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Analyse

« Wuambushu » à Mayotte : une opération au service des intérêts impérialistes de la France

L’opération « Wuambushu » n’est pas seulement une intervention policière réactionnaire mais une véritable opération militaire. Son caractère colonial s'explique par la nécessité de « stabiliser » l'île de Mayotte, pièce maîtresse des intérêts de l'impérialisme français dans l'Océan Indien.

Julien Anchaing


et Gabriel Ichen

17 avril 2023

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L’opération Wuambushu prévue pour le 22 avril par Gérald Darmanin à Mayotte se prépare. Cette opération de « décasage » consistera en la destruction de 10% de l’habitat informel de l’île ainsi que l’expulsion massive de populations comoriennes de l’île. Cette opération qui a tout d’une opération militaire et impérialiste a pour objectif le déplacement forcé de près de 24 000 personnes. Elle est notamment justifiée par le discours xénophobe et sécuritaire de l’État français et de ses relais réactionnaires comme la députée Estelle Youssouffa qui mettent sur le dos de l’immigration comorienne tous les maux de l’île.

Pour cette opération, l’État français a mobilisé des moyens policiers et militaires massifs en envoyant 1000 renforts policiers depuis la métropole et notamment des unités spéciales de police et de gendarmerie comme le GIGN, le RAID ou la CRS 8. Pourtant, plus qu’une opération policière exceptionnelle de chasse aux immigrés, l’opération « Wuambushu » doit être comprise dans le cadre des intérêts géostratégiques de la France dans la région. À partir de cette réinscription dans ce cadre plus global, « Wuambushu » peut être appréhendée et définie comme une véritable opération militaire de stabilisation de l’île de Mayotte visant le maintien des intérêts de l’impérialisme français.

Placée dans une région centrale de l’Océan Indien et au Nord du Canal du Mozambique, l’île de Mayotte a toujours été un enjeu militaire pour l’impérialisme français et un poste avancé de sa domination dans la région. Permettant à la fois faire valoir de ses intérêts dans le Canal du Mozambique et axe stratégique avec Djibouti et la Réunion, la domination de Mayotte assure à la France une position de « puissance de l’Océan Indien » face aux autres puissances internationales et aux États de la région. D’où l’enjeu pour l’État français non pas de « développer économiquement » Mayotte ou d’assurer la prospérité de la population mais plutôt de maintenir par la force et les armes une forme (précaire) de stabilité, alors que la population de l’île fait face à une situation extrêmement critique sur le plan social et économique.

Une base militaire essentielle pour la France dans la région

Mayotte est une clé géopolitique pour la France dans l’Océan Indien. Sa déstabilisation potentielle du fait de la crise sociale qui la traverse inquiète particulièrement l’impérialisme français et les élites mahoraises. Alors qu’elle se place comme « première puissance maritime » du sud-ouest de l’Océan Indien avec une place essentielle dans le Canal du Mozambique, son contrôle est un élément central de son approvisionnement en énergies fossiles et de contrats juteux pour l’entreprise Total.

En effet, côté pétrolier le canal voit passer 30 % des exportations mondiales de pétrole avec deux tiers du pétrole exporté du Moyen-Orient qui y transite. Côté gazier, des gisements importants intéressent la France et Total, qui sont déjà impliqués dans les projets (temporairement en suspens) de développement de projets d’exploitation au Mozambique ainsi que de potentiels projets entourant les Nosy Malagasy (Îles Éparses).

En 2021, c’est d’ailleurs de la Réunion et de Mayotte qu’avaient été envoyés des formateurs au Mozambique pour encadrer des militaires chargés de la lutte contre le terrorisme dans la région gazière (Cabo Delgado) convoitée pour le projet de Total. Un parallèle peut ainsi être fait entre les opérations militaires extérieures de la France dans la zone et la présence de forces spéciales de police et de gendarmerie à Mayotte visant notamment l’immigration, dans le sens où ces formes d’interventions spéciales visent toutes deux à « stabiliser » la région pour que les activités de la France et de ses multinationales comme Total soient être maintenus et assurés.

