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Taxer ou exproprier ?

« Taxer les superprofits » ou comment ne pas s’attaquer à la propriété privée capitaliste

Depuis des mois, le débat enfle autour des superprofits. Difficile en effet de ne pas être scandalisé par les profits records du Cac 40 et les milliards touchés par les actionnaires dans un contexte inflationniste qui précarise chaque jour un peu plus les classes populaires. Pourtant se contenter de dénoncer les superprofits pour les « taxer » est inopérant et constitue une impasse. Pire, en distinguant les « mauvais » et les « bons » profits, la mesure se refusant à toute incursion dans la propriété privée capitaliste tend à légitimer ces milliards de profits (un peu moins supers) qui se font quotidiennement sur le dos des travailleurs, masquant ainsi le fond du problème et la question structurelle de l’exploitation.

Nathan Deas

8 novembre 2022

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Début octobre, l’Observatoire des multinationales chiffrait à 72,8 milliards les bénéfices cumulés des entreprises du CAC 40, soit 23% de plus qu’au trimestre 2021. Et de préciser : « Au-delà des cas très médiatisés de TotalEnergies — 10,4 milliards de profits consolidés au 1er semestre 2021 — ou de [l’armateur] CMA-CGM — 14,8 milliards de bénéfices sur la première moitié de l’année — bien d’autres groupes affichent des résultats records ». En d’autres termes, si les entreprises du secteur de l’énergie concentrent légitimement l’indignation, les « superprofits » sont loin d’être un phénomène isolé et touchent bien d’autres branches et secteurs de la production capitaliste.

Dans ce contexte, le débat autour des superprofits n’en finit pas d’enfler depuis quelques mois. Or, si nous défendons que ce n’est pas aux travailleurs de payer la crise, la loi visant à « taxer les superprofits » proposée par la NUPES nous semble non seulement totalement impuissante et utopique mais également problématique sur le fond. En effet, comme le note -à juste titre- la philosophe Isabelle Garo dans une récente contribution aux débats en cours, au-delà du caractère minimal de la taxation proposée par la Nupes, « la polémique sur les superprofits tend à occulter les ressorts structurels des injustices » et de l’exploitation capitaliste.

Que propose la NUPES ?

Dans le projet de loi déposé par la NUPES à propos de la taxation des « superprofits » seuls les profits exceptionnels réalisés par un effet d’aubaine sont visés. Il est ici question d’un enrichissement considéré comme supérieur à la normale et dû à des circonstances extérieures. En l’occurrence, les marges réalisées par les grands groupes et résultant de la guerre en Ukraine et du dérapage des prix de l’énergie et des transports maritimes. Les entreprises concernées au premier chef seraient donc Total, Engie et l’armateur CGA-CGM.

En ce sens, le 21 septembre dernier, un texte de loi proposé par la coalition prévoyait de « taxer les superprofits » de « grandes entreprises », « majoritairement multinationales » au chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros, tous secteurs confondus. La « contribution », jusqu’au 31 décembre 2025, aurait touché les entreprises dont le résultat imposable supplémentaire est au moins 1,25 fois supérieur au résultat moyen des années 2017, 2018 et 2019 avec un barème progressif de taxation de 20%, 25% ou 33% des superprofits

En Europe, plusieurs Etats ont déjà mis en place pareille mesure. De l’autre côté des Alpes, le gouvernement déchu de Mario Draghi a instauré une taxe exceptionnelle de 25% sur les entreprises du secteur de l’énergie. En Espagne, le gouvernement du socialiste Pedro Sanchez a annoncé au mois de juillet une taxe sur les grandes entreprises énergétiques et financières. A la fin du mois de mai, le Royaume-Uni avait mis en place une taxation de 25% sur les géants du gaz et du pétrole. D’autres pays comme la Grèce, la Hongrie, la Roumanie, les Pays-Bas ou encore la Belgique ont mis en œuvre cette fiscalité.

