Féminisme et répression

Violences sexistes et sexuelles, la voie sans issue de la justice pénale

Mica Torres

Violences sexistes et sexuelles, la voie sans issue de la justice pénale

Mica Torres

Aujourd’hui, l’affaire Julie, du nom de la jeune femme agressée et violée par 22 pompiers entre ses 13 et 15 ans, nous amène à reposer la question du rôle de la justice pénale et des réponses que l’Etat entend apporter pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles.

Depuis 2012, nous observons une résurgence des mouvements féministes, marquée par des mobilisations de masse dans un grand nombre de pays. Ces mouvements se centrent principalement sur la question des violences sexistes et sexuelles, mais également du droit à l’avortement en Espagne, en Pologne ou encore de la question des inégalités de salaire en Islande ou en France. En Argentine, en Uruguay, au Chili, au Pérou et en Espagne, cette nouvelle vague féministe s’est matérialisée par le mouvement NiUnaMenos et de larges manifestations contre les féminicides à partir de 2015, mouvement encore très vif aujourd’hui du fait de la perpétration des violences, aggravées du reste par la crise du Coronavirus. Les mouvements MeToo, apparus quelques années plus tôt dans le monde anglo-saxon, et BalanceTonPorc en France ont aussi contribué à libérer la parole concernant les violences sexistes et sexuelles dans les hautes sphères de la culture et au-delà. Aujourd’hui, la parole se libère autour de l’inceste, phénomène qui concerne 1 personne sur 10 et repose sur des mécanismes complexes de relations de pouvoir.

En France, du fait de ces mouvements, la question des violences sexistes et sexuelles est devenue un sujet politique majeur. A tel point que Macron a désigné la lutte contre les violences faites aux femmes, « grande cause du quinquennat ». En 2018, la loi renforçant la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, dite Schiappa, voit le jour. La loi augmente le délai de prescription des crimes sexuels sur mineurs, renforce les dispositions du code pénal pour réprimer les infractions sexuelles sur les mineurs et crée une infraction d’outrage sexiste punie d’une amende pouvant aller jusqu’à 3000 euros.

En 2020, dans le pays, 90 femmes ont été tuées par leur conjoint, en 2019, elles étaient 146. Un rapport du Ministère de la justice, de 2019, montre que dans 65% des cas d’homicides ou de violences conjugales, la justice avait été saisie. 41% des 88 homicides et tentatives d’homicides avaient été signalés par la police mais classés sans suite. Le téléphone « grave danger », octroyé aux femmes après une décision judiciaire, pour signaler une situation de danger a finalement été peu proposé par les magistrats. Dans le cas des agressions sexuelles, en 2018, 83% des plaintes pour harcèlement sexuel sont classées sans suite.

Aujourd’hui, l’affaire Julie, du nom de la jeune femme agressée et violée par 22 pompiers entre ses 13 et 15 ans, nous amène à reposer la question du rôle de la justice et des réponses que l’Etat entend apporter pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles. Ceci d’autant plus qu’aujourd’hui, une grande partie des mouvements féministes réclament des actions de l’Etat, notamment par le moyen de lois pénalisant les actes de violence.

La justice est patriarcale

Tout d’abord, concernant la réponse de la justice à des actes infâmes qui ne sont plus à prouver, à savoir la manipulation, l’agression, les viols répétés sur une jeune fille vulnérable par 22 pompiers, nous pouvons affirmer que la réponse judiciaire n’a pas été à la hauteur, ni adaptée. Bien pire, elle a ajouté de la violence pour Julie. En effet, à toutes les étapes de la chaîne pénale, elle s’est retrouvée face à des acteurs qui remettaient en cause sa parole, et sont allés jusqu’à justifier les agressions en parlant de ses « comportements aguicheurs » etc. Les procès-verbaux de l’audition de Julie de la brigade de Créteil le montrent. Dans leurs questions les policiers inversent la charge de la culpabilité. Ils lui demandent « combien d’amants as-tu eu avant celui-ci ? » ou « tu persistes à dire que ton appétit sexuel est commun ? ».

