Changements de fond aux USA

Trump a perdu. Ceci n’est pas une fakenews

Igor Krasno

Trump a perdu. Ceci n’est pas une fakenews

Igor Krasno

C’était l’élection de tous les dangers pour Trump et celle de la victoire promise pour les démocrates. Rien de tout cela ne s’est vraiment produit, mais la polarisation et la politisation continuent à maintenir sous tension la société américaine

Une victoire en demi-teinte pour les démocrates

Les élections de mi-mandat du 6 novembre dernier, renouvelant, notamment, la moitié de la Chambre des représentants, une partie du Sénat et plusieurs gouverneurs d’État ne permettent pas de définir une situation de réelle victoire pour le Parti démocrate. Mais si une bonne partie des rouages du pouvoir étaient aux mains du Parti républicain de Donald Trump, jusqu’à présent, ce n’est plus le cas. Le mécontentement populaire, bien réel, mais instrumentalisé par les démocrates pendant la campagne présageait un scénario de « blue wave », de « vague bleue », de la couleur du Parti démocrate, censé représenter le centre-gauche et les progressistes aux Etats-Unis, contre un Parti républicain, très marqué à droite. Pourtant, ce scénario ne s’est pas vraiment réalisé, et pas uniquement compte-tenu du système électoral complètement anti-démocratique qui existe aux Etats-Unis.

En effet, si les démocrates ont bien remporté la majorité à la Chambre basse du Congrès, cette majorité n’est pas très importante : entre 231 sièges et 237 sièges pour les démocrates alors même qu’il faut 218 sièges pour contrôler la Chambre des représentants. Par ailleurs, les républicains conservent la majorité au Sénat. Ils ont même remporté une victoire sur deux sièges détenus auparavant par des démocrates. Quant aux postes de gouverneurs, les démocrates gagnent du terrain sur les républicains et contrôlent 23 états. Cependant, les républicains contrôlent toujours 25 États, les résultats en Géorgie et en Floride n’étant pas encore définitifs.

Si des postes de gouverneurs et quelques sièges de la chambre des représentants ont été gagnés sur les républicains dans le Midwest, où Trump avait créé la surprise en remportant un franc succès dans des zones habituellement détenues par les démocrates, on ne peut parler de complète inversion de tendances par rapport au modèle classique américain de répartition des votes. On retrouve, en effet, l’opposition habituelle entre les électeurs démocrates dans les zones urbaines et suburbaines principalement concentrées sur les côtes est et ouest des Etats-Unis et des électeurs républicains dans les zones plus rurales du centre et du sud. Ce qui change, néanmoins, c’est la fracture au niveau des deux camps, avec, d’un côté, une polarisation sur la droite et sur la gauche — et au sein du Parti démocrate, et au sein du Parti républicain — et, de l’autre, une division plus profonde au sein de l’establishment. En effet, par une sorte de loi quasi scientifique, le président élu perd généralement sa majorité à la Chambre basse au bout de deux ans, lors des élections de mi-mandat. Néanmoins, une sorte de consensus émerge généralement de cette forme toute particulière de cohabitation à l’américaine. Cette fois-ci, comme au cours du second mandat d’Obama entre le président démocrate et son opposition, le fossé entre trumpisme et démocrates est très important.

Un système électoral absolument anti-démocratique

Ces résultats s’expliquent pour plusieurs raisons. Les démocrates remportent la chambre basse du Congrès car ils ont réussi à remobiliser leur électorat urbain qui n’avait pas été convaincu par le programme électoral de Hillary Clinton aux présidentielles de 2016. Mais les électeurs démocrates ont majoritairement voté contre les républicains, conduits par le dégoût et la peur que leur inspire le gouvernement Trump. En 2016, 3 millions de voix séparaient Clinton de Trump, même si ce dernier, de par le jeu anti-démocratique des grands électeurs a fini par l’emporter. En novembre, pour les midterms, le différentiel entre démocrates et républicains s’élève à près de 8 millions de voix.

