Recyclage des déchets et de la police

Vichy et le tri peu sélectif des flics

Karl Nara

Vichy et le tri peu sélectif des flics

Karl Nara

Les flics font preuve d’une surprenante capacité d’adaptation aux changements de régime et traversent sans encombre, en tant qu’institution, les aléas de l’histoire de France. Une capacité à durer révélatrice du rôle de l’institution en régime capitaliste.

S’il y a bien une institution qui traverse sans encombre – voire en se renforçant - ce premier XXe siècle, c’est bien l’institution policière, à la fois, pour le dire avec Engels, « force publique », c’est-à-dire «  organisation armée autonome de la population » composée d’hommes en armes, « mais aussi d’annexes matérielles, de prisons et d’établissements pénitentiaires de toutes sortes ». Policiers, gendarmes, armée professionnelle, préfectures, prisons, camps de concentration, sont ainsi autant d’outils au service de la bourgeoisie et de son État permettant de maintenir sa domination et de contenir toute forme d’insubordination, de contestation et, a fortiori, de poussée révolutionnaire. L’institution policière a connu tout au long de son histoire des évolutions, tant dans ses méthodes de répression que dans sa structure ; elle devient, entre autre, nationale en 1941 et l’étude de sa trajectoire ou encore de certains de ses cadres, entre la IIIème et la IVème République en passant par l’Occupation, permet de mieux percevoir son rôle et sa fonction, de même que l’examen du parcours de certains de ses cadres, que la IVe République a su méthodiquement recycler pour appréhender la Libération et les risques d’insurrection à potentiel révolutionnaire, dû à la destruction complète du régime et de ses cadres institutionnels, ainsi qu’à l’envergure et la place politique acquise par le communisme stalinien dans l’immédiat après-guerre.

La IIIe République et la police

La IIIe République naît dans le sang en écrasant la Commune de Paris en 1871 et disparaît à la suite du vote accordant les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, le 10 juillet 1940 non sans avoir, accessoirement, interdit le Parti communiste français (PCF) et augmenté drastiquement la répression envers « les étrangers » et les militants politiques. Durant ses presque 70 ans d’existence, cette République n’aura eu de cesse d’utiliser sa force publique pour réprimer massivement le mouvement ouvrier et radicaliser la politique impérialiste française en achevant la colonisation de l’Afrique et de l’Asie. On songera, entre autres, à la fusillade des ouvriers grévistes de Fourmies le 1er mai 1891, à la politique d’assimilation administrative et législative violente de l’Algérie ; en 1902, à la colonisation de l’Indochine en 1887 ou encore à la répression du soulèvement indépendantiste de Yên Bái le 10 février 1930.

Pourtant, la IIIe République porte encore l’image d’une République progressiste. En effet, se développant dans un contexte national et international de massification du mouvement ouvrier, elle n’a d’autres choix que d’opérer, le plus souvent sous pression, un certain nombre de concessions et d’accorder divers droits au prolétariat (liberté syndicale, limitation de la journée de travail, amélioration des conditions de travail, etc.). Ainsi, avec l’émergence du prolétariat comme sujet politique organisé à travers ses partis et ses syndicats, les institutions républicaines comprennent que la seule solution pour défendre, au profit du patronat, l’ordre social existant, ne peut être exclusivement la répression dans le sang des mouvements sociaux. C’est en ce sens que Jean-Marc Berlière, historien de la police, note que durant toute son existence, la IIIe République est à la recherche d’un « maintien républicain de l’ordre » qui a pour objectif essentiel la défense de la République sans faire de victime (en tout cas, sur le territoire hexagonal).

L’un des exemples les plus frappants est sans doute le 16 mars 1937. Le gouvernement du Front populaire est au pouvoir depuis tout juste un an et se trouve aux prises avec les ligues factieuses, notamment le Parti Social Français (PSF) de François de la Rocque. Ce parti d’extrême-droite est en plein essor et organise une réunion privée à Clichy, ville de la banlieue ouvrière. Des militants communistes, trotskystes et anarchistes organisent une manifestation pour s’opposer à la tenue de cette réunion qui se tient dans un cinéma protégé par la police. Six ouvrier.ère.s, toutes et tous militant.e.s, seront tués par la police, et l’on comptera plusieurs centaines de blessés.

