Opération militaro-policière dans l’Océan Indien

Wuambushu, stade suprême du colonialisme

Julien Anchaing

Wuambushu, stade suprême du colonialisme

Julien Anchaing

Wuambushu est le nom de la dernière opération coloniale et policière de grande envergure orchestrée par Paris à Mayotte. Lancée le lundi 24 avril par le gouvernement français, les retards qu’elle a connu face à la mobilisation déterminante de militant.e.s avocat.e.s et d’organisations politiques, associatives et syndicales du monde du travail aux Comores et en France sont une démonstration des contradictions de l’impérialisme français, tout particulièrement dans sa position à Mayotte. Après une première suspension temporaire, la décision de justice de ce mardi permettant la destruction du bidonville de Talus 2 annonce une relance de l’opération et un véritable permis de détruire et d’expulser pour Darmanin et sa police. La digue juridique ayant sauté, c’est bien la construction d’une mobilisation d’ampleur contre cette opération qui devient la condition pour faire reculer Macron, Darmanin et le colonialisme.

Une offensive de haine xénophobe et raciste

La mobilisation massive des forces de police par Gérald Darmanin et le gouvernement marque l’ampleur des objectifs que cherche à atteindre cette opération. En envoyant à Mayotte 500 renforts policiers depuis l’hexagone, des unités spéciales de gendarmerie comme le GIGN, le RAID et plus récemment l’unité de CRS 8, l’opération Wuambushu marque un tournant historique dans le traitement des « Outre-Mer » français, même à Mayotte où le droit d’exception a toujours justifié des méthodes encore plus violentes et xénophobes dans le traitement de la population de l’île et de ses migrations venues des autres îles de l’archipel des Comores.

Cette offensive policière doit être le point de départ pour comprendre en quoi cette opération n’est pas qu’une question locale mais la marque d’un tournant autoritaire, où la périphérie coloniale de la France sert de terrain expérimental pour la répression policière. On rappellera d’ailleurs le rôle de corps de police comme ceux de la CRS8, bien connue pour la répression de lycéens et de mobilisations à Rennes lors des manifestations contre la réforme des retraites. Sorte « d’unité commando », leur utilisation à Mayotte marque le retour des CRS après trente années d’absence des « Outre-Mer » et cherche à montrer l’efficacité du nouveau « schéma de maintien de l’ordre » Darmanien.

Erigée comme une véritable « vitrine » de la lutte contre l’immigration, il suffit de rappeler les termes utilisés par leurs exécutants pour en comprendre la nature, comme l’a fait Djamaldine Djabiri, représentant du syndicat de police SGP-Police. Celui-ci résume les enjeux du point de vue de ceux qui orchestrent ce désastre : « L’opération Wuambushu est une expérimentation qui montrera que la lutte contre l’immigration clandestine est avant tout une question de moyens ». Rappelons en effet les objectifs affichés par Wuambushu : lutte contre la délinquance (entendre arrestations massives) ; destruction de 10% de l’habitat informel de l’île (en pleine catastrophe du logement sur l’île, signifiant la destruction et l’envoi de milliers de familles dans la rue) ; expulsions massives (passant par l’enfermement généralisé des personnes interpellées dans des Centres de Rétention Administratif avant leur déportation vers des îles comme Anjouan et la séparation forcée de familles entières). Wuambushu est une opération policière massive qui consiste en une véritable chasse aux pauvres.

Darmanin souhaite décrocher à Mayotte une « victoire » mais il s’agit également d’une campagne de propagande pour le régime qui cherche, malgré les revers causés par la mobilisation contre la réforme des retraites, à remettre en avant sa loi immigration.

Mayotte colonie française : l’impérialisme n’est pas chez lui

Pourtant, la situation sociale dramatique de l’île où près de 80% des habitants vit sous le seuil de pauvreté, n’est en aucun cas la responsabilité de ceux qui arrivent à Mayotte pour fuir la misère de leur île d’origine, qu’il s’agisse de l’une des autres îles de l’archipel des Comores ou de Madagascar. La France porte une responsabilité coloniale historique dans le sous-développement du sud-ouest de l’Océan Indien et tout particulièrement de l’archipel des Comores. Mayotte a été arrachée à ce dernier pour assurer les intérêts de l’État français dans la zone, sans égard pour les populations. Dans le même temps, la misère du reste de l’archipel, alimentée par la politique françafricaine, a nourri des flux migratoires qui ont toujours existé entre Mayotte et Anjouan, et face auxquels l’État a durci constamment l’accès aux titres de séjour et à la nationalité française pour les étrangers à Mayotte. Cette situation s’est notamment renforcée avec la mise en place du « Visa Balladur » en 1995, déchirant des familles entières, fabriquant délibérément des sans-papiers, plongeant les jeunes dans des situations de précarité extrême et conduisant à la mort des milliers d’entre eux dans les traversées sur des canots entre les îles de l’archipel et Mayotte.