Comme le rappelle Pierre Caminade dans son ouvrage Comores-Mayotte : une histoire néocoloniale : « l’île de Mayotte se trouve ainsi au carrefour des problématiques de la politique africaine de la France et de sa politique ultra-marine ». En plus de son importance du fait de sa position clé dans le Canal du Mozambique, Mayotte est un poste avancé de la présence militaire de la France dans la région. Entre les troupes de la Légion étrangère placés en permanence sur l’île et le détachement des Forces Armées de la Zone Océan Indien (FAZSOI) composées de 1700 hommes présents à la Réunion, l’impérialisme français prend au sérieux sa présence militaire dans cette région. Et pour cause : ses possessions coloniales lui offrent une place de choix dans le contrôle de la piraterie et du commerce, mais aussi d’îles comme Madagascar, les Seychelles et Maurice. Sa présence militaire est aussi un point d’appui en Afrique, à la frontière du Mozambique et de la Tanzanie, les FAZSOI avaient été par exemple utilisées dans le cadre de « l’opération Turquoise » lors du génocide Tutsi en 1994.

Entre les bases de Dzaoudzi (Mayotte) et du Port des Galets (Réunion), la France a construit un véritable axe géostratégique avec Djibouti sur une partie conséquente de l’Océan Indien. Cette position prend une importance toute particulière dans le cadre des tensions géopolitiques actuelles qui opposent les Etats-Unis et la Chine, notamment dans le cadre de son projet des « Nouvelles routes de la Soie » où Madagascar et le Canal jouent un rôle important dans la pénétration de la Chine dans le continent Africain. Dans une ambition de se présenter en puissance de contention des intérêts de la Chine dans l’Océan Indien et comme une base arrière des intérêts occidentaux dans l’Indo-Pacifique, la France est tiraillée entre ses positions dans le sud-ouest de l’Océan et le camouflet qui lui a été infligé lorsqu’elle a été écartée de l’alliance Aukus par les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume Uni, comme elle l’avait déjà été de l’alliance Quad.

Comme l’expliquait en 2021 la revue Le Grand Continent : « malgré son exigence de s’afficher en partenaire stratégique du Quad afin de contrer la Chine par ses moyens sous-marins, elle n’est pas reconnue comme riveraine de l’ensemble Indopacifique – dont les contours sont au demeurant encore en voie d’élaboration. [...] C’est donc avec La Réunion et surtout l’aire du canal de Mozambique, où se situent Mayotte et les îles éparses soustraites [...] à la souveraineté de Madagascar, que la France disposerait de marges pour s’affirmer. Si elle prétend défendre la nature et la biodiversité dans la zone contrôlée, elle entend surtout exploiter un domaine maritime considérable. »

Source : Cartonumerique

Une opération militaire menée par une Vème République impérialiste

Loin des discours prétendument philanthropiques de la France et de « l’émotion patriotique » qu’essaient de nous vendre les défenseurs de la division de l’Archipel des Comores, la France prétend avant tout défendre des intérêts stratégiques historiques dans la région. L’île de Mayotte a toujours été vue comme une clé de voûte pour l’impérialisme français par la Vème République et ses barbouzes gaullistes, mais aussi par des figures historiques du régime français comme Michel Debré, rédacteur de la constitution de la Vème République devenu par la suite député de la Réunion.

Debré défendait une vision claire des intérêts impérialistes de la France et voyait dans une possible indépendance de l’île de Mayotte un risque pour l’ensemble des « Confettis d’Empire » que sont les colonies aujourd’hui appelées les Outre-Mer. La crise sociale que traverse l’île est donc une menace pour les intérêts français : une déstabilisation de Mayotte nuirait à la place de la France dans l’Océan Indien. Pour y faire face, la France est disposée à renouer avec ses méthodes les plus ouvertement coloniales.