Par la suite, en mai 1938, le gouvernement Daladier, tout récemment formé (10 avril), fait passer un décret-loi permettant le renforcement de la répression envers les « étrangers indésirables ». En novembre de la même année, les internements administratifs deviennent la norme. Des camps de concentration sont mis en place en France à partir de 1938 et permettent l’internement de nombreux réfugiés politiques. Le plus connu est celui de Gurs, dans les Pyrénées Atlantiques, où les premiers détenus sont des républicains espagnols fuyant la dictature de Franco. Le 25 février 1939, la République française ratifie les accords Bérard-Jordana reconnaissant la légitimité de Franco sur l’Espagne. La IIIe République met ainsi en place un corpus législatif particulièrement autoritaire qui devient, à partir de 1940, une base solide pour Pétain afin d’établir le régime de Vichy. Ce dernier ne représente donc pas une rupture radicale avec la IIIème République mais un régime qui se fonde, a minima d’un point de vue répressif et policier, sur les bases juridiques et institutionnelles de celle-ci. Comme le souligne Gérard Noiriel dans Les origines républicaines de Vichy, « cette période est marquée par l’exacerbation de certaines tendances qui caractérisent l’histoire de la société française en très longue durée […] La politique d’exclusion et de répression pratiquée par le gouvernement de Pétain à l’égard des Français d’origine étrangère et des Juifs marque le sommet d’une dérive dont nous avons perçu les premiers signes à la fin des années 1880 [1] ».

En ce sens, les tentatives de « républicaniser » la police n’ont fait que démontrer encore plus ardemment son caractère de bras armé de la classe dominante. Lorsque le régime de Vichy est mis en place par Pétain et son gouvernement, sa « force publique » dispose déjà de tout un arsenal juridique et policier idéal pour s’attaquer immédiatement aux organisations ouvrières et aux étrangers.

Vichy et la police

Après la débâcle des armées françaises face à l’offensive du IIIème Reich, et l’invasion de la partie nord du pays, les pleins pouvoirs sont donnés par le Parlement à Philippe Pétain le 10 juillet 1940. Seuls 80 députés sur les 669, élus dans le cadre du scrutin ayant permis la victoire du Front populaire, trois ans plus tôt, votent contre. Dès lors, l’abolition de la République est actée. Pétain, en s’appuyant sur les institutions et une partie du corpus législatif de la République instaure un régime collaborationniste et antisémite. Néanmoins, l’État vichyste se voit amputé d’une grande partie de son armée. Pour asseoir sa dictature, il lui faut donc s’appuyer sur la police, institution absolument centrale pour le régime. Dans un premier temps, le Maréchal et ses proches exigent une épuration de la police que le nouveau régime considère comme « trop républicaine à son goût et de surcroît contaminée par les virus détestables du syndicalisme et de la franc-maçonnerie. [2]. ». Toutefois, malgré la mise en place d’une commission pour juger les policiers, cette épuration n’aura quasiment pas lieu. Selon l’historien Jean-Marc Berlière, 250 fonctionnaires de police et du ministère de l’Intérieur, sous-préfets et préfets sont épurés. Pour Berlière, ce chiffre s’explique avant tout par les « sympathies qu’éprouvaient l’institution et le corps policiers d’abord séduits par les discours "musclés" et les projets de réformes du régime » mais aussi, côté Vichy, « par l’impuissance, la prudence et la nécessité de conserver des professionnels [3] » qui avaient déjà fait preuve de tout leur « savoir-faire » au service de l’ordre capitaliste sous la IIIème République. C’est ainsi qu’en 1941, Pierre Pucheu, alors ministre de l’Intérieur, explique que « la police doit être pour l’État une base sûre, solide, d’un loyalisme total et d’une efficacité parfaite […]. Dans un État qui doit assurer l’unanimité totale, il est nécessaire que les fonctionnaires soient à la fois des militants convaincus et d’ardents propagandistes [4].. Cette volonté d’utiliser l’institution policière comme outil au service de la Révolution nationale, l‘idéologie officielle du Régime de Vichy, s’inscrit ainsi dans les affiches de propagandes de recrutement dans la police.