Comme aujourd’hui dans le cadre de l’opération Wuambushu, cette situation est également à mettre sur le compte de la responsabilité et la fidélité des « élites » (ou bourgeoisie) mahoraises et d’une certaine manière sur celle de la bourgeoisie comorienne. Les déclarations de Salime Mdéré, premier vice-président du conseil départemental de Mayotte, appelant au meurtre de mineurs isolés en direct sur la chaîne Mayotte Première, tout comme les déclarations réactionnaires multiples de Estelle Youssouffa, députée du groupe LIOT, ne sont que la face visible d’une radicalisation d’une classe dirigeante qui a, tout particulièrement après les années 1960, largement participé au renforcement du carcan colonial sur Mayotte et à son maintien dans le giron de la Vème République.

La bourgeoisie mahoraise, aujourd’hui principal chantre de l’intervention Wuambushu, est depuis les années 1960 une classe menant une politique active dans la consolidation du colonialisme et la politique réactionnaire de la France dans l’Océan Indien. En témoigne par ailleurs la conscience politique de ces mêmes élites mahoraises qui n’hésitent pas à rappeler au gouvernement français la centralité de Mayotte pour les intérêts géopolitiques francais comme le faisait récemment Estelle Youssouffa : « Total a mis en pause ses activités au Mozambique, mais en fait a annoncé la reprise et est en train de réamorcer la pompe, si je peux me permettre l’expression. Le sujet est aussi de faire savoir à tout l’écosystème pétrole et gaz qui travaille dans la région que nous, nous avons intérêt à ce qu’ils travaillent dans la région, qu’il faut faire un effort particulier pour la sécurité, pour stabiliser cette région et nous, notre intérêt de Mayotte, qui est à 500 kilomètres du Mozambique, c’est que les efforts de la communauté internationale soient déployés pour stabiliser cette région. »

C’est encore une fois au nom du maintien des intérêts historiques de l’État français dans l’Archipel des Comores et l’Océan Indien que se poursuit cette politique. La présence française dans le sud-ouest de l’Océan Indien et dans le Canal du Mozambique lui permet, entre autres, de défendre les projets gaziers de Total, de continuer à contrôler les routes commerciales de la zone (30% des exportations mondiales de pétrole) et de garder une base militaire centrale pour ses intérêts impérialistes en Afrique et dans le monde. L’opération ne vise ainsi en aucun cas à améliorer la situation des Mahorais, dont une partie va directement être victime de Wuambushu. Par-delà ses discours sur une « nouvelle politique pour l’Afrique », Emmanuel Macron et ses ministres se situent dans la droite ligne de la Françafrique et de la politique impérialiste menée dans la région depuis les années 1960.

Comme le rappelle Pierre Caminade dans son ouvrage Comores-Mayotte : une histoire néocoloniale, « l’île de Mayotte se trouve ainsi au carrefour des problématiques de la politique africaine de la France et de sa politique ultra-marine ». En plus de son importance du fait de sa position clé dans le Canal du Mozambique, Mayotte est un poste avancé de la présence militaire de la France dans la région avec les troupes de la Légion étrangère casernés en permanence sur l’île et le détachement des Forces Armées de la Zone Océan Indien (FAZSOI) composées de 1700 hommes présents à la Réunion. Les possessions coloniales de la France lui offrent une place de choix dans le contrôle du commerce et la répression de la piraterie, forme indirecte de pression militaire impérialiste constante sur les pays de la Corne de l’Afrique,, mais aussi dans le contrôle d’îles comme Madagascar, les Seychelles et Maurice. Sa présence militaire est aussi un point d’appui en Afrique, à la frontière du Mozambique et de la Tanzanie, les FAZSOI ayant par exemple été utilisées dans le cadre de « l’opération Turquoise » de la France au Rwanda en 1994.

