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Tensions géopolitiques et contestation populaire : la Russie secouée par l’affaire Navalny

L'opposant russe Alexeï Navalny a été condamné à trois ans et demi de prison après la diffusion d'une vidéo à charge contre Poutine. Des contestations populaires ont secoué le pays, avant d'être largement réprimées. Si l'UE et les États-Unis ont condamné le régime russe, il n'y a aucune illusion à placer en la personne de Navalny et dans les puissances impérialistes. La riposte au régime autoritaire de Poutine se fera dans la rue !

Julian Vadis


et Irène Karalis

8 février 2021

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Crédits photo : Alexander Zemlianichenko, AP

Arrêté le 17 janvier dernier à son arrivée en Russie et condamné à trois ans et demi de prison, par révocation de sursis pour cause de violation de son contrôle judiciaire, ce mardi 2 février, Alexeï Navalny est au centre des tensions, en Russie comme à l’international.

L’opposant anti-corruption, qui était en soins depuis plusieurs mois en Allemagne pour un empoisonnement dont il accuse Poutine d’être le commanditaire, avait diffusé une vidéo décrivant un très luxueux palais dont le président russe serait le propriétaire.

Une contestation populaire largement réprimée par le régime

Depuis l’annonce de l’arrestation de Navalny, une série de manifestations, auxquelles ont participé des dizaines de milliers de personnes, se sont déroulées dans les grandes villes russes. Une vague de contestation sur les questions démocratiques qui n’ont pas été du goût du régime.

Ainsi, selon RTL, ce sont plus de 10 000 personnes qui ont été arrêtées dans le cadre de cette mobilisation depuis le 17 janvier dernier.

Au soir du verdict, les manifestants ont été particulièrement réprimés, avec plus de 1400 arrestations dans des manifestations quadrillées par les forces de police, dont 1100 à Moscou et 200 à Saint-Pétersbourg selon le Courier International. La vidéo d’un chauffeur de taxi, violemment interpellé par la police pour avoir crié un slogan anti-Poutine, est devenue virale et un symbole de la répression contre la contestation actuelle.

Tensions géopolitiques : passe d’armes entre Biden et Poutine, la Russie expulse des diplomates européens

Dans ce contexte, l’affaire Navalny a pris un tour international. Ainsi, la semaine dernière, les Etats-Unis ont appelé à une libération immédiate et sans condition de l’opposant anti-corruption. Une prise de position que le nouveau président américain aurait directement discuté avec Poutine lors de leur premier échange la semaine dernière, et qui s’inscrit dans une volonté de changement de cap sur le champ international, sur la question des dissidents politiques à l’étranger comme dans le cadre de l’affaire Navalny, ou bien encore sur la question des alliances, avec l’annonce de l’arrêt du soutien à l’Arabie Saoudite dans le cadre du conflit au Yémen annoncé ce 4 février. L’Union Européenne n’est pas en reste, et l’arrestation de Navalny vient s’ajouter à une pile de dossiers qui alimentent les tensions entre l’Union Européenne et la Russie, à commencer par l’invasion de la Crimée ukrainienne en 2014. L’Union Européenne envisage cette fois-ci de nouvelles sanctions économiques envers Moscou, bien qu’aucune annonce officielle n’ait été pour l’heure formulée.

La menace est sérieuse pour le régime russe. Bien que disposant d’un arsenal militaire conséquent et d’un droit de véto à l’ONU hérité de la période soviétique, la désindustrialisation et les conséquences de la restauration bourgeoise après la fin de l’URSS a conduit aujourd’hui la Russie à voir son économie particulièrement dépendante de l’exploitation des énergies fossiles. En ces temps de crise sanitaire et économique, de nouvelles sanctions économiques contre la Russie pourraient ainsi avoir de grandes conséquences et une forte instabilité pour le régime.