L’enjeu du contrôle de Mayotte a historiquement fait l’objet de débats entre les pontes de la Françafrique, mercenaires et fondateurs de la Vème République. Toujours d’après Pierre Caminade, Jacques Foccart figure du système de la Françafrique et Michel Debré étaient divisés quant au maintien de Mayotte en tant que colonie et au degré d’oppression nécessaire sur l’archipel des Comores. Alors que Debré revendiquait une politique départementaliste afin d’éviter le risque de propagation des idées indépendantistes, notamment à la Réunion, Foccart insistait sur un contrôle du gouvernement indépendant (formellement) des Comores en tirant les ficelles de l’extérieur. C’est finalement la position de Debré qui l’a emporté, et avec les méthodes traditionnelles de la Françafrique, l’île a été arrachée à l’archipel des Comores en 1974 contre tout respect du droit international et de ses multiples condamnations par l’Assemblée Générale de l’ONU.

L’enjeu du contrôle militarisé des migrations pour assurer la stabilité de Mayotte et de la région

Les puissances impérialistes, dont la France, ont depuis longtemps défini l’immigration et les flux migratoires comme une « menace » pour leur stabilité. Ces mouvements de population sont pourtant directement causés par les multiples interventions extérieures de ces mêmes puissances et par la misère dans laquelle elles plongent les régions du monde sous leur domination, forçant des centaines de millions de personnes à l’exode. À travers des politiques qui ont des conséquences meurtrières, les puissances impérialistes comme la France déploient des moyens importants pour contenir ces migrations, et surtout des moyens répressifs, policiers et militaires.

Ainsi, dans le cadre du dernier sommet de l’OTAN qui s’est tenu à Madrid fin juin 2022, l’alliance militaire dont fait partie la France, a notamment définie dans son document stratégique des « menaces hybrides ». Parmi celles-ci, les flux migratoires seraient utilisés comme outil de déstabilisation contre les puissances de l’OTAN dans le cadre de « guerres hybrides ». Les puissances de l’OTAN et en particulier l’État espagnol avaient notamment pointé du doigt le Maroc et l’utilisation de la pression migratoire à des fins géopolitiques.

L’État espagnol avait été le principal promoteur de cette définition des flux migratoires comme « menace » déstabilisatrice dans le cadre de « guerre hybride » et avait notamment milité pour l’intégration dans le périmètre d’intervention de l’OTAN des enclaves coloniales espagnoles de Ceuta et Melilla située sur le territoire marocain. De quoi entériner la gestion militarisée des flux migratoires par les puissances occidentales. Quelques jours avant le sommet de l’OTAN, 2000 migrants qui tentaient de traverser la frontière de l’enclave de Melilla étaient violemment réprimés par l’intervention de l’armée espagnole et de la police marocaine. Au total 37 migrants ont perdu la vie.

Toutes choses égales par ailleurs, c’est selon cette même logique de l’utilisation de la force militaire pour contrôler les flux migratoires que peut être abordée l’opération « Wuambushu » sur l’île de Mayotte. Une île qui constitue, comme les enclaves de Ceuta et Melilla pour l’État espagnol, un territoire colonial dominé par l’État français a quelques dizaines de kilomètres des frontières de l’État des Comores. Il n’est d’ailleurs pas anodin que comme l’avait fait le président espagnol Pedro Sanchez pour le Maroc, les voix les plus férocement anti-immigration à Mayotte comme la député Estelle Youssoufa parlent explicitement de l’immigration comorienne comme d’une « arme », d’un « outil » qui serait utilisée par le gouvernement Comorien pour déstabiliser Mayotte, et donc la France.

