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Turquie. Victoire à la Pyrrhus d’Erdoğan, l’instabilité demeure

C’était la campagne la plus difficile qu'Erdoğan a eu à mener, mais il a finalement triomphé avec 52,2 % des votes, contre 47,8 % pour son adversaire du parti kémaliste CHP, Kemal Kılıçdaroğlu. Malgré une bonne position politique, l’alliance menée par l’AKP contrôlant le parlement, Erdoğan va devoir faire face à de nombreux défis.

Wolfgang Mandelbaum

30 mai 2023

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Turquie. Victoire à la Pyrrhus d'Erdoğan, l'instabilité demeure

Crédit photo : Klimentyev Mikhail/Tass/ABACA - Creative Commons

Une campagne difficile pour Erdoğan sur fond de crise économique

Les difficultés d’Erdoğan à s’assurer un troisième mandat sont pour une large part à attribuer à la situation économique piteuse de la Turquie et l’inflation galopante que le gouvernement turc n’a pas réussi à maîtriser  ; à cela s’ajoute la gestion désastreuse du séisme qui a touché le sud du pays un peu plus tôt dans l’année. Erdoğan, comme son adversaire, a bien sûr essayé de déplacer les termes du débat sur le front sécuritaire, et sur les valeurs familiales et islamiques, allant jusqu’à grimer son adversaire en agent du PKK. Les manœuvres d’Erdoğan n’ont cependant pas suffit, contrairement aux précédentes élections, à lui assurer une victoire dès le premier tour.

Mathématiquement, les chances d’une victoire de Kılıçdaroğlu au second tour étaient très faibles, surtout après la décision du troisième candidat, Sinan Oğan, de soutenir le président-candidat ; néanmoins, le chef du CHP a mené une campagne féroce pour combler le fossé, notamment en renforçant sa campagne déjà ultra-xénophobe à l’égard de réfugiés, surtout Syriens, sur lesquels il fait peser la plupart des maux du pays. Si Kılıçdaroğlu a franchi un pas dans sa rhétorique anti-immigration, la campagne d’Erdoğan n’en était pas moins réactionnaire, ayant lui aussi accru son discours anti-migrant, redoublé ses prises de positions religieuses réactionnaires et ses attaques à l’encontre des personnes LGBT, ainsi que ses accusations infondées sur les supposées connexions de son adversaire avec des groupes terroristes kurde.

Pas de stabilisation de la situation à l’horizon

Les Turcs avaient donc le choix entre la peste et le choléra, à un moment où le pays fait face à des défis exacerbés. Si Erdoğan a axé toute sa campagne sur des valeurs réactionnaires, le retour à la réalité va être brutal s’il ne parvient à embrayer la crise inflationniste (dont le taux pour le mois d’avril reste à 44 % après un pic à 85 % en octobre dernier). Depuis un an et demi, les Turcs font face à une explosion des prix des biens de consommation courante, de même que des loyers, qui ont doublé, voire triplé en un an. Pour faire face à cela, les salaires sont régulièrement augmentés, mais ce n’est là qu’un pis-aller qui ne suffira pas à venir à bout de cette crise inflationniste.

Un autre défi qui attend le président est la reconstruction de plusieurs régions du pays ravagées par le double tremblement de terre de février. De nombreux habitants de Gaziantep, Antakya, et de bien d’autres villes vivent encore sous des tentes, sans accès à l’eau potable et vivent sous un risque épidémique permanent. Si Erdoğan a partiellement endossé la responsabilité de la mauvaise gestion des opérations de secours, ce raté ne semble pas avoir été le principal catalyseur de la remise en question du président. Le socle électoral d’Erdoğan est en effet décrit comme extrêmement solide et fidèle ; reste à voir jusqu’où ses fidèles seront prêt à le suivre

À côté de cela, Erdoğan, qui s’est de manière opportuniste construit une image de candidat « pro-migrants », sur la base d’une supposée fraternité musulmane, fait face aux pressions d’une partie de sa base qui souhaite expulser les réfugiés syriens, qui voleraient le travail des Turcs. Le ralliement d’Oğan à Erdoğan ne s’est d’ailleurs probablement pas fait sans contreparties sur ce point, celui-ci ayant construit toute as campagne sur le sentiment anti-migrants. Le président va devoir composer avec ces éléments, ce qui n’est au demeurant pas une gageure, Erdoğan ayant à de multiples reprises changé son discours à l’égard des réfugiés syriens.