Le droit pénal n’est pas adapté au phénomène des violences sexistes et sexuelles

Le droit pénal est un droit centré sur la recherche de culpabilité d’un individu dont le comportement est jugé en dehors du contexte économique, social et culturel qui a contribué à la perpétration des violences. Dans l’affaire Julie, seuls trois pompiers sont mis en cause alors que 22 personnes étaient complices et ont participé aux violences contre elle. Les violences ont eu lieu dans un contexte où un groupe d’hommes, dont le métier est celui d’assister des personnes en danger, ont pu agresser une jeune femme sans avoir peur d’être mis en cause. De la sorte, le numéro de Julie était échangé sur des groupes de conversation. La jeune fille reconnaît ne pas s’être méfiée du fait de leur position alors qu’ils en abusaient. Le collectif fédéral CGT des sapeur.euse.s-pompier.ère.s et agent.e.s d’incendie et de secours le dénonce : « Dans des affaires récentes – dont l’affaire la plus médiatique « Julie » - certains sapeurs-pompiers ont abusé de l’image positive et de la confiance dont nous bénéficions à juste titre auprès de l’opinion publique ». Ainsi, la manière dont est traitée cette affaire fait fi du phénomène de groupe et de la protection dont certains corps de métiers bénéficient du fait du pouvoir lié à leur statut.

Cette affaire rappelle également qu’il ne suffit pas de mettre en cause les actes d’un individu sans prendre en compte le caractère structurel des violences patriarcales. Les mouvements féministes des années 1970 l’avaient bien compris, et tentaient de mettre en lumière le fait que les violences faites aux femmes n’étaient pas un phénomène exceptionnel, ni le fait du dérapage ou de la pathologie d’individus isolés. Cette grille d’analyse a été progressivement évacuée au profit de solutions punitives et individuelles à mesure que l’Etat a pris en charge les questions des violences sexuelles.

Par ailleurs, le droit pénal a besoin, pour réprimer des faits, de les définir en termes simples et réducteurs. Les débats autour de la requalification de « viol aggravé » en « atteinte sexuelle » dans l’affaire Julie, par la Cour d’Appel de Versailles, du fait qu’il y aurait eu une forme de consentement, mais questionne aussi la pertinence de l’opération de qualification. L’opération de qualification se limite à la question de l’agression physique voire morale au sein de rapports interpersonnels sortis de leur contexte, minimisant ainsi la violence psychologique et structurelle exercée sur la victime.

Dans les années 1970, les féministes se posaient déjà la question de la pertinence de qualifier des actes pour les associer à des peines. S’il fallait caractériser pour montrer la gravité de l’acte, nous voyons bien que le processus a son lot de contradictions et ne peut être une fin en soi.

La réponse pénale n’est pas efficace

Cela ne peut pas être une fin en soi, notamment parce que la réponse pénale n’est pas efficace. Le droit pénal, à la différence du droit civil qui est centré sur l’objectif d’obtenir réparation, a pour objectif d’infliger une peine, de punir un comportement jugé répréhensible.

Les théories légitimant le droit de punir développent trois arguments. Le premier affirme que la peine jouerait un rôle de dissuasion. Le second est l’argument de la rétribution, c’est-à-dire que tels agissements méritent d’être punis. Enfin, le dernier argument est celui de la réhabilitation. Gwenola Ricordeau, criminologue et autrice de Pour elles toutes : femmes contre la prison (Lux, 2019), s’attaque aux trois arguments. Concernant le premier argument, elle soutient que le rôle de dissuasion n’est pas assuré, rien qu’à voir le nombre de personnes qui peuplent les prisons, et met en revanche en avant le caractère « d’école du crime » concernant la prison. Ce qui nous amène à notre troisième argument, concernant la réhabilitation. Non seulement l’univers répressif et carcéral est violent mais rien n’est fait pour assurer une éducation et une réinsertion aux individus qui doivent en sortir, comme le dénonce régulièrement le GENEPI, association d’intervention en prison. Enfin l’autrice note que « les infractions définies dans le code pénal sont loin de couvrir tous les préjudices : elles pourraient même détourner notre attention des plus graves et qui ont un caractère structurel (destruction de l’environnement, au capitalisme, au racisme et patriarcal. ». Elle pose alors directement la question d’une justice qui nie les crimes des puissants comme les crimes en col blanc ou les crimes d’État. .