Bien que l’Allemagne y soit réticente, l’Union Européenne envisagerait ainsi de menacer la Russie d’abandonner le projet Nord Stream 2, un gazoduc de 1200 km dont les tuyaux passeraient sous la mer Baltique et feraient la liaison de la Russie à l’Allemagne. Ce projet de 10 milliards d’euros serait une aubaine pour le régime russe, qui a tout intérêt à empêcher son abandon.

C’est pourquoi le Kremlin a réagi avec véhémence aux prises de positions de l’UE et des Etats-Unis. Parlant d’ingérence, le Kremlin a dénoncé « une réthorique très agressive » de la part de l’administration Biden. Par ailleurs, et comme l’explique Le Monde, des diplomates allemands, polonais et suédois ont été expulsés de Russie quelques heures seulement après une rencontre entre le ministre des Affaires étrangères russe et le chef de la diplomatie européenne.

Mais si la Russie risque de se retrouver dans une mauvaise position vis-à-vis des puissances européennes, elle dispose toutefois d’une arme diplomatique non négligeable : le vaccin Spoutnik V. L’Union Européenne, qui entend vacciner 70% de sa population d’ici à cet été, pourrait voir en ce vaccin une solution à la situation de pénurie dans laquelle la baisse des livraisons Pfizer et le retard d’AstroZeneca l’ont plongée. En ce sens, la Russie dispose d’un moyen de faire pression sur les pays européens.

Défendre les droits démocratiques tout en dénonçant le projet néolibéral de Navalny

Si les puissances à l’international défendent si férocement Alexeï Navalny, c’est aussi en raison du projet qu’il incarne. Jusqu’à maintenant, le principal point d’agitation de l’opposant politique a été la dénonciation de la corruption, économique – détournements de fonds – comme politique – élections falsifiées –. L’opposant a organisé des manifestations illégales, dont certaines l’ont empêché de se présenter aux élections présidentielles, et a déjà fait l’objet d’une tentative d’assassinat en août dernier, dont beaucoup accusent le régime russe d’en être l’auteur.

Si Navalny aborde également des revendications socio-économiques comme de meilleurs salaires ou des retraites plus élevées afin de s’adresser à la masse des travailleurs, l’opposant à Poutine n’est en réalité que l’ennemi de ces derniers. Le programme qu’il porte est clairement néolibéral, défendant la concurrence, la compétitivité et les privatisations. Dans les années 1990, il travaillait ainsi pour des entreprises privées et était membre du Parti libéral Yabloko dont il a été expulsé en 2007 à cause de ses penchants racistes. Car Navalny est également un fervent nationaliste ethnique-russe et faisait par exemple partie du mouvement « Narod » (peuple) dédié à la défense du « nationalisme démocratique ».

S’il est indispensable d’exiger sa libération et de condamner les traits autoritaires du régime russe, il n’y a cependant aucune illusion à placer dans la personne d’Alexeï Navalny. La riposte au régime de Vladimir Poutine doit se faire dans la rue, et non au niveau des institutions, comme l’appelle de ses vœux l’État-major de Navalny.

L’État-major de Navalny appelle à stopper la mobilisation en vue des législatives : les libertés démocratiques ne pourront être arrachées que par la rue !

En préambule d’une interview de Vladimir Achourkov, directeur exécutif de la fondation d’Alexeï Navalny publié ce 5 février, Le Point indique que, pour l’état major de ce dernier, « l’objectif n’est plus d’appeler à manifester. Il s’agit désormais de s’engager dans la préparation des élections législatives prévues en septembre en contribuant à la défaite des candidats du pouvoir ». « Je savais qu’un tel niveau de répression était possible, mais je pensais que le pouvoir se montrerait suffisamment intelligent pour l’éviter. Car il ne comprend pas qu’en agissant ainsi, il suscite une colère profonde parmi les citoyens et il contribue à sa chute. Ces événements annoncent une ère d’instabilité et de désordre » indique ainsi Achourkov dans cette interview, et de préciser qu’« il n’y aura pas de changement » concernant la stratégie de « vote intelligent » proposé par les partisans de Navalny.