Pourtant, les relations qu’entretient aujourd’hui la France avec les Comores montrent que le gouvernement comorien collabore depuis plusieurs années avec la France pour contrôler les flux migratoires des Comores vers Mayotte. Derrière l’hypocrisie de l’appel du gouvernement des Comores à la France à suspendre l’opération « Wuambushu », le gouvernement de Azali Assoumani et les précédents gouvernements comoriens ont signé plusieurs accords de défense et de coopération visant notamment le contrôle des flux migratoires des Comores vers Mayotte en échange d’aides financières. Le dernier accord en date avait été signé entre Emmanuel Macron et le président Azali Assoumani en juillet 2019 : les Comores s’engageaient à empêcher les départs de kwassa-kwassa et à contrôler et démanteler des ateliers de fabrication de ces canots de pêche avec lesquels beaucoup de migrants comoriens tentent de rejoindre Mayotte. En échange, la France s’engageait à une aide au développement de 150 millions d’euros sur trois ans.

De plus, Azali Assoumani a à plusieurs reprises profité du soutien de la France notamment lors de sa nomination à la tête de l’Union Africaine en échange d’une proposition de médiation donnée à la France dans ses relations avec le Mali.

Il faut une grande campagne pour dénoncer cette opération !

C’est dans ce contexte général qu’il faut comprendre l’opération de Darmanin à Mayotte. Suite à sa nomination au portefeuille des Outre-Mer, fusionné avec le ministère de l’Intérieur, nous alertions déjà dans nos colonnes de la signification profondément réactionnaire et du tournant que cela signifiait pour les actuelles colonies françaises. Hors de toute considération intégrationniste ou de la moindre illusion dans un précédent ministère des Outre-Mer indépendant, le passage de la question ministérielle sous le mandat de l’Intérieur montre surtout que l’impérialisme français a pour objectif de serrer la vis et d’augmenter son agressivité vis-à-vis des dits DROM-COM.

Des Gilets Jaunes à la Réunion aux revendications d’indépendance de la Kanaky, la répression de l’État Français connaît un nouveau saut avec cette opération Wuambushu qui a pour objectif pour la France de rappeler qu’elle défendra jusqu’au bout ses intérêts dans ses « Confettis d’Empire » où elle garde des intérêts géopolitiques et stratégiques essentiels à sa stabilité dans un moment de déclin de sa puissance internationale et de relégation à une puissance secondaire face aux tendances à la bipolarisation de la situation internationale.

L’opération « Wuambushu » revêt donc un aspect policier et militaire, c’est à dire à la fois interne et externe : les expulsions massives et les déportations forcées ainsi que le déploiement d’unités au caractère quasi-militaire à Mayotte sous la pression d’élites mahoraises profondément réactionnaires auront lieu dans un cadre où la France cherche à montrer un exemple de son tournant de politique migratoire tout en assurant ses intérêts dans l’Océan Indien.

La gauche n’a pour le moment que timidement critiqué l’opération en se contentant d’une remise en question des moyens employés, sans le moindre questionnement quant au caractère colonial de la domination française à Mayotte et dans les Comores. Pourtant, une telle opération annoncée dans un contexte de crise profonde du régime de la Vème République devrait être largement dénoncée pour ce qu’elle est : une opération militaire qui expérimente les pires méthodes de répression des flux migratoires sur les immigrés comoriens à Mayotte, dans le seul but de garantir les intérêts stratégiques de l’impérialisme français. C’est pour cela que l’ensemble du mouvement ouvrier et du mouvement social doivent se lier aux luttes du peuple Comorien pour s’opposer à l’opération « Wuambushu » et remettre enfin en question le statut ouvertement colonial de Mayotte au sein de l’État Français.

Dans le même temps, il y a urgence à combattre la xénophobie anti-comorienne et la division fratricide entre Mahorais et Comoriens entretenue par l’Etat français et les élites locales. Cette politique ne vise ni plus ni moins à désigner les Comoriens comme les responsables de tous les maux de l’île. Mais pendant que les Comoriens fuient la misère et que les Mahorais vivent pour une large partie d’entre eux sous le seuil de pauvreté, la France continue de maintenir ses intérêts et ceux de ses multinationales, au détriment des Mahorais et des Comoriens.

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