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Vous avez dit lutte ?

[Vidéo-reportage] Fralib-Moulins Maurel. La lutte pour l’emploi, toujours d’actualité

Reportage de Karel Venuvitch et Bill Zabriskie Retranchés et barricadés, comme ils disent, les travailleurs des Moulins Maurel qui occupent depuis neuf mois ces vieux moulins marseillais ont accueilli ce samedi des représentants d'autres secteurs, en particulier des ex-Fralib, qui viennent d'annoncer le démarrage prochain de la production de leur SCOP. L'occasion de revenir sur ces luttes qui, hier et aujourd'hui, tentent de défier la perspective du chômage et des fermetures d'usine.

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Sur le haut de ce vieux bâtiment, on voit le visage de Che Guevara peint sur un mur, à côté des mots « En grève ». Ce même visage qui était devenu un des symboles de la lutte des Fralib et de leur section syndicale de la CGT. Une référence qui peut paraître étrange à première vue en plein 21e siècle et au cœur de cette région marseillaise si lointaine de la Cuba du Che, mais qui inspire des ouvriers et ouvrières qui se sont lancés dans un combat de longue haleine, sorte de « guérilla ouvrière » pour le maintien de leurs emplois.

Moulins Maurel : « On veut nourrir les Français, nourrir les citoyens de n’importe quel pays »

Dix-neuf mois de conflit, un repreneur sérieux que le propriétaire et géant français de l’agroalimentaire Nutrixo ne veut pas rencontrer, une évacuation par les CRS en septembre dernier, et enfin une nouvelle occupation par les salariés. « Depuis dix-neuf mois on surveille notre moulin pour pas qu’ils le démantèlent », nous explique Edouard, délégué CGT. « Les patrons voulaient fermer ce moulin pour vendre le terrain, qui est proche d’une zone commerciale. Rien de nouveau, rien de mirobolant, sauf qu’ils sont tombés sur un os : nous, les hommes et les femmes des moulins Maurel ». Ces hommes et femmes contestent la fermeture de leur usine. « La démographie ne baisse pas. La consommation ne baisse pas. Nous on produit de la semoule et de la farine depuis 154 ans. Les patrons ont donc des comptes à rendre. » D’autant plus que selon Edouard, il y aurait un repreneur prêt à redémarrer l’activité de l’usine, la seule en Europe à produire à la fois du blé et de la farine à hauteur de 500 tonnes par jour de chaque. « On veut nourrir les Français, nourrir les citoyens de n’importe quel pays ». Pour Edouard, leur lutte participe à un combat plus large, ce qui justifie de faire « converger les luttes ». « Depuis cinquante ans les patrons veulent revenir sur les acquis obtenus par nos anciens, en 1936. Petit à petit ils rognent. Mais nous on a compris, ils veulent nous diviser, mais ils ne réussiront pas car on a tous besoin des transports, de la santé de l’énergie, on vit tous dans la même société. Mais cette société n’est pas bonne, c’est une maladie. Je ne dis pas qu’il faut tout brûler, tout casser, mais qu’il faut trouver une solution à cette société capitaliste et pyramidale. Je n’ai pas la réponse, mais c’est tous ensemble, tous unis qu’on va y arriver. »

Sur la lutte des ex-Fralib, venus leur rendre visite aujourd’hui, et la création de leur SCOP, le délégué des Moulins Maurel explique qu’il y a « des contextes politiques et économiques différents, mais [que] eux ils sont allés au bout des choses et ont montré que c’est possible. » Sur les perspectives de plus long terme, il dit : « Le PS et l’UMP, ça fait combien de temps qu’ils nous gouvernent ? Il faut prendre le pouvoir… enfin non pas le pouvoir, je m’exprime mal, mais prendre la direction, prendre nos destins en main ».

Le dégoût de ces salariés envers une société qui leur arrache du jour au lendemain leurs emplois et leurs métiers est à la hauteur de l’impasse dans laquelle semble se trouver leur lutte. Car s’ils ont réussi à réoccuper le terrain et empêchent ainsi son utilisation pour les projets immobiliers auxquels il était destiné, le refus du groupe Nutrixo d’une quelconque offre de reprise semble sans appel. C’est souvent le cas avec ces grands monopoles qui se sentent en droit de décider où, quand, et par qui se produira un aliment aussi indispensable que la farine de blé à l’échelle de tout un continent, et ce au mépris total de ceux qui, depuis des dizaines d’années, assuraient cette production dans la cité phocéenne. Comme Unilever avec le thé et le site de Gémenos en particulier…

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Fralib : « L’outil de travail nous appartenait »

Septembre 2010 : face à l’annonce d’une fermeture injustifiée tant économiquement que socialement, les ouvriers de l’usine de fabrication de thé Fralib de Gémenos, près de Marseille, décident de faire face à la multinationale Unilever. 1336 jours plus tard naissent deux marques de thé issues de la nouvelle SCOP : « 1336 » et « SCOPTI ».

