), qui bénéficiera essentiellement à l’élite de la capitale, et sera exploité par des entreprises Françaises, parmi lesquelles la SNCF, la RATP, Eiffage, Alstom, etc.

Ces projets viennent allonger la longue liste des infrastructures sénégalaises exploitées par des compagnies françaises et étrangères, à l’image des péages détenus par Eiffage, notamment sur l’autoroute Dakar-Diamniadio qui a été construite aux frais du trésor public, ou encore du port autonome de Dakar détenu par Bolloré.

En raison de la prédominance du capital étranger dans tous ces projets, l’économiste N’Dongo Samba Sylla souligne que « le poids des paiements de revenus primaires (intérêts sur la dette extérieure, transferts de profits et de dividendes, rémunérations des experts étrangers) a augmenté, passant de 2,2 % à 4,4 % du PIB entre 2010 et 2017, selon la Banque mondiale. Autant de ressources en devises ôtées au financement du développement du pays ».

En outre, les choix d’endettement du Sénégal de ces dernières années se sont en grande partie basés sur l’espoir de l’exploitation prochaine d’importantes réserves de gisements de pétrole et de gaz découverts au large du pays en 2014, qui, selon le FMI, pourraient rapporter 6 à 7 % de PIB sur vingt ans. Or, non seulement les champs d’exploitation ont été attribués à des entreprises étrangères à des prix très bas, notamment à Total, sur fond d’affaires de corruption de la bureaucratie du régime, mais en plus de cela les majors pétroliers britanniques et australiens qui détiennent la majeure partie des parts de ces projets pétroliers ont annoncé le report du début de la production commerciale compte tenu du ralentissement de l’économie mondiale.

Ainsi, le chemin emprunté par Macky Sall, valet des multinationale, est clair : endetter le pays pour des projets qui ne bénéficient que les puissances impérialistes, la bureaucratie et la bourgeoisie compradore, tout en maintenant l’économie sénégalaise dans une situation de totale subordination, incapable de produire et de transformer les matières premières sur place, et donc totalement assujettie aux volontés des entreprises occidentales et à la fluctuation des cours des matières premières. La pandémie et la récession mondiale qu’elle a engendrée ont constitué un choc important, mettant à nu les importantes contradictions de ce modèle de « développement ».

Ce problème est structurel au Sénégal, et Macky Sall n’a fait sur ce terrain qu’emprunter le chemin tracé par ces prédécesseurs depuis l’indépendance, qui sont restés sous les ordres des puissances impérialistes et de la France, aujourd’hui premier partenaire commercial et investisseur au Sénégal. En effet, la France détient 88 % du stock d’investissements directs étrangers (IDE) et plus d’une centaine d’entreprises implantées dans le pays, qui représentent un quart du PIB et des recettes fiscales du Sénégal, d’après le ministère des affaires étrangères.

Le capitalisme français continue jusqu’aujourd’hui à administrer la monnaie de 14 pays africains, et tient sa puissance en grande partie à sa capacité d’exporter des marchandises en grande quantité dans son pré-carré néo-colonial, d’en exploiter les ressources à bas cout, d’y déployer ses grandes entreprises. Et pour maintenir cette « arrière cour », l’État français n’hésite pas à déployer son armée comme elle le démontre actuellement au Mali. Au Sénégal, il détient une base où stationnent 300 soldats.

Rien d’étonnant, alors, que les manifestants s’en soient pris à des enseignes françaises comme Auchan et Total, véritables symboles du pillage du pays par ceux qui sont en réalité les patrons de Macky Sall.

Libération de Ousmane Sonko, une première victoire du mouvement

Après cinq jours de mobilisation, Ousmane Sonko a été libéré, placé sous contrôle judiciaire. Si aux élections de 2019 il était arrivé en 3ème place, il est sorti de prison avec une popularité impressionnante. Pour les manifestants qui se sont rassemblés pour fêter sa sortie, Ousmane Sonko est déjà le « président Sonko ».

Lors des dernières élections, il avait déjà su mobiliser largement le jeune électorat, dans un pays où plus de la moitié de la population a moins de 20 ans, étant l’homme politique sénégalais le plus présent sur les réseaux sociaux. Mais c’est surtout son programme qui l’avait démarqué. Connu pour avoir dénoncé d’importants scandales de corruption liés à la signature de contrats avec des géants gaziers et pétroliers, ce qui lui a valu de perdre son emploi de fonctionnaire, il a une image de politicien jeune, en rupture avec la vieille génération trempée jusqu’au cou dans les magouilles avec les puissances étrangères. Il affirme vouloir renégocier les contrats pétroliers et gaziers, abandonner le franc CFA, mettre fin aux allègements fiscaux pour les grandes entreprises, et plus généralement suivre un chemin de développement plus nationaliste, affirmant vouloir développer une bourgeoisie industrielle nationale forte, ce qui semble difficile à imposer aux puissances étrangères préfèrent jusqu’ici Macky Sall, qui incarnait la garantie de la stabilité politique recherchée par les investisseurs, mais surtout la continuité d’une relation économique de totale dépendance.