Dans les bottes de la Françafrique aux Comores : la « colonisation consentie », l’autre face du néocolonialisme des barbouzes aux Comores

La « colonisation consentie » par la bourgeoisie mahoraise et consolidée à grands renforts d’annonces sur les résultats des référendums et autres plébiscites de rattachement et de départementalisation s’appuie sur la politique consistant à diviser pour mieux régner, vieille tradition françafricaine et de tout ordre colonial. Le fait que Mayotte représente aujourd’hui une île où 80% de la population vit sous le niveau de pauvreté, dans une région où les autres îles connaissent une situation encore plus désastreuse, est lié aux mécanismes de spoliation plus ou moins officiels et plus ou moins violents qui ont permis à la France de gagner les bourgeoisies locales à ses intérêts.

En témoigne la position de l’Union des Comores, véritable Etat exsangue construit par les multiples coups d’Etats militaires orchestrés par des mercenaires français dont la figure la plus connue reste encore aujourd’hui celle de Bob Dénard. Le maintien de l’Union des Comores dans une spoliation systématique de ses richesses et son contrôle par les barbouzes françaises sont l’une des démonstrations les plus violentes de la politique françafricaine dans la région qui a maintenu, face au recul historique du système colonial français des années 1960, des politiques d’agressions semi-officielles systématiques. Entre ces coups d’Etats et la répression coloniale sanglante que la France a perpétué dans l’Océan Indien, d’abord en 1947 à Madagascar, puis dans les années 1960 et1970 par son soutien au gouvernement d’apartheid sudafricain contre les mouvements de libération au Mozambique sous domination portugaise, Paris a toujours constitué un frein au développement historique.

L’Union des Comores n’est qu’un exemple parmi d’autres, bien que des plus violents, de la politique françafricaine dans ses anciennes colonies. Il en reste que la misère dans laquelle a été maintenue l’archipel des Comores et la colonisation consentie de Mayotte ont abouti à une construction identitaire schizophrénique. La France y a construit une opposition historique entre des peuples frères. A l’heure où le régime connaît une importante crise, Wuambushu rappelle l’actualité des racines impérialistes et coloniales de la Ve République, incarnées historiquement par des figures comme Michel Debré, rédacteur de sa Constitution.

L’enjeu du contrôle de Mayotte a historiquement fait l’objet de débats entre les représentants à Paris de la Françafrique, les mercenaires et les fondateurs de la Vème République. Toujours d’après Pierre Caminade, Jacques Foccart, le « Monsieur Françafrique » de De Gaulle, et Michel Debré étaient divisés quant au maintien de Mayotte en tant que colonie et au degré d’oppression « nécessaire » sur l’archipel des Comores. Alors que Debré revendiquait une politique départementaliste afin d’éviter le risque de propagation des idées indépendantistes, notamment à la Réunion, Foccart insistait sur un contrôle du gouvernement indépendant (formellement) des Comores en tirant les ficelles de l’extérieur. C’est finalement la position de Debré qui l’a emportée. Avec les méthodes traditionnelles de la Françafrique, l’île a été arrachée à l’archipel des Comores en 1974, en contravention complète avecle droit international et malgré les multiples condamnations par l’Assemblée Générale de l’ONU.

L’impérialisme français n’est pas impuni à Mayotte

La multiplication des revers qu’a connu la France dans l’opération Wuambushu peut être relativisée. Si les premiers recours déposés contre l’Opération Wuambushu ont permis de suspendre temporairement l’opération, elle est aujourd’hui malheureusement relancée. De son côté, le gouvernement d’Azali Assoumani, président de l’Union des Comores, a beau avoir temporisé en bloquant l’entrée des bateaux d’expulsés dans l’archipel au cours des premières semaines, cette position a été temporaire et le gouvernement demeure aligné sur les intérêts français. Les revers ponctuels qu’a dû essuyer Paris, dans un premier temps, ne sont pas pour autant négligeables et montrent le caractère particulier de la répression coloniale dans des territoires intégrés dans la Vème République.