De plus, la présence au gouvernement d’un ministre de la justice, dont l’argumentation de défense d’un violeur était basée sur des arguments sexistes et misogynes ou encore celle d’un Ministre de l’intérieur accusé de viol et harcèlement montre une certaine normalisation et atténuation des violences dans la sphère médiatique quand il s’agit d’hommes puissants. Lors d’affaires comme l’affaire DSK, le journaliste Jean-François Kahn avait comparé l’agression au « troussage de domestiques » et Jack Lang avait déclaré « il n’y a pas mort d’homme », Bernard Henri-Levy avait déclaré à propos de Polanski « Il y a des degrés sur l’échelle du crime ». Enfin, aujourd’hui Darmanin, sans aucune réaction des élites peut justifier son agression par le fait qu’il « a eu une vie de jeune homme » Le délit d’outrage sexiste dans l’espace publique, laissé à l’appréciation du policier témoin d’un acte, créé par Schiappa, est un exemple qui montre que certaines populations sont particulièrement ciblées alors qu’en parallèle les agressions perpétrées par des personnes issues dans des milieux privilégiés sont minimisées.

Les solutions apportées pour résoudre les violences faites aux femmes sont en majorité punitives, et ce n’est pas un hasard. Donner plus de pouvoir à la justice pénale c’est confier à l’Etat un rôle accru dans la vie des femmes et élargir son champ de contrôle sur la société.

Les études sur les rapports entre féminisme, féminisme d’Etat et justice pénale ne datent pas d’hier, des criminologues sont d’ailleurs allés creuser la question. La criminologue canadienne Laureen Snider, dans les années 90, a montré les effets pervers des revendications des luttes féministe pour plus de contrôle social. Sur la justice pénale, elle affirme : « la justice pénale équivaut à favoriser des solutions inhumaines et répressives qui désavantagent une population déjà marginalisée du fait de sa race ou de sa classe. D’un point de vue politique, ceux qui cherchent à augmenter le niveau de contrôle des populations qui pourraient faire entrave au capital (les jeunes, les pauvres, les groupes ethniques, les femmes et les radicaux de tout acabit) envisagent de telles solutions. Politiquement, cette approche facilite les analyses superficielles et individualistes car elle présente le jeune, de sexe masculin, criminel habituellement de classe inférieure, comme la première et même la seule menace. Si la victimisation des femmes n’est pas un phénomène de classe, le châtiment des criminels en est un. »

Elle ajoute : « Qui plus est, le seul « succès » connu du système de justice pénale est de rendre ceux qui lui sont assujettis plus hargneux, plus dangereux, plus marginaux économiquement et plus misogynes. ».

Doit-on s’en remettre à l’État sur la question des violences sexistes et sexuelles ?

L’Etat cherche à s’accorder le monopole de la résolution des violences sexistes et sexuelles, tout en en étant parfaitement incapable, car son rôle est le maintien de rapports économiques et sociaux basés sur l’oppression et l’exploitation. Ainsi l’intégration du féminisme à l’Etat ne peut-elle se faire que selon des intérêts propres.

L’État ne peut pas lutter contre le patriarcat si cela contribue à fragiliser l’ordre qu’il soutient. Surtout si on reconnaît les violences sexistes comme inhérentes à toutes les sphères de la société, mais également que l’ordre économique et culturel bourgeois qu’il soutient en est responsable. En revanche, il peut instrumentaliser les revendications féministes pour préserver son ordre, en légitimant notamment ses forces coercitives, outils de préservation des intérêts de la bourgeoisie.