Ousmane Sonko n’est pas révolutionnaire, pas plus que son parti nationaliste petit-bourgeois PASTEF. À sa sortie de détention, il a appelé à poursuivre la mobilisation, notamment pour la libération des autres détenus politiques, tout en se délimitant des dégradations à l’encontre des entreprises étrangères, en disant qu’il ne fallait pas se battre pour la démission de Macky Sall et en invitant les manifestants à attendre les prochaines présidentielles pour changer de président. Il sait la victoire possible en 2024, et veut commencer à donner des gages de responsabilité au régime et aux puissances étrangères, ce qui suppose de calmer la rue, sans pour autant se couper de la radicalité qui s’y exprime.

Juste après sa libération, la coalition d’opposition M2D dans laquelle le PASTEF, parti de Sanko, occupe désormais une place hégémonique, a annulé les deux journées de mobilisations prévues les 9 et 10 mars, « tenant compte des développements récents ». Pourtant, une grande partie des jeunes mobilisés expriment sur les réseaux sociaux leur volonté de poursuivre le mouvement jusqu’au départ du président, qui s’est rendu coupable de la mort de plusieurs manifestants, jusqu’à la libération de l’ensemble des détenus. Si le mouvement revendiquait la libération d’Ousmane Sanko, les raisons plus structurelles de la colère, le chômage, la misère et la direction du pays par une bureaucratie au service des puissances impérialistes, sont loin de s’être évanouies, et la rage est renforcée par la gestion sanglante de la crise par le pouvoir corrompu. Rien ne dit pour l’instant que les manifestants rendent les armes, malgré la timidité des partis qui sont à la direction du mouvement. Mais pour qu’il passe un cap, il faudrait que les travailleurs et leurs organisations, qui sont pour l’instant restées du côté du président, rentrent dans le mouvement, de même que les paysans, qui composent la grande majorité de la population du pays.

Difficile aujourd’hui de prévoir avec certitude l’évolution immédiate que va connaître le mouvement, ni l’évolution de la situation dans le pays d’ici les prochaines présidentielles. Si Macky Sall fait de nouvelles offensives répressives ou anti-démocratiques au-delà de son rapport de force, cela pourrait radicaliser la situation. Notamment, personne ne sait si Ousmane Sonko va être empêché de se présenter en 2024, cela dépendra en grande partie de l’issue de son procès, dans un contexte où la justice a démontré à de nombreuses reprises sa collusion avec le pouvoir. Au-delà des décisions de Macky Sall lui-même, quelle position vont adopter les puissances impérialistes et notamment la France d’ici les prochaines présidentielles, dans un contexte où Sonko, fort de la coalition M2D et du soutien massif de la rue, apparaît désormais comme une vraie alternative de pouvoir à Sall ? Vont-elles faire des concessions à Sonko et à son programme qui va partiellement à l’encontre de certains de leurs intérêts immédiats, sous pression de la rue ? Vont-elles durcir le ton pour lui imposer de modérer son programme ? S’il refuse, pourraient-elles prendre le risque de déstabiliser un pays qui jusqu’à présent est un havre de paix pour les investisseurs ?

Depuis l’hexagone, l’ensemble des organisations de la gauche syndicale et politique devraient se positionner en soutien ferme aux mobilisations en cours, en affrontant l’État Français, premier responsable de la misère que vit le peuple sénégalais, toujours sous emprise néo-coloniale, 60 ans après son indépendance. Au rassemblement qui s’est tenu à Paris samedi dernier, qui a regroupé plusieurs centaines de membres de la diaspora sénégalaise, aucune organisation française n’était présente ni n’a affiché son soutien sur place. Pourtant, le gouvernement de Macron et le grand patronat français ne sont pas seulement décidés à nous faire payer la crise ici en Europe, ils écrasent et oppriment des pays entiers à l’extérieur de nos frontières, parmi lesquels le Sénégal.

Les jeunes, les travailleurs et les opprimés ici en France, à commencer par leurs organisations, devraient exprimer toute leur solidarité avec la lutte en cours, qui a très justement pris pour cible des multinationales françaises.

Prendre une telle position voudrait dire se joindre aux prochains rassemblements de solidarité, se positionner et agir très concrètement pour :

- L’arrêt immédiat des exportations d’armement et de matériel de maintient de l’ordre, qui est aujourd’hui utilisé pour massacrer nos frères et sœurs qui se battent sur le continent africain.

  •  Le retrait de toutes les troupes françaises d’Afrique
  •  Suppression du Franc CFA, pour enfin laisser aux nations africaines disposer elles-mêmes de leur monnaie.
  •  L’annulation totale de la dette odieuse, qui est aujourd’hui payée par la population pauvre alors qu’elle n’est jamais utilisée dans son intérêt

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