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La Izquierda Diario
14 de mars de 2018 Twitter Faceboock

Tribune libre
Misère sur l’« île de Beauté » : vivre en Corse avec trois enfants à charge en étant mère isolée au chômage 

« Il me semble que la misère, serait moins pénible au soleil. »

Aznavour a bien de fait de mettre ses paroles au conditionnel : je vis en Corse et suis mère isolée au chômage avec trois enfants à charge ; et il ne me semble pas que la misère serait vraiment moins pénible au soleil.

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Quelques chiffres suffisent à brosser le portrait d’une « Ile de Beauté » en réalité ravagée par la précarité : le taux de chômage, qui culmine à 10,9% (le 4ème plus important de France Métropolitaine), touche près de 23.000 personnes ; 20% de la population corse vit sous le seuil de pauvreté, les premiers touchés étant les familles monoparentales, les jeunes et les personnes âgées ; 34,9 % des familles monoparentales, soit deux millions de personnes, disposent de revenus inférieurs au seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian (source INSEE) ; 44 % des femmes inactives à la tête d’une famille monoparentale sont pauvres, sachant que 15 % des mères actives de ces familles sont souvent victimes de bas salaires, de temps partiels contraints, morcelés et peu rémunérés.

S’il existe une frange de population qu’on appelle les « travailleurs pauvres », il semble désormais que l’accès à un travail, même mal rémunéré (surtout en Corse) devienne de plus en plus un « privilège ». Les chômeurs ne souffrent pas seulement d’une insertion sociale et de conditions matérielles dégradées, mais doivent de surcroît essuyer les regards suffisants, les jugements méprisants, les qualificatifs dévalorisants, quand ce ne sont pas carrément les injures de toute sorte. Et bien qu’ayant un diplôme d’esthéticienne, je ne trouve aucun métier ; quant à se mettre à son compte, encore faut-il disposer des moyens matériels et financiers...

Il ne s’agit pas tant de faire preuve de courage, car le courage consiste à mon sens à affronter une maladie ou un événement douloureux ; le « non-travail » est plutôt un fléau social.

Une immense force physique et mentale est requise pour se lever le matin, affronter le regard des autres, ou accomplir les gestes du quotidien lorsque tout nous renvoie une image dévalorisée de nous-même, lorsque politiciens et journalistes s’entendent pour nous faire porter la responsabilité de tous les maux et nous qualifient de« fainéants », de « vacanciers », voire de « parasites » à éliminer.

Cette force, elle est aussi requise pour pousser les portes des diverses administrations ; ouvrir des courriers administratifs ; téléphoner pour des entretiens professionnels ; accomplir toutes sortes de démarches fastidieuses et épuisantes qui, bien souvent, se concluent par une réponse négative. Ce fameux « non » que vous entendez si souvent, à tel point qu’il finit par devenir une habitude et vous hanter ; ou encore ce « peut-être », « on vous rappelle » ; ou bien le fameux « je ne sais pas, vous comprenez, vous remplacez quelqu’un qui n’est pas fiable et qui remplace déjà quelqu’un, etc. »

Et accepter, toujours, que ces remplacements coupent vos droits, le fameux « plafond » au-dessus duquel on n’a plus droit à aucune allocation sociale.

Le choix est alors bien réduit : ou bien dépasser le « plafond » et se voir couper toutes les aides sociales (qui sont vitales), ou bien se résigner à vivre d’aides sociales toujours insuffisantes. Dans tous les cas, la situation ne fait que péricliter.

Sans compter tous ces entretiens professionnels auxquels tu te rends sans être présentable, car tu n’as ni vêtements ni coiffure adaptés, tout simplement parce que tu n’as plus ni les moyens ni le moral pour t’arranger, parce que tes traits, tirés comme un lendemain de fête, sont burinés par les soucis et les nuits d’angoisse.
Malgré toi, tu finis par te négliger, tu en viens à ne plus prendre soin de toi, à ne plus te considérer comme une femme. Se regarder dans un miroir et ne plus se reconnaître, donner un prénom à ce reflet, un prénom comme : « asociale », « marginale », « parasite », ou encore « cas social ».

Alors que ton interlocuteur, frais et dispo, lui, guindé dans son costume, te regarde pour te demander : « Vous n’avez pas l’air frais ! Vous êtes fêtarde ?? ». Et se dire, à part soi, en mordant sa langue : « Non, je n’ai juste pas dormi (une nuit de plus), mais je ne tiens pas à étaler mes soucis, ni mon non-travail, encore moins ma précarité » ; alors que tu as envie de hurler : « MAIS PUTAIN ! FAIS-MOI TRAVAILLER ! JE N’AI PAS « ENVIE » DE TRAVAILLER POUR TUER L’ENNUI ! J’EN AI BESOIN ! J’AI UN BESOIN URGENT ET VITAL DE TRAVAILLER, J’AI DES ENFANTS A FAIRE MANGER ET MA PRIORITE C’EST DE SORTIR DE LA PRECARITE !! »

Mais tu ne peux pas dire ça. C’est tabou.

Surtout ne jamais dire « j’ai besoin de travailler, je n’ai plus de quoi nourrir mon foyer. » Non, ne jamais dire ça, mais plutôt : « oui je suis motivée pour intégrer votre entreprise etc. » Puis se taire, rester humble, passer l’entretien, étaler sa « motivation pour le poste »... toujours dans l’espoir (souvent déçu) d’obtenir un travail (souvent précaire) qui te fera tenir quelques semaines de plus.

Ces mêmes recruteurs qui, lorsque que tu refuses ce rendez-vous du jeudi matin qu’ils t’imposent, restent pantois, et exigent de connaître les raisons de ton refus car : « Madame, vous ne travaillez pas, donc vous êtes à notre disposition ; vous êtes dans l’obligation de venir et de nous communiquer la raison de votre refus, car nous sommes vos éventuels futurs employeurs. »

Et lorsque, face à leur indiscrétion et leur insistance, tu finis par céder et leur dire pourquoi tu ne peux pas te rendre à ce rendez-vous, lorsque tu leur expliques finalement que c’est parce que tu dois réceptionner ton « panier alimentaire » délivré