Trump avait transformé ces élections locales à tiroirs en une sorte de référendum : « faites comme si c’était mon nom qui figure sur le bulletin de vote », avait-il déclaré. Si l’on en juge par les chiffres bruts, il a été renvoyé dans les cordes. Néanmoins, même en perdant dans les urnes, il n’a pas perdu le Sénat ni trop dévissé à la Chambre. Pourquoi ?

L’explication de fond repose sur le caractère antidémocratique du système « check and balances » mis en place par les Pères fondateurs des Etats-Unis à la suite de l’indépendance, et qui institue un Sénat comme un pouvoir contre-majoritaire qui, en conférant à chaque Etat (au nombre de 50, aujourd’hui) deux sénateurs, neutralise complètement le caractère plus représentatif de la Chambre basse au profit des territoires. C’est ainsi que la Californie, l’Etat le plus peuplé du pays, juste devant le Texas, avec 40 millions d’habitants, est représenté de la même façon, au Sénat, que le Wyoming, qui en compte un peu moins de 600.000. La distorsion est bien entendu évidente et va à l’encontre des tendances démographiques actuelles, la population étant de plus en plus urbaine et de moins en moins caucasienne, ou blanche, aux Etats-Unis. Si à cela on ajoute que la participation électorale se situe bien en deçà des 50% et que beaucoup, notamment au sein des minorités non-blanches, sont exclus du vote, il s’agit d’un système électoral avec une base sociale étroite et, par conséquent, de plus en plus délégitimé, ce qui explique également les tendances au césarisme.

Et l’économie, dans tout ça ?

La grande préoccupation des conservateurs est que les résultats de l’élection sont encore plus médiocres qu’ils ne pouvaient s’y attendre si l’on analyse le résultat du vote à la lumière des performances économiques des Etats-Unis. La croissance est loin d’être vertigineuse, mais elle est au rendez-vous, alors que le taux de chômage actuel est très bas. Néanmoins, en dépit de ses efforts, Trump n’a pas réussi à ce que les électeurs associent ces chiffres à sa politique économique : baisse de la pression fiscale, dérégulation, renégociation des traités à l’image de l’ALENA ainsi que bataille commerciale avec la Chine et, dans une moindre mesure, avec l’Union Européenne.

En réalité, la reprise économique post-récession de 2008 est antérieure à l’administration Trump mais, surtout, ce dernier n’a pas amélioré de façon substantielle le niveau de vie de la grande majorité des salariés. Il n’est pas bien compliqué de montrer aux électeurs que les baisses d’impôts sont des cadeaux pour les riches, ou encore que sous les bons chiffres de l’emploi se cache le fait que 5 à 7 millions de travailleurs ont en réalité été vidés des statistiques, à quoi il faut rajouter 22 millions de travailleurs en situation de sous-emploi ou encore le fait que l’inflation est également repartie à la hausse. Ni Trump -ni les démocrates, d’ailleurs- n’ont beaucoup parlé économie au cours de la campagne. Le président a préféré se concentrer sur la question des migrants et déverser sa haine contre eux.

Pourquoi les démocrates n’ont-ils pas convaincu plus largement ?