Malgré le droit dérogatoire permis par la constitution, les Outre-Mer restent des territoires où les contradictions internes au régime français et le recul de son impérialisme se ressentent le plus. A la différence du Mali en 2014, par exemple, lorsque la France de François Hollande est intervenue avec l’appui d’une fraction de la population, braquée contre les irrédentistes touaregs, et surtout avec le soutien du gouvernement malien d’alors, le gouvernement ne peut pas tout à fait faire « faire ce qu’il veut » à Mayotte et se comporter comme une véritable puissance d’occupation en toute impunité. Les imprévus judiciaires indiquent également les contradictions de l’opération sur place qui pourraient refaire surface rapidement. Les images de membres de collectifs citoyens mahorais demandant l’opération, à quelques mètres de familles composées par des habitants de Mayotte et de ressortissants des Comores faisant face à la destruction de leur maison considérée « insalubre » sont une démonstration concrète de ce type de contradictions qui pourraient très vite prendre une autre tournure. De plus, les conséquences de la crise économique et sociale que traverse l’île, de la casse du service public de santé, déjà largement insuffisant, et, plus récemment, l’impact de de l’inflation pourraient générer de sérieuses difficultés à Macron et à ses ministres qui pensaient obtenir une « victoire facile » sur le terrain médiatique et politique à Mayotte.

Dans tous les cas, la lutte contre un scénario réactionnaire catastrophique qui pourrait dépasser de loin cette seule opération doit passer par la construction d’une véritable campagne anti-impérialiste en France et dans l’ensemble des colonies que la France maintient à échelle internationale. Sans cela, le déclin de l’impérialisme français dans le monde et la crise du régime de la Vème République laisseront surtout un espace aux courants réactionnaires et d’extrême droite. La construction d’un mouvement de solidarité de classe et anti-colonial contre Wuambushu et le gouvernement français sont la condition de la possibilité de mettre un frein à l’agenda réactionnaire du gouvernement et pour donner confiance à des secteurs qui ajourd’hui, à Mayotte ou aux Comores, souhaiteraient s’opposer à la politique du gouvernement français et à la complicité du gouvernement d’Azali Assoumani mais qui restent encore silencieux du fait de la véhémence de l’extrême droite mahoraise.

Contre l’impérialisme français, nous nous opposons à Wuambushu et rappelons que Mayotte est une colonie qui a été arrachée à l’archipel des Comores par les mécanismes les plus pervers de la Françafrique. Face à la misère à Mayotte et dans l’ensemble de l’archipel des Comores, ni l’État français, qui défend ses seuls intérêts, ni le gouvernement comorien réactionnaire et autoritaire de Azali Assoumani, pratiquant la persécution systématique de l’opposition et qui est complice de l’impérialisme français n’offrent d’issue aux populations comoriennes dont seul le combat commun, en alliance avec les travailleurs français et africains, peut offrir une issue à la situation. L’ensemble des organisations politiques et syndicales du monde du travail et de la jeunesse en France devrait se saisir de cette situation pour construire une politique qui remette en cause jusqu’aux racines de l’impérialisme français à échelle internationale, une façon également de continuer le combat contre Macron et ses contre-réformes dans l’Hexagone.

Comme nous l’avons écrit récemment dans une déclaration contre l’opération, nous lutterons aux côtés de l’ensemble des organisations politiques et syndicales comoriennes, mahoraises et françaises du mouvement ouvrier pour exiger :

• l’arrêt total de l’opération Wuambushu ainsi que de l’ensemble de la politique de persécution policière des sans-papiers et des personnes immigrées, à Mayotte et en France.
• la régularisation de tous les sans-papiers et l’ouverture des frontières.
• la fin de l’ensemble des mécanismes de spoliation qui ont maintenu l’Archipel des Comores dans le sous-développement, à commencer par l’abolition de la dette externe et du Franc Comorien.
• la reconnaissance des crimes coloniaux de la France aux Comores, à Madagascar et dans l’Océan Indien.
• le retrait de la France des îles spoliées par le gouvernement français à Madagascar et à Maurice (Nosy Malagasy).
• le retrait de l’ensemble des troupes militaires françaises de l’Océan Indien et d’Afrique.
• le droit à une véritable autodétermination pour l’ensemble des colonies françaises de l’Océan indien qui ne pourra être obtenue dans le cadre de la domination impérialiste actuelle et des régimes à sa botte. Une véritable libération de l’ensemble de l’Océan Indien de l’impérialisme ne pourra advenir sans combat pour une Fédération Socialiste des États d’Afrique du Sud, des Comores, de Madagascar et des Mascareignes.

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