Ainsi donc, la question de la défense des droits démocratiques passerait désormais par les mécanismes institutionnels, après avoir vu des dizaines de milliers de personnes déferler dans les rues. Une position de contention de la colère sociale, pour que l’opposition à Poutine apparaisse comme une alternative de pouvoir à l’actuel résident du Kremlin, mais qui ne peut, en soi, être une voie progressiste pour les classes populaires, laborieuses et la jeunesse russe.

Comme nous l’expliquions dans notre article « Quelle place pour la Russie dans le champ géopolitique ? » publié en juillet 2018, « le pouvoir de Poutine repose surtout sur un "pacte social" : les citoyens russes échangent une grande partie de leurs libertés politiques contre plus de dépenses sociales, une amélioration de leurs conditions de vie et que la Russie regagne une place importante sur l’arène internationale. Les masses font confiance à Poutine personnellement mais sont très méfiantes des institutions d’Etat, des dirigeants politiques et évidemment des oligarques. Cela crée la contradiction que Poutine, tout en gouvernant pour ses amis capitalistes, doit veiller à mettre des limites à la brutalité patronale et parfois doit prendre position en faveur des ouvriers, pour éviter d’affaiblir le pacte social. L’autre point faible de ce "pacte" c’est l’économie elle-même. En cas de crise économique prolongée et d’obligation d’imposer des mesures d’austérité, le "pacte" pourrait également s’affaiblir, voire se rompre. Enfin, cette légitimité autour de la figure de Poutine pose la question de la succession et les risques sociaux et politiques qu’une éventuelle succession de Poutine ouvrirait ».

Les mobilisations de ces derniers jours marquent-elles le début d’une rupture de ce pacte social ? Il est bien entendu trop tôt pour le dire. Mais il est clair que la situation est extrêmement tendue pour le régime, alors que la Russie a connu une chute de son PIB de 8,5 % au second trimestre sur un an, puis de 3,6 % au troisième trimestre, pour une chute annuelle de 4,5 % sur l’année 2020, selon Le Figaro. Ainsi, il est clair que la situation de crise économique actuelle, accentuée et décuplée par la pandémie, exacerbe la tension sociale et économique en Russie. Plus encore, Navalny a réussi à casser le symbole que constituait Poutine et à en faire un politique corrompu comme tous les autres. Aujourd’hui, il semblerait bien que le régime russe doive faire face à la plus forte crise qu’il ait connu depuis le début de règne de Poutine et qu’il ait épuisé toutes ses formes de contention sociale, que ce soit le nationalisme, le populisme, ou la figure de Poutine. Le régime n’a plus que la répression pour se maintenir et fait face à des risques grandissants d’explosion sociale.

A ce titre, un appel à déserter la rue vise avant tout à préserver, en dernière instance, le régime. Mieux vaut, pour l’opposition à Poutine, un maintien du pouvoir en place qu’une explosion sociale remettant en cause les fondements même du régime.

Dans cette situation, il est clair que le combat démocratique doit se poursuivre dans la rue et se structurer à la base. La situation actuelle, notamment sur le plan sanitaire et économique, ne promet qu’une accentuation de la précarité à échelle de masse, en particulier pour la jeunesse, qui a tout à gagner à se mobiliser dans la rue. Depuis quelques années, les jeunes sont de plus en plus nombreux dans les manifestations, alors qu’ils étaient un des groupes les moins politisés peu auparavant. Aujourd’hui, il est primordial que le monde du travail, par ses méthodes de lutte et d’organisation, prenne la tête de cette lutte démocratique, pour entrainer largement derrière lui l’ensemble des classes populaires et de la jeunesse. Il s’agit de la de la seule voie réellement progressiste, bien loin du chemin institutionnel menant aux élections législatives de septembre prochain.


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