Ainsi, le féminisme civilisationnel, notion utilisée par Françoise Vergès, a permis de justifier les interventions impérialistes. Pour n’en donner qu’un exemple, à mesure que les mouvements de libération nationale se sont radicalisés dans les années 1970, les institutions financières internationales ont développé les concepts de développement et d’empowerment, notamment pour les femmes, dans le but de justifier l’interventionnisme économique dans les pays du sud. Sarah Farris parle aujourd’hui de fémonationalisme pour désigner la tendance de l’Etat à convaincre qu’il s’intéresse au droit des femmes pour avancer vers ses propres objectifs, racistes et sécuritaires.

C’est exactement ce que Marlène Schiappa fait. En novembre 2019, dans son discours de prise de fonction de ministre déléguée à la citoyenneté après avoir revendiqué l’expulsion des citoyens étrangers coupables de violences faites aux femmes, elle mêle les questions de protection des femmes avec celles de laïcité, d’islam radical, de politique migratoire et un plan de lutte contre les communautarismes et séparatismes. Aujourd’hui, les questions de féminisme gravitent autour de problématiques de longue date, ressorties régulièrement pour alimenter le climat xénophobe, tel que l’affaire des certificats d’allergie au chlore, le certificat de virginité. Nous pouvons aussi évoquer le retour de la question de la polygamie. Que ces pratiques participent de l’oppression de femmes est une évidence, cependant, il ne faut pas se méprendre sur les intentions réelles qui conduisent l’Etat à aborder ces questions en particulier par rapport à d’autres. Sur la polygamie, les dispositions qui existent depuis 1994 ont eu pour effet de pénaliser les femmes que l’Etat entendait protéger, car son but était de justifier le rejet de certaines populations. Ceci a aussi pour effet de rendre invisibles les violences et le sexisme qui existent dans la société française car il serait le fait d’individus exogènes, alors qu’il est structurel et concerne aussi les plus hautes sphères de l’Etat et les milieux gravitant autour, en témoigne l’affaire Duhamel.

L’Etat maintient les bases matérielles des violences sexistes et sexuelles

Françoise Vergès, dans son dernier livre Une théorie féministe de la violence tente justement de montrer en quoi l’Etat, bien qu’il veuille s’octroyer le monopole de la défense des femmes, est celui qui est responsable des violences envers les femmes, en tant que c’est lui qui maintient les bases matérielles du contexte qui les produit.

La politique du gouvernement actuel s’inscrit tout particulièrement dans cette dynamique. Depuis l’arrivée de Macron au pouvoir, les associations d’aides aux femmes n’ont cessé de dénoncer les baisses de subvention, l’Etat ayant décidé de renflouer avant tout les capitalistes, pour les aider à surmonter la crise, en abandonnant des millions de travailleurs et en précarisant encore plus les femmes, les jeunes et les populations LGBTI. De plus, la dégradation de l’hôpital public participe directement, plus encore en temps de crise, de la remise en cause de droits très précaires tels que celui à l’avortement, , encore loi de programmation de la recherche va encore plus précariser les jeunes chercheurs et chercheuses, confrontées au harcèlement et au sexisme du fait de leur position précaire. Les interventions sur les « signes faibles » auront également un impact fort sur les femmes voilées, qui seront encore plus stigmatisées et soumises à la suspicion participant à leur isolement social. Ainsi, les lois “féministes” de Schiappa masquent mal l’ampleur des réformes néolibérales et des lois racistes qui précarisent les femmes corollaires des violences et nous devons nous battre contre cela.

Face à un mouvement féministe qui peine à trouver des perspectives stratégiques, nous appuyons la nécessité de re-construire des subjectivités politiques permettant de s’attaquer aux racines du système patriarcal et capitaliste. Le patriarcat ne va pas tomber de lui-même, nous devons le renverser avec notre force organisée dans une lutte totale contre l’État capitaliste et ce régime social qui ne nous réserve que misère, souffrances et inégalités.

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