Dans les faits, la mesure s’avère assez minimale. A titre d’exemple, Madrid en attend 7 milliards en 2023-2024. Ailleurs, il est aussi question de quelques milliards. Pour la NUPES, la donne est similaire. Le cas de Total, qui cristallise (à juste titre) l’attention ces dernières semaines en est symptomatique. Au premier semestre de 2022, la multinationale a enregistré un résultat net de 18,7 milliards, soit trois fois plus que l’année précédente à la même époque. Si la « taxe des superprofits » avait été appliquée, Total aurait dû verser -à titre exceptionnel- entre 4 et 5 milliards … une goutte d’eau au regard des profits faramineux de l’entreprise. Pour Engie, le chèque aurait été de l’ordre de 925 millions d’euros, de 4,4 milliards pour CMA-CGM et 875 millions d’euros pour les concessionnaires d’autoroutes. Autrement dit, on est loin, très loin même, de la « juste redistribution des richesses » avancée par la NUPES.

« Taxer les superprofits » : une politique impuissante et utopique

Cela sans compter que nombre d’entreprises sont passées maîtres dans l’art de l’optimisation fiscale. Aussi plusieurs secteurs de la bourgeoisie ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Dans un contexte social éruptif, alors que la question de la grève et de la méthode de la lutte des classes face à la colère sur les salaires revient à l’ordre du jour en France, mais aussi en Angleterre ou en Allemagne, instaurer une taxe de ce type serait une façon de satisfaire l’opinion publique sans pour autant réduire effectivement les profits des capitalistes. Il n’est d’ailleurs pas anodin, que ce soit le gouvernement -lui aussi déchu- de Boris Johnson issu de la droite ultra-libérale anglaise qui le premier se soit essayé à la mesure. Aussi, sur le territoire hexagonal, plusieurs élus Les Républicains se sont déclarés ces dernières semaines favorables à une « taxation des profiteurs de crise ».

Dans un entretien accordé à Ouest France en août dernier, Maxime Combes, économiste à l’Observatoire nationale des multinationales, revenait en ce sens sur le cas de Total et sur l’absence de versements d’impôts en France par le géant de l’énergie ces dernières années. « C’était prévisible pour l’exercice 2020, marqué par des pertes dues au Covid. C’est plus surprenant pour 2019, où TotalEnergies a fait 11,7 milliards de dollars de profit. Cela signifierait qu’en France, où il réalise 21 % de son activité et emploie 35 % de son personnel, le raffinage, la distribution de carburant et le travail du siège se feraient à perte. Mais ce n’est pas nouveau. TotalEnergies a déjà indiqué ne pas avoir versé d’impôt sur les sociétés en France de 2012 à 2015. […] On peut penser qu’il y a optimisation. Pour un groupe comme TotalEnergies, il est facile de jouer sur les « prix de transfert », les montants facturés par des filiales étrangères aux filiales françaises, pour remonter les bénéfices vers des pays où l’impôt est faible ».

En d’autres termes, les « superprofits » à taxer sont répartis aux quatre coins du monde sur différentes « îles au trésor » faisant de toute comptabilité fiscale officielle sur une base territoriale nationale une fiction. Quant aux sommes récoltées par les Etats, en admettant qu’elles soient consistantes, rien ne garantit qu’elles soient utilisées dans l’intérêt de la population. Le gouvernement Macron nous a plutôt donné la preuve du contraire depuis maintenant plus de cinq ans qu’il est au pouvoir. Son opposition à la taxe des « superprofits » en est par ailleurs la dernière illustration, il s’agit une nouvelle fois de démontrer à l’ensemble du patronat français et européen, que dans ce pays, le profit des patrons passe avant tout.
 

« Taxer les superprofits » ou exproprier le capital ?