Néanmoins, le programme des démocrates ne semble pas proposer autre chose qu’un contre-modèle Trump, sur la forme, plus ouvert à la participation des minorités et des femmes à la direction capitaliste de l’État, sans rien changer sur le fond, à savoir les intérêts au service desquels se trouve la Maison Blanche. En réalité, la majorité des candidats démocrates avaient pour argument central d’être moins racistes et misogynes que Trump, ce qui ne semble pas être un défi herculéen. Ils représentaient donc « the lesser of two evil », à savoir la moins pire des solutions, par rapport à des candidats soutenus par Trump, souvent ouvertement xénophobes, anti-latinos, islamophobes, rétrogrades sur un plan sociétal et ultra-réactionnaires sur des sujets aussi divers que le droit au port et à la détention d’armes, le changement climatique ou la politique étrangère étatsunienne. À quelques rares exceptions près, les candidats démocrates ne proposaient pas de solutions pour sortir de la crise économique et encore moins des solutions radicales pour améliorer le quotidien de la population américaine. Entre eux, par ailleurs, le seul dénominateur commun, compte-tenu de la polarisation intense entre droite et gauche, reste la défense de la couverture médicale universelle votée sous Obama et remise en cause par Trump. Sur le reste des sujets, les démocrates sont absolument divisés. Pour ne citer qu’un exemple relatif à des mesures progressistes, alors qu’une partie grandissante de l’électorat démocrate se prononce en faveur d’une hausse significative du salaire minimum — comme en atteste le succès de la campagne pour l’élévation du salaire minimum à 15 dollars de l’heure —, la majorité des candidats démocrates s’accorde sur une hausse entre 9 et 10,5 dollars pour ne pas froisser la petite partie de leur électeurs qui sont employeurs de PME.

Crise organique aux Etats-Unis

Les Etats-Unis semblent échapper à la dynamique européenne où les partis traditionnels perdent du terrain à la faveur de partis populistes de droite comme de gauche. Pourtant, le pays connaît bien une crise organique qui est bien davantage qu’une simple crise politique passagère, avec, de concert, une crise de la représentation de l’establishment et des classes populaires, sur fond de déclin de l’hégémonie américaine et de redéfinition des rapports géopolitiques au niveau international. Les électeurs ne délaissent pas les partis traditionnels mais aucun des grands partis ne ressort avec une réelle majorité. En leur sein, par ailleurs, une importante polarisation continue à s’accentuer. Les démocrates n’ont pas réussi à convaincre que Trump et ses acolytes étaient un danger pour le pays. En Floride et en Géorgie, les résultats sont très serrés et les voix ont dues être plusieurs fois recomptées. Dans un sens, les démocrates n’ont pas fait une campagne suffisamment active pour faire reculer les idées de la droite américaine.

Le Parti démocrate est confronté à un problème majeur : un progressisme affiché à la Obama n’est plus suffisant pour remporter des victoires électorales semblables à celles de 2008 ou de 2012. Cette fois-ci, ni Beto O’Rourke (candidat démocrate au Texas et qui n’a pas réussi à déloger le gouverneur sortant, Ted Cruz), ni Hillary Clinton (qui laisse entendre qu’elle pourrait être à nouveau candidate en 2020) n’ont su soulever l’enthousiasme qu’avait suscité le précédent locataire démocrate de la Maison Blanche. Dans ce cadre, de nouveau mouvements ont pu émerger, à gauche et en marge des démocrates, quoique pas automatiquement indépendants du parti de Clinton, à l’instar de Occupy, de Black Lives Matter ou de MeToo.

Le mouvement social s’exprime aussi à travers des luttes syndicales : ainsi, des travailleurs de fast-food, des enseignants, des fonctionnaires de certains services fédéraux comme US postal service ou encore les salariés de Hyatt et Marriott se mettent en grève pour obtenir de meilleures conditions de travail et des salaires décents. Ces luttes révèlent un regain de combativité des classes populaires aux Etats-Unis. Il n’y a jamais eu un tel écart entre les activistes et la direction du Parti démocrate. Celle-ci demeure une organisation bourgeoise au service des intérêts de la classe qu’elle représente et défend un rêve américain arc-en-ciel, une sorte de mythe où les Noirs, les femmes, les lesbiennes, les trans et les gays pourraient tous devenir des entrepreneurs à succès sous la houlette bienfaitrice et paternaliste du Parti démocrate, beaucoup plus ouvert que son opposant réactionnaire républicain. Malgré cette polarisation sociale indéniable, ces mouvements ont peiné à émerger et à exister, politiquement, certains finissant par être réabsorbés, au niveau de leurs dirigeants, par les démocrates.

Le rêve américain en Technicolor

Les décisions et les lois républicaines sont effectivement un danger pour les droits des minorités et les droits des femmes. Mais la direction du Parti démocrate est bien trop souvent un observateur silencieux de ces attaques et elle se contente de critiquer les décisions une fois qu’elles sont actées. En réalité, elle est bien plus attentive à satisfaire les intérêts des grands groupes et plus précisément les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple…) de la Silicon Valley qui représentent les fers-de-lance des Super PACs, ces comités d’action politique qui gèrent le financement des campagnes électorales.

De manière générale, la composition des instances politiques aux États-Unis est très largement favorable aux hommes blancs de plus de cinquante ans. Dans ce contexte, soutenir une femme noire démocrate au poste de gouverneur est très progressiste. Cela vaut y compris pour la Géorgie où la population de couleur ou issue de minorités raciales représente plus de 40 % de la population. Néanmoins il est important de ne pas trop se fier aux apparences. Le Parti démocrate excelle dans l’art du « progressive washing » consistant à récupérer les causes progressistes. Symboliquement, avoir une classe politique très diversifiée est censé représenter un avancement pour la société. Cependant comme on l’a vu pendant la présidence d’Obama, avoir un président de couleur n’a pas fondamentalement changé les rapports raciaux aux Etats-Unis, sans même parler de sa structure sociale.

Cependant, il faut reconnaître qu’il n’y a jamais eu autant d’élus femmes ou issus des minorités à la Chambre des représentants. Ainsi, pour la première fois au cours des dernières élections, deux femmes musulmanes ont été élues, de même que deux femmes autochtones. Ces élus vont surement être attentifs à remettre en question des lois qui seraient préjudiciables aux minorités, mais ils ne sont pas seulement issus de ces minorités et ont bien sûr une identité multiple qui peut aussi facilement les porter du côté des dominants. Enfin, ils ne sont en aucun cas majoritaires à la Chambre des représentants et ne seront donc pas en position de force pour faire passer des lois progressistes. La grande majorité du « caucus » ou groupe parlementaire démocrate reste, fondamentalement, très modéré, voire conservateur, même si au regard du trumpisme, il pourrait sembler presque progressiste.

Dans ce cadre, néanmoins, les candidats de Democratic Socialists of America, une formation classée très à gauche pour les Etats-Unis, et qui se présentaient soit avec le Parti démocrate, dans la majorité des cas, soit avec le Parti vert, ont parfois fait de très bons scores. Deux candidats, dont la très populaire Alexandria Ocasio Córtez, à New York, ont même été élus à la Chambre des représentants. C’est une grande première, pour les Etats-Unis, depuis des décennies. Cette poussée électorale, à gauche, ne s’inscrit pas seulement dans la continuité de la campagne de Bernie Sanders aux primaires du Parti démocrate. C’est également le symptôme d’une politisation et d’une polarisation par en bas. Néanmoins, il y a un pas entre avoir des élus, à la Chambre, et être en capacité de mener une politique en faveur des plus modestes et contre Trump qui ne soit pas un tremplin pour des démocrates en quête de renouvèlement et de consensus auprès des classes populaires.

Pas de tsunami bleu mais de sacrées contradictions en perspective

La déferlante démocrate n’aura pas eu lieu. Néanmoins, même si Trump conserve la main sur le Sénat, les démocrates vont être en condition de lui faire obstacle, voire même de mener quelques enquêtes qui pourraient pousser le président dans ses retranchements. Il pourrait s’agir, pour l’establishment le plus concentré, d’autant d’expédients pour brider les sorties les plus inattendues et problématiques de Trump jusqu’aux prochaines élections de 2020. D’ici là, reste à voir comment la situation, notamment la polarisation politique et sociale, pourrait évoluer. En sachant, néanmoins, que les classes populaires, la jeunesse et les secteurs du mouvement ouvrier, qui ont pu renouer avec l’action collective au cours des dernières années, ne pourront compter que sur leurs propres forces pour renverser sérieusement la donne et mettre hors d’état de nuire Trump ainsi que les démocrates qui ont fait son lit.

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