Un régime qui repose sur la consolidation de la puissance régionale turque

Sur le plan international, le déploiement de ces dernières années de la puissance turque en tant que puissance régionale reste un des principaux acquis de Erdogan. Bien que la position internationale de la Turquie ne semble pas avoir pris une place centrale dans les débats électoraux, elle explique en grande partie le soutien d’un secteur du régime et d’une partie encore conséquente de la bourgeoisie envers l’actuel président. Certes, ses alliés occidentaux traditionnels, qui l’ont aidé à maintenir son emprise sur le pays en échange d’une politique d’aliénation aux intérêts de l’OTAN et en jouant un rôle central dans la contention de l’immigration vers l’Europe, ne l’ont pas soutenu. Ils ont préféré Kılıçdaroğlu, dont les positions pro-européennes et pro-Washington sont beaucoup plus affirmées.

Le président turc a cependant réussi à se positionner comme un acteur encore incontournable dans le conflit russo-ukrainien, se targuant de pouvoir discuter avec la Russie comme avec l’« Occident ». Le fait d’avoir sécurisé un accord (encore très précaire) sur les exportations de céréales en provenance d’Ukraine en est une preuve. Le principal point d’achoppement reste la question de l’intégration de la Suède à l’OTAN, Erdoğan refusant toujours de donner son vote tant que Stockholm « protègera » des gülenistes et des « terroristes » kurdes. Il s’agit en réalité d’une manœuvre opportuniste pour vendre son vote au prix le plus cher possible. Cependant, cette position va être de plus en plus difficile à tenir, et il est probable qu’il accepte l’intégration de la Suède à l’OTAN d’ici le sommet qui aura lieu début juillet.

Les relations de la Turquie avec la Russie tant décriées par les occidentaux sont le fruit d’une puissance qui cherche à avancer son propre agenda d’intérêts géopolitiques tout en restant un partenaire incontournable des puissances impérialistes. Déjà, les relations commerciales avec la Russie ont fait un bond ces derniers mois, malgré le mécontentement de Washington. Moscou a ainsi investi massivement dans la construction de la première centrale nucléaire turque, et a accepté un sursis dans le paiement de gaz naturel de la part d’Ankara. De même, plusieurs pays du golfe (Émirats Arabes Unis, Qatar et Arabie Saoudite) ont fait des investissements importants en Turquie et ont renfloué la Banque centrale en effectuant des dépôts de plusieurs milliards de dollars.

S’il ne s’est pas encore concrétisé, un rapprochement avec la Syrie de Bachar el-Assad est également envisagé par Erdoğan, à la fois pour faciliter l’écrasement des Kurdes du Rojava, mais également pour faciliter l’expulsion ou le rapatriement des réfugiés Syriens. La politique féroce à l’égard des Kurdes syriens s’explique par sa volonté d’écraser toute velléité indépendantiste parmi les Kurdes de Turquie et de la région et la constitution du Kurdistan indépendant. Un tel État pourrait être un frein au déploiement de la Turquie comme puissance régionale.

Ces élections, encore plus que les précédentes, montrent à quel point la voie électorale est une chimère pour changer en profondeur la société turque. Le choix « offert » au Turcs entre deux candidats réactionnaires, l’un sur une base islamiste, l’autre sur un kémalisme xénophobe, mais tous deux acquis à l’ordre capitaliste, n’offre aucune perspective d’une issue progressiste aux problèmes qui gangrènent le pays. Les travailleurs turcs doivent s’organiser d’eux-mêmes et pour eux-mêmes pour venir à bout de ce régime en construisant une véritable lutte aux côtés des travailleurs de l’ensemble des minorités ethniques et religieuses aujourd’hui opprimées par l’État turc.


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