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Nos vies par leurs profits

Témoignage d’un livreur Deliveroo. Cheesy biggy burger, supplément virus en cours de livraison

Nous relayons le témoignage de Jules Salé, livreur Deliveroo en pleine épidémie. Il évoque cette première ligne uberisée, obligée à mettre sa santé en jeu pour des livraisons souvent dérisoire.

29 avril 2020

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Ce dimanche d’août boucle depuis la mi-mars, je roule encore dans Paris bizarrement calme : devantures fermées, fin du monde ratée, aucun panache, décevant, il ne se passe rien. Nous seuls avons le droit de déambuler à vélo h24, de respirer l’air des voitures enfin à l’arrêt, une méga attestation fixée dans mon dos : le sac fluo Deliveroo, laisser-passer pour gagner quelques euros. « Nous sommes en guerre », je ne pensais pas qu’on pouvait se faire livrer des kebabs sous les bombes. Je dois être un soldat du confort, mes frères d’armes lanceurs de frites sillonnent les rues à mes côtés. Pendant que le gros de la population se planque sur son canapé, qu’un autre genre de livreur leur apporte des provisions pour tenir plusieurs jours sans sortir, nous livrons des plats préparés, un par un, principalement de la restauration rapide : burger, sushis, tacos. A priori pas des produits de première nécessité. Mais habitués à se faire livrer ou à aller au resto plusieurs fois par semaine, les parisiens n’en peuvent plus de leurs brocolis congelés et de leur riz à la cuisson approximative, il est 19h32, l’appli bipe, les confinés ont la dalle de mal bouffe.

Deliveroo promet à ses clients que « tout est sans contact, du restaurant à la porte, 100% sans contact ». Facile, il suffit de pratiquer la lévitation d’objets, nous les livreurs possédons la force, celle des Jedis de Star Wars, mais on continue à faire un taf à la con. Non, nous touchons les paquets, obligé. Le restaurateur pose le sachet sur un comptoir qui bloque l’entrée, je l’attrape, enfonce mes mains dans mon sac pour faire de la place, touche les surfaces de l’isotherme intérieur, y mets la commande, le ferme, touche mon smartphone, mon vélo, mon visage qui me gratte, impossible de m’en empêcher, à chaque fois que j’y pense je viens de le faire, le digicode, le deuxième digicode, la rampe de l’escalier, l’ouverture de mon sac ; dix contacts en tout. Avec ou sans gants c’est pareil, le virus reste potentiellement dessus, il faudrait dix paires de gants par commande. Mon sac à dos planté au milieu du palier, béant, quatre pas en arrière, c’est la procédure, une odeur tiède de friture, la cliente s’approche avec précaution, fouille son trésor, remonte les marches en chantonnant, j’entends le sachet danser, tant mieux si elle est contente.

Sur facture, on peut se faire rembourser 25 euros de matériel hygiénique, mais il faut faire la queue à la pharmacie, devant la bonne, celle qui a encore des masques, avancer les sous, contacter le support. J’ai rogné cette étape, je mets le même masque depuis le début, il est gris maintenant, de toutes façons je l’utilise peu, impossible de rouler avec ce bouchon sur ma colonne d’air, au bout de dix coups de pédale j’étouffe. Je le mets seulement devant le client, arrivé en bas de chez lui, bal masqué, mais en dessous la goutte au nez coule à cause de l’effort, peut pas me moucher, renifle bien fort avant qu’il ne sorte, retiens ma respiration pendant la transaction. Quatre euros de pourboire, du jamais vu. Ça valait le coup d’avaler ma morve. Il me propose « un peu de gel avant de partir ? » J’en prends une giclure même si j’ai du mal encadrer cette substance, ajouter une couche pour laver, le concept m’effraie, et le jour où j’ai vu une femme dans une file d’attente recouvrir une pomme entière de ce liquide luisant avant de croquer dedans, ça m’a dégoûté à jamais. Un collègue consciencieux me montre ses mains boursouflées et fripées, il a abusé sur le gel et le savon. Ce soir j’ai les gants, ça tombe bien il fait frais, mais ça protégera que de ça.

« Restez chez vous » Placardé sur les murs de la ville, martelé sur les réseaux, incrusté sur la télé, mais nous on a le droit de la traverser, de le choper, de le répandre, on a plutôt intérêt même. Une partie des livreurs est attachée à notre statut d’ « indépendants » quand d’autres revendiquent le droit à être salarié. Cette crise démontre les avantages de la seconde option : chômage technique, droit de retrait, ces possibilités ne sont pas pour nous. Pas travaillé, pas payé. Une aide exceptionnelle peut nous être accordé sous conditions, il faut prouver une perte de chiffre d’affaire de 50% par rapport à mars 2019, j’ai commencé en mai 2019, dommage, je n’aurai rien. Seuls les livreurs diagnostiqués positifs ont le droit à des indemnités par l’assurance de Deliveroo, pour ceux qui veulent se confiner par prévention, qu’ils se débrouillent. Certains demandent l’interdiction officielle de l’activité, ce qui pourrait ouvrir à un dédommagement général de tous les travailleurs. Mais non, sans explications.

20h une haie d’honneur m’applaudit, je lève la tête et souris, une femme penchée sur son balcon me regarde remonter sa rue avec mon sac bleu flashy « c’est pas vous qu’on applaudit monsieur », oui je m’en doute, mais laisse moi rêver un peu, d’être un super héros à sushis. Le calme retombe, trois quart d’heure de chômage non rémunéré, je traîne, fatigue, il m’est techniquement interdit de m’arrêter sur un banc, les flics tournent, j’en cherche un discret, derrière des buissons, obligé de me cacher pour faire une pause, mon sac en évidence, ma tête dessus, s’ils viennent je suis prêt à m’expliquer. Des gants usagers jonchent le trottoir comme les capotes au bois de Vincennes, pas le même virus dessus, je bouge. 22h les estomacs sont pleins, je roule à vide, dans le vide, je m’ennuie comme un confiné, la soirée est longue, silencieuse, peu de bip, l’appli affiche « not busy » on est beaucoup à chercher un peu d’oseille.

Je rentre chez moi, referme la porte de mon immeuble, quelqu’un cogne dessus depuis la rue, je ressors, un type m’interpelle, grand, mince, le visage creusé, un léger accent « tu fais Deliveroo ? Si tu travailles pas moi je travaille » Je comprends pas, qu’est-ce qu’il raconte ?.. Il veut que je lui loue mon compte, il ne doit pas avoir de papiers. Si j’accepte, je lui prête mon profil numérique, je reçois sa paie sur mon compte, prends une commission, lui reverse le reste. Il bosse à ma place. Certains font payer ce service discret 100 euros par semaine, d’autres prennent un pourcentage des gains, 20, 30, 50 %. Il me demande deux fois « t’habites ici ? » en jetant un œil dans mon hall par dessus mon épaule. Si je ne lui donne pas sa part, il saura où venir la chercher. Désolé je ne vais pas le faire, ce n’est pas que je sois contre l’illégalité, mais devenir un exploité qui exploite un autre exploité, je ne le sens pas, même pour rendre service.

Cette fièvre révèle nos failles, les précaires le sont encore plus, s’exposent pour subvenir à leurs besoins, risquent d’infecter leurs entourages en prime. Et les confortables perpétuent leurs désirs, persistent dans leurs caprices, peu importe les conséquences.

Finir sous un respirateur pour gagner quatre euros ou pour manger un burger. Les jeux sont faits.

Jules Salé


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