Dès l’annonce de la fermeture, les ouvriers se mettent à réfléchir à un « projet alternatif » reposant sur les deux axes principaux de la lutte : une conservation à la fois des emplois et de l’outil de travail. « On s’est tout de suite mis en ordre de bataille[…] en considérant que l’outil industriel resterait dans l’usine car il nous appartenait » nous explique Gérard, ex-secrétaire du CE de Fralib et syndiqué à la CGT. Si certains ouvriers ont fini par accepter des indemnités de départ allant jusqu’à 90000 euros, 76 d’entre eux refusaient de voir fermer l’usine. « On sait très bien que quand une multinationale de cette ampleur décide de fermer une usine, c’est difficile de la faire revenir en arrière ». Un constat lucide sur les stratégies des grandes entreprises, qui ne les a pourtant pas empêchés de s’engager sur un combat de longue haleine pour le maintien de leur outil de travail.

Lors des premières réflexions sur le mode d’organisation que prendrait l’usine après la reprise en main par les ouvriers, Gérard nous explique qu’ils ont d’abord pensé à « inventer un autre système juridique d’entreprise qui se rapprochait le plus de nos idées et de nos valeurs. On voulait même inventer quelque-chose de nouveau ». Cependant, sur le plan légal en France, les seuls systèmes organisationnels d’entreprises sont les SA/SARL, ou les coopératives. Ainsi, cette décision de se monter en SCOP a été motivée par deux facteurs : le refus de voir disparaître l’usine et l’envie (et le besoin ?) de rester légalement dans le système.

« On a vu qu’on pouvait travailler sans une direction hiérarchisée »

Les objectifs de cette SCOP ? Ils sont en apparence tout simples : vivre modestement et décemment de son travail. En reprenant les termes d’une campagne politique de son organisation syndicale, Gérard explique : « On ne versera aucun dividende, car on pense que le problème en France, ce n’est pas le coût du travail, mais le coût du capital ». Ainsi, à l’époque de Fralib, lorsque quatre mois de travail servaient à payer la totalité des salaires et à l’investissement direct, les huit autres mois rentraient directement dans la poche des actionnaires. Leur expérience de lutte a en ce sens inculqué chez les ouvriers quelque chose qui allait au-delà de la simple défense des emplois. Gérard le dit lui-même :« On a vu qu’on pouvait travailler sans une direction hiérarchisée et en pyramide. Ce système démocratique qu’on met en place, c’est ce qui nous correspond le mieux ». La volonté est affichée de sortir du carcan de la division du travail traditionnelle de l’exploitation capitaliste. Ainsi, les décisions sont prises collectivement, comme sur la question des salaires :« on a décidé de faire des groupes de travail[…] et on s’est mis d’accord sur deux principes : un salaire unique par catégorie professionnelle, et que l’écart entre les catégories ne soit pas important ». Une commission a été désignée pour faire des propositions votées en AG, suivant ces deux revendications. Et le résultat ? « Le minimum sera de 1600 euros et le maximum de 1900 euros, pour le seul cadre qu’on a ». Une avancée, lorsque l’on sait que cette fourchette de salaire de 1 à 1,3 était de 1 à 210 avec Unilever ! Mais le maintien de catégories professionnelles pérennise la hiérarchisation salariale, un concept décidément plus difficile à dépasser…

Ce passage en SCOP a également forcé les ouvriers à élargir leur champ de compétences : « il faut qu’on soit tous polyvalent pour aider là où il y a besoin » explique Gérard, ajoutant qu’ils sont aujourd’hui « opérationnels » pour commencer la production. Ces compétences nouvelles ont été acquises grâce à un travail en amont, durant la lutte, de formation des ouvriers à plusieurs métiers. Cet état de fait est également en opposition avec l’aliénation du travail exacerbée par le modèle fordiste du travail à la chaîne. Cette capacité à réaliser plusieurs tâches au sein de l’usine rend évidemment le travail bien plus intéressant, et épanouissant.