Profitant de la crise et de l’envol du prix des matières premières, plusieurs secteurs des grandes entreprises multinationales ont su profiter des mécanismes de l’ « offre » et de la « demande » pour s’accaparer un surplus de profit plus important qu’à l’ordinaire. A la différence notamment de ce que l’on appelle en termes marxistes le « sur-profit » -à savoir un taux de profit supérieur au taux de profit moyen réalisé sur le dos d’autres secteurs du capital (monopole, productivité supérieure, etc.)- les « superprofits » ne sont pas le résultat direct du processus d’exploitation capitaliste, mais le produit d’une spoliation. Ils constituent un vol des travailleurs et une ponction des salaires réels, conséquences notamment d’une politique commerciale agressive « de formation des prix ».

Dès lors, ces « superprofits » ne constituent que la pointe la plus émergée de l’iceberg. Aussi, revendiquer leur « taxation » a pour corrélat de masquer et légitimer la masse autrement plus importante de tous les profits. En d’autres termes, définir qu’il y a des « superprofits » à taxer, c’est juger qu’il y a des profits « admissibles » et d’autres qui ne le sont pas. La question mérite d’être posée. Les profits que le patronat de la grande distribution, des entreprises de l’automobile ou encore de l’industrie réalisent en exploitant leurs salariés sont-ils (vraiment) plus légitimes ? Ces profits (un peu moins « supers ») jugés plus acceptables, ne sont-ils pas ceux auxquels il faudrait pourtant s’affronter frontalement ?

Dans les faits, toute tentative de définition d’un profit « juste » revient à masquer le fond du problème. Les différences de rémunération ne sont pas une simple injustice, qu’il serait possible de « corriger » du dehors et a posteriori mais la condition du fonctionnement même du système capitaliste. Ces dernières semaines, les raffineurs de Total en revendiquant leur « dû » dans le contexte des profits mirobolants réalisés pas leur entreprise ont remis par la grève au premier plan une réalité trop souvent masquée : au commencement de la richesse -en l’occurrence celle de Patrick Pouyanné et des actionnaires du groupe- il y a l’extorsion de la plus-value, le vol du temps travail forcé, non payé.

Aussi, une prise en compte et une réponse sérieuses à la problématique -légitime- des « superprofits » implique justement de ne pas s’arrêter aux « superprofits ». Plus précisément, alors que les multinationales se refusent à accorder le moindre réajustement salarial et octroient tout au plus des « bonus » et des augmentations inférieures à l’inflation, l’écho dont jouit la question des salaires (à la suite du combat des raffineurs) est de nature à offrir au monde du travail une perspective radicalement autre que les appels agités pas la NUPES à quelques modérations patronales et des gouvernements à leur service. Ainsi, à bien des égards, dans le contexte inflationniste et d’offensive patronale, cette lutte (pour les salaires), si elle venait à se généraliser, prendrait un caractère politique d’affrontement avec l’Etat et le patronat dans son ensemble. Dans l’immédiat, la revendication de l’indexation des salaires sur l’inflation nous semble être une nécessité pour unir notre classe dans cette perspective et mettre un frein à la chute des salaires réels.

Cependant, la question des « superprofits » et (des profits) ne saurait être réduite à une logique de simple redistribution de la richesse par les augmentations salariales. Face aux sur-profiteurs et aux charognards qui s’enrichissent sur la crise que nous traversons, il faut s’attaquer directement à la propriété privée des moyens de production. Taxer les profits pour les confier à un Etat spécialiste en cadeaux au patronat est une impasse. Alors que l’hiver s’annonce très dur, la lutte pour ne pas payer de factures mirobolantes et récupérer notre « dû » implique d’exproprier et de mettre sous contrôle ouvrier les grands groupes qui se sont enrichis durant la pandémie et s’enrichissent encore grâce à l’inflation. Cela notamment dans le secteur essentiel de l’énergie où -encore plus qu’ailleurs- des entreprises profitent de l’inflation (quand elles n’en sont pas à la genèse) pour accumuler le capital sur la misère des travailleurs et des travailleuses. 

Cette perspective, à rebours des effets d’annonce et du grimage institutionnel de la lutte des classes par la NUPES, suppose que seule l’irruption active dans celle-ci est de nature à nous sauver de la catastrophe. De quoi nous attaquer une bonne fois pour toute au fond du problème. 


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