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Cinéma

« Tirailleurs » : un film politique malgré lui

Mathieu Vadepied et Omar Sy signent un film réussi qui parvient à peindre avec justesse l’histoire d’un père et d’un fils tirailleurs sénégalais arrachés à leur terre pour être envoyés sur le front de la première guerre mondiale. Un sujet très politique, malgré le message plutôt lisse porté par le film.

Maëva Amir


et Julien Pouanka

17 janvier 2023

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Le long métrage suit le destin de Thierno (Alassane Diong) jeune sénégalais enrôlé de force dans l’armée française au cours de la Première guerre mondiale et de. Bakary (Omar Sy), son père, qui s’engage afin de tenter de ramener sain et sauf son fils.

Mathieu Vadepied et son équipe rendent une copie techniquement aboutie. Le montage est réussi et accompagne efficacement la narration. Le film commence en douceur avec des longs cuts permettant de poser le cadre de la campagne sénégalaise dans laquelle Bakary, Thierno et le reste de leurs familles évoluent. Cette lenteur qu’il faut associer à la banalité de la vie quotidienne de ces éleveurs de bovins est contrebalancée par la violence de l’irruption des recruteurs français. Le montage s’emballe, en peu de temps Thierno est raflé, Bakary s’enrôle et fondu en noir plus tard, les protagonistes se trouvent dans les Ardennes, armes à la main.

Le film n’est pas une grande épopée guerrière. La majeure partie du film se passe autour d’une simple colline ardennaise sur laquelle les états-majors belligérants font pleuvoir des corps afin d’en avoir une éphémère jouissance. Ce parti pris permet de mettre en avant la morbide futilité de cette guerre pour se concentrer sur ceux qui la vivent et qui en meurent. Dans Tirailleurs les scènes d’assauts, bien qu’impactantes, interpellent par leur sobriété. Ces scènes sont le plus souvent brèves, le cadrage serré se concentre sur Bakary et Thierno.

Le déchirement que provoque la guerre se révèle être le sujet central de Tirailleurs. La guerre arrache les hommes à leurs terres, envoie des ouvriers et des paysans se battre entre eux, pour les intérêts de la bourgeoisie, qui choisit d’envoyer ou non ses enfants. Dans ce film plus intime, l’effet de la guerre sur les personnages principaux prend aux tripes. Le spectateur contemple avec effroi l’obscurité gagner Bakary. Celui au début de la campagne met un point un d’honneur à ne pas participer aux hostilités, sombre peu à peu dans la violence en tentant d’y échapper. Signe que cette guerre pour les intérêts des impérialistes ne se cantonne pas aux champs de batailles, elle contamine tout, détruit tout : la nature, les humains et la nature même des humains.

Le déchirement provoqué par le colonialisme est présent tout au long du film. Il se manifeste notamment à travers l’aspect linguistique. Le recours au pulaar, variété du peul, donne au film un niveau d’authenticité et de complexité rafraîchissant. De fait, cette décision artistique révèle le camaïeu de langue et de cultures que l’appellation tirailleurs sénégalais occulte si habilement. La majorité des soldats ne parlent pas français ceux qui maîtrisent la langue, les plus jeunes, jouissent d’un avantage sur leurs aînés et montent plus rapidement dans la hiérarchie car ils peuvent commander un régiment de personnes issues du même groupe.

Toute l’expérience de Bakary, longuement illustrée au début de l’œuvre, ne vaut rien chez les Blancs, seule la capacité à communiquer, à s’assimiler, est valorisée. Thierno lui parle français, ce qui lui permet d’obtenir une promotion et d’avoir son père sous ses ordres. Il ne faut toutefois pas s’y tromper, c’est cette part de France en lui qui octroie au jeune soldat l’autorité sur les autres tirailleurs. Thierno se retrouve partagé entre le respect de ses traditions et tout ce que nouveau monde auquel la maîtrise du français lui donne accès peut lui offrir, un statut, du confort matériel et plus si affinités. Ce déchirement identitaire est lié à la double appartenance que provoque, de fait, la maîtrise de la langue française. Thierno, une fois en France n’est plus seulement l’héritier des traditions de son père, il est également un produit de la dite « mission civilisatrice » française. La maîtrise de la langue renverse la dynamique familiale existant entre le père et le fils.

Ce déchirement identitaire est une réalité de tous les jours pour nombre d’enfants étant les seuls à maîtriser le français dans leurs foyers, leurs parents experts dans bien des domaines voient leurs compétences entièrement déconsidérées une fois en Occident. Au-delà du simple aspect linguistique, la double appartenance est une réalité avec laquelle Thierno bataille. Musulman pratiquant il finit par céder aux appels de l’alcool, comme beaucoup se laissent aller à leurs premières cigarettes.

Dans Tirailleurs, les personnages principaux ne sont donc ni des héros, ni des monstres. Ce type de portraits permet ainsi de déconstruire les stéréotypes affublés aux sympathiques noirs chantant et dansant que la production culturelle française véhicule depuis tant de décennies, notamment à travers des films tels que Intouchables avec…Omar Sy.

Si certains aspects du film sont plutôt réussis, ce dernier ne reste néanmoins pas sans défaut. En premier lieu, les rôles féminins sont très en retrait, les femmes ne se partagent pas plus d’une dizaine de lignes. L’intrigue amoureuse de Thierno n’a tout simplement pas le droit de citer, elle est tout juste autorisée à retirer sa chemise.

On peut également regretter une dépolitisation du contexte historique dans lequel se déroule l’intrigue : la première guerre mondiale et les tranchées. La focalisation sur l’histoire familiale en vient à édulcorer la grande histoire derrière et donc la portée politique du film. Aucune mention n’est faite des promesses mensongères qui ont été faites aux tirailleurs concernant leur accès à la citoyenneté française après la guerre.

De plus, il euphémise la violence de l’ordre racial à laquelle les tirailleurs font face à leur arrivée en France. Aucune scène de racisme n’est montrée à leur arrivée au front et les premières personnes qui agressent Thierno sont d’autres tirailleurs. L’officier qui encadre Thierno lui expliquant même qu’ici "il n’y a pas de hiérarchie". Pourtant c’est notamment avec l’arrivée des tirailleurs sur le sol métropolitain que vont être développées toute une série de représentations racistes de ces soldats noirs des colonies, telles que la célèbre affiche "Y a bon banania" publiée en 1915, qui alimenteront les stéréotypes négrophobes en France.

La fin du film appelle à se souvenir du « soldat inconnu » de manière plus inclusive c’est-à-dire en prenant en compte les identités diverses des soldats qui ont combattu pour la France et en ce sens appelle à se souvenir aussi des tirailleurs sénégalais. Si la mémoire des tirailleurs sénégalais est centrale, c’est parce qu’elle rappelle qu’une puissance coloniale comme la France a sacrifié des milliers d’africains pour défendre les intérêts coloniaux des capitalistes français. Faisant des tirailleurs sénégalais de la chair à canon, au même titre que les millions d’hommes amenés à l’abattoir pour défendre des intérêts qui n’étaient pas les leurs.

Malgré le message finalement consensuel du film, appelant légitimement à une « mémoire inclusive », les polémiques racistes contre Omar Sy, le sort de figurants menacés d’expulsion ou la mort d’un jeune acteur du film tué par balles à Charleville-Mézières sont venus violemment réinscrire cette fiction dans la réalité de la société française actuelle et rappellent combien la question coloniale et le racisme systémique sont loin de se cantonner à des problématiques mémorielles.


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