L’exemple du parcours d’André Tulard est particulièrement éloquent. Il rend compte de la continuité de l’institution et de ses acteurs à travers les changements de régime. En 1921, Tulard fait son entrée à la préfecture de police de Paris en tant que sous-directeur au « Service des étrangers ». Il y élabore un fichier surveillant les « menées communistes » et donc recensant les militants et militantes [5]. Par la suite, des rafles seront effectuées sous Vichy à partir de ces fichiers mis au point sous la IIIe République. Tulard garde son poste sous Vichy où seul le nom de son service se transforme pour devenir le « Service des étrangers et des affaires juives ». S’appuyant sur son fichage des communistes avant-guerre, il élabore le « fichier juif » qui recense environ 150 000 personnes et qui est notamment utilisé pour la rafle du Vélodrome d’Hiver les 16 et 17 juillet 1942, la plus importante arrestation de masse réalisée en France pendant la Seconde Guerre mondiale. 13 152 personnes sont arrêtées et déportées dans les camps d’extermination allemands. Entre 5000 et 9000 policiers et gendarmes français participent activement à cette rafle. Le 7 juillet 1942, soit 10 jours avant l’opération, Tulard rencontre l’officier SS Théodor Dannecker, chargé de l’extermination des juifs de France, pour préparer la rafle. Dans son ouvrage sur La Police de Vichy, l’historien Maurice Rajsfus (journaliste et militant trotskyste) met en avant l’importance d’André Tulard dans le fichage des Juifs et l’organisation de nombreuses rafles ainsi que de la mise en place du port de l’étoile jaune. Après la Libération, Rajsfus note ainsi que « Tulard, grand maître du fichier juif, ne sera jamais inquiété et il mourra dans son lit ». Il convient de relever aussi que, malgré sa collaboration particulièrement importante et zélée pendant l’Occupation, Tulard se voit décerné, le 2 août 1950, la médaille de Chevalier de la Légion d’Honneur par le Président de la République de l’époque, le SFIO Vincent Auriol .

Cette « tranquillité », à la Libération et par la suite, d’un haut flic collabo, est loin d’être une exception. Outre Tulard, on pensera bien entendu au cas de Maurice Papon : préfet de la Gironde sous Vichy, c’est lui qui organise la déportation des juifs de Gironde pour les nazis. En 1958, il est nommé préfet de police de Paris. Il est, à ce titre, tout à la fois exécutant et donneur d’ordre dans le massacre des Algériens, à Paris, le 17 octobre 1961, ainsi que de la répression de la manifestation du 8 février 1962 au métro Charonne.

Libération, épuration et après-guerre

Dans leur volonté de restaurer une République bourgeoise, le Gouvernement provisoire de De Gaulle puis la IVe République, saisissent tout à fait l’utilité de ne pas épurer totalement une police qui, durant le régime de Vichy, a eu pour mission, également, la répression des « menées antinationales », à savoir la chasse aux communistes. Certes, comme le souligne l’historien Pierre Broué, au cours de « l’année 1943 [qui] démontre avec netteté la perversion stalinienne : les FTP français [sont invités] à ne pas pousser l’effort d’insurrection nationale au-delà [de la Libération du territoire] [6] ». Mais le PCF n’est qu’un allié de circonstance pour De Gaulle et ses successeurs, et une police capable de faire régner l’ordre, en France comme dans les colonies, est absolument essentielle pour le nouveau régime.