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Perspectives

La production de l’usine tournera autour de deux marques créées à l’occasion de l’inauguration de la SCOP, avec des spécificités : 1336 sera en partie bio et destiné à la grande distribution, tandis que SCOPTI le sera totalement et vendu dans les réseaux spécialisés. La volonté pour cette dernière marque sera également de « favoriser l’emballage de matières premières uniquement en France ». Cette décision de produire du bio et d’utiliser au maximum des fournisseurs français a été prise dans une volonté d’opposition avec les politiques menées par Unilever : ces derniers avaient simplifié l’aromatisation du thé, passant de naturelle à chimique, avec des arômes de synthèses souvent importés. Mais aussi d’une influence de l’idéologie du « produire français » véhiculé par certains courants du mouvement ouvrier, en particulier le Parti Communiste Français. Cependant, en France, les matières premières recherchées par les ex-Fralib sont pour l’instant en quantité insuffisante pour leur permettre de produire autant qu’ils le souhaiteraient.

Le prochain pas serait l’embauche de 29 coopérateurs d’ici la fin du mois de juin. « C’est des copains qui étaient à Pôle Emploi, qui étaient en fin de droit ». Les copains en question, ce sont les licenciés d’Unilever, que la SCOP compte réembaucher en totalité et en CDI, petit à petit. Si cela s’avère réaliste, ce serait un pas vers le rétablissement de l’ensemble des emplois qu’Unilever voulait détruire. Mais en même temps, il semblerait qu’une distinction de statut est d’ores et déjà prévue, puisque si d’un côté « tous les coopérateurs qui vont être embauchés seront des ex-salariés de Fralib », les nouveaux, de l’autre, seront dans un premier temps salariés, avant de peut-être devenir coopérateurs. Cette volonté d’embaucher tous les ex-Fralib licenciés témoignent d’une grande solidarité avec « les copains », et touche à un sujet plus vaste : les conséquences sociales des licenciements, au-delà d’une simple question de chiffres et de taux de chômage, « entraînent obligatoirement de la casse sociale, des divorces, des suicides » nous explique Gérard. Mais la distinction entre « coopérateurs » et « salariés » constitue un des écueils les plus courants au sein des SCOP, qui, parfois lancés sur des principes d’égalité, deviennent souvent petit à petit des entreprises capitalistes « normales » avec d’un côté les détenteurs de l’outil de production, quoique plus nombreux, et de l’autre des salariés souvent très précaires.{{}}

Survivre dans la marée de la concurrence capitaliste

Lorsque vient la question de la concurrence face à des entreprises capitalistes, Gérard reste encore lucide : « On va être en contradiction avec le système, car on est dans le capitalisme, on a pas fait tomber le capitalisme avec notre lutte. Il va falloir composer avec ça ». En effet, les ouvriers sont confrontés à une contradiction entre leurs idéaux de production et la réalité d’un système qu’ils réfutent, mais auquel ils se voient néanmoins obligés de s’adapter, même en interne, avec une suite logique d’impératifs contraignants mais nécessaires au bon fonctionnement de la SCOP elle-même : de la hiérarchie des salaires, certes infiniment plus réduite qu’auparavant, au choix de ne pas faire un produit 100% bio, qui résulte aussi d’une contrainte. La quantité pour fournir la grande distribution, à laquelle les ouvriers pensent « pouvoir vendre avec [leur] propre marque », est trop importante pour qu’ils puissent la satisfaire.

De par sa nature, la SCOP est donc ancrée dans le système capitaliste et doit subir ses lois. Lorsque Gérard nous explique qu’ils sont « condamnés à réussir », on comprend qu’ils craignent non seulement une possible fermeture et ses conséquences sociales, mais aussi l’échec de quelque chose qu’ils voudraient comme une alternative face aux diktats des grands groupes capitalistes.

C’est peut-être un objectif hors de portée pour ces quelques dizaines d’ouvriers et ouvrières de la région marseillaise, qui ont néanmoins eu le mérite d’avoir refusé de « vendre leur peau le plus cher possible ». Car pour cela il est clair qu’il faudrait un mouvement beaucoup plus vaste, capable d’imposer l’interdiction des licenciements et d’aller bien au-delà du modèle des SCOP, vers des réelles expropriations sous autogestion ouvrière, tournées vers la satisfaction des besoins populaires. Sans doute, dans un contexte pareil, François Hollande aurait beaucoup plus de mal à dire qu’il s’agissait d’un « signe d’espoir », comme il a pu faire lors de sa visite surprise à l’usine il y a quelques jours. Car ce serait, tout au contraire, un motif de grande inquiétude pour tous les patrons et les gouvernements à leurs ordres.


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