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Erdogan, le crime et le cynisme

Turquie. Massacre et grève générale

Un véritable massacre. Planifié. Si ce n’est avec la complicité active des services de l’État turc, du moins avec leur blanc-seing. Il est dix heures du matin, samedi, à Ankara, la capitale. À la gare, les délégations de militants, de syndicalistes, de jeunes et de travailleurs du rang se pressent. Le meeting « pour le travail, la paix et la démocratie » doit se tenir dans la foulée. Et soudain, c’est le carnage. Cent-quarante-huit morts, selon les derniers chiffres, des centaines de blessés, certains dans un état critique. Plus que jamais, c’est donc la carte de la guerre civile que joue le président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan, dans le but de se poser en unique rempart contre cette même guerre civile qu’il est en train d’orchestrer. {} Jean-Patrick Clech

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Alors bien entendu le gouvernement a décrété trois jours de deuil national, sans se priver, dès samedi, de désigner les possibles coupables. Ce serait l’extrême gauche turque, en l’occurrence le DHKP-C ou le MLKP qui serait à l’origine des bombes ; voire même le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), qui venait, samedi, quelques heures avant l’attentat, d’officialiser un nouveau cessez-le-feu pour ne pas « entraver le processus électoral » et les chances du Parti Démocratique des Peuples (HDP) de consolider sa présence au Parlement ; ou alors l’Etat Islamique, un temps enfant chéri des services secrets turcs. Daech a démenti être à l’origine de l’attentat. Quant au DHKPC, au MLKP et au PKK, ce sont évidemment des allégations grotesques. Mais quelle que soit l’identité des auteurs matériels de ou des attentats, c’est la présidence qui est derrière les bombes.

En effet, les militants qui étaient en première ligne et qui ont survécu, samedi, ceux qui ont donné les premiers soins aux blessés alors que la police empêchait le passage des ambulances, tout comme les manifestants qui sont descendus dans les rues de toutes les grandes villes de Turquie dès samedi soir, puis dimanche et à nouveau hier, ne s’y sont pas trompés : « Erdogan assassin ». C’est ce qu’ont pouvait entendre dans tous les cortèges, lire sur toutes les banderoles.

Le gouvernement n’est pas à son coup d’essai. Après que l’AKP, le parti d’Erdogan, a été sérieusement fragilisé lors des élections de juin dernier au point de ne pas pouvoir constituer un gouvernement majoritaire et opérer une réforme constitutionnelle, comme l’espérait le président, c’est donc le choix de la tension, de la guerre civile de basse intensité, puis de la guerre ouverte au Kurdistan qui a été fait. Avec à chaque fois des villes symboles : Suruc, en juillet, où ont été tués 32 jeunes militants socialistes ; puis ça a été le pilonnage des positions du PKK dans les montagnes du Kurdistan turc et irakien ; le siège de la ville de Cizré, sorte de Guernica kurde ; enfin, samedi, ce massacre contre le mouvement ouvrier, syndical, kurde et de la jeunesse.

À la vue des scènes filmées après l’attentat de ce week-end, ce sont les images du Premier Mai 1977 qui viennent à l’esprit. A l’époque, sur fond de très forte conflictualité sociale dans les usines, les entreprises et sur les campus, la police turque avait ouvert le feu contre le rassemblement syndical. Ce massacre avait été le prélude au coup d’État de 1981 qui a instauré l’ordre néolibéral en Turquie et mis un coup d’arrêt à la poussée ouvrière et populaire des années 1970.

Alors que la situation n’est pas comparable à celle des années 1970, ce serait donc ce que craindrait Erdogan, en orchestrant une répression préventive ? C’est ce qu’il chercherait, un coup de force plus ou moins« démocratique » ? Après les mouvements de Gezi, en 2013, puis la révolte des mineurs de Soma, et ensuite les grèves ouvrières, très résolues, pour des augmentations de salaire, notamment chez Bosch puis chez Renault, à Bursa, c’est donc de cela qu’Erdogan aurait peur, en tentant par la même occasion de forcer la main à la bourgeoisie turque et aux militaires, pour se profiler en sauveur de la nation ?