Évidemment, à la Libération, l’épuration de l’institution policière a existé. Maurice Rajsfus y consacre un chapitre dans La Police de Vichy. Il souligne d’ailleurs combien les policiers ralliés à la Résistance, dans les dernières heures, se montrent les plus acharnés à épurer leurs services. Durant quelques mois, les tribunaux d’épuration tournent à plein régime mais, par la suite, les affaires traînent en longueur. Ce sont tout au plus 5000 policiers, une minorité infime, qui sont révoqués ou suspendus, selon Rajsfus, qui souligne que « les autres, reconvertis en policiers républicains, de facto se trouvèrent blanchis, quand ils ne furent pas collectivement décorés, à l’instar des policiers parisiens » qui vont participer à l’insurrection contre les occupants en août après avoir été leurs supplétifs pendant quatre ans.

C’est dans ce cadre que les GMR se transforment en CRS sans aucun accroc ou presque. Les Groupes mobiles de réserve (GMR) sont créés par Vichy en 1941. Selon Jean-Marc Berlière, ce corps de police « incarne à bien des égards la conception et l’idéal policiers du nouveau régime » ayant pour principal objectif le maintien de l’ordre. Casqués et armés, les GMR vont jouer un rôle important dans la lutte contre les maquis et la répression policière puis militaire de la résistance, toujours en collaboration étroite avec les Allemands. En 1944, De Gaulle transforme ces unités en les renommant Compagnies républicaines de sécurité (CRS) dans laquelle sont recyclés une grande partie des anciens GMR. Mais c’est aussi dans la répression impérialiste dans les colonies, en particulier en Indochine puis en Algérie que la France va pouvoir réutiliser des méthodes acquises pendant la guerre auprès des Allemands. On songera, ainsi, aux massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, entre le 8 mai et le 26 juin 1945 au cours desquels, face à des manifestations anticoloniales et indépendantistes, les policiers et l’armée, aux côtés des colons, massacrent, selon les dernières estimations de l’historien Jean-Louis Planche, entre 20 000 et 30 000 Algériens et Algériennes [7]. Loin de s’éloigner du caractère profondément raciste de Vichy, le gouvernement transitoire puis la IVème République nouvelle République gaulliste le portent en héritage, de même que le legs colonial de la IIIème République.

Ainsi, les régimes changent, les méthodes évoluent et « s’enrichissent » mais la police continue de servir les intérêts de la classe dominante. En ce sens, et cela vaut pour la période 1940-1944 mais également pour la période antérieure, « analyser le comportement de la police française à l’époque du régime de Vichy peut aider à comprendre son attitude en toute période plus ou moins troublée. La traque aux Arabes et aux Noirs, en régime démocratique, ne lui pose pas davantage de problèmes que la chasse aux Juifs sous l’occupation nazie [8] ». C’est cela aussi, la police, une grande fidélité.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1NOIRIEL Gérard, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Fayard, 2013 [1999].

[2BERLIERE Jean-Marc, « Vichy et la police : épurer. 2. Nouvel État, nouveaux policiers ? »,in BERLIERE JM (dir.), Polices des temps noirs. France 1939-1945, Paris, Perrin, 2018, p. 1283-1293.

[3Ibid.

[4Cité dans BERLIERE JM, « Vichy et la police. 1. Nouvel État, nouveaux besoins », in BERLIERE JM (dir.), Polices des temps noirs. France 1939-1945, op. cit., p. 1279-1282.

[5Voir HERAN François, SEBAG Jean-Claude, L’utilisation des sources administratives en démographie, sociologie et statistique sociale, Document de travail de l’INED, n° 86, 2000, p. 28

[6BROUE Pierre, Meurtre au maquis, Paris, Grasset, 1997, p. 209.

[7PLANCHE Jean-Louis, Sétif 1945, histoire d’un massacre annoncé, Perrin, Paris, 2006, p. 309.

[8RAJSFUS Maurice, La police de Vichy, op. cit., p. 36.
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