C’est à un jeu dangereux que joue le président, et il pourrait s’y brûler les mains, même si jusqu’à présent c’est avec méthode qu’il a ordonné que la répression ne s’abatte sur l’opposition, et notamment sur la gauche ouvrière et kurde. Ce sont plus de 1 500 élus du HDP qui ont été arrêtés depuis juillet, des centaines de militants, et ce alors que les milices d’extrême droite proches du MHP se lançaient, ces dernières semaines, à l’assaut des sièges des organisations kurdes, sous l’œil bienveillant de la police.

Pourtant, et c’est là l’autre volet du drame, , depuis juillet le HDP, rassemblement électoral de centre-gauche au sein duquel confluent plusieurs organisations, sous la houlette de la gauche kurde, qui se veut l’expression politique de la contestation, a réitéré sa volonté d’apaisement, puis de négociation avec un pouvoir assassin qui bombardait les positions du PKK, pour accepter, enfin, de rentrer un temps au sein du gouvernement transitoire d’Ahmet Davutoglu, soi-disant pour garantir la tenue du processus électoral. Aujourd’hui encore, la perspective qui est avancée par la direction du HDP est celle de « noyer sous les bulletins de vote le sang qu’Erdogan a sur les mains ».

Non seulement la tenue des élections est incertaine, mais face à cette fuite-en-avant sanguinaire, c’est la question de la rue, de la défense des organisations politiques et sociales du mouvement ouvrier turc et kurde qui se pose. Face aux bandes fascisantes, face à la stratégie de la bombe, le mouvement ouvrier a riposté depuis hier par une grève générale de 48 heures, à l’appel, notamment, des principales confédérations syndicales de gauche, à commencer par DISK, KESK et plusieurs fédérations de branche, appuyées par le mouvement étudiant. Mais c’est la question de l’autodéfense qui doit être posée également, la rupture de toute négociation avec l’AKP et la grève générale jusqu’à mettre hors-jeu Erdogan et ses nervis. Ce n’est ni le dialogue avec les institutions, ni les accords avec les kémalistes du CHP qui garantiront que le processus électoral ne se tienne.

Ce qui se joue, aujourd’hui, en Turquie, caisse de résonance des printemps arabes, de la guerre civile syrienne et de l’interventionnisme militaire impérialiste dans la région depuis 2003, c’est la possibilité de faire reculer ceux qui sont au pouvoir depuis 2003 et qui s’y voyaient pour les décennies à venir, de même que de battre en brèche un patronat qui a bénéficié de la croissance économique comme personne, et d’une bonne partie de l’appareil d’État qui, par-delà les frictions avec l’AKP, s’est bien accommodé du règne d’Erdogan.

Ou alors, ce sera la réaction qui avancera sur toute la ligne, avec des répercussions qui ne s’arrêteront pas aux portes de l’Europe. C’est le sens également des déclarations de soutien à Erdogan qu’ont faites Merkel ou Hollande, mais également la source des préoccupations des chancelleries occidentales et européennes qui craignent que le président turc n’aille trop loin et creuse le sillon de son propre court-circuitage, soit par la rue, soit par un coup d’État qui se porterait, comme en Égypte en juillet 2013, tant contre les islamo-conservateurs que contre le mouvement ouvrier et populaire.

Si c’est dans la grève d’hier et d’aujourd’hui que se joue une partie de cette guerre qui est désormais ouverte, c’est à nous, au mouvement ouvrier d’Europe et à la jeunesse, d’épouser la cause des travailleurs, des travailleuses et des jeunes massacrés à Ankara, et de se solidariser activement avec nos frères et sœurs de classe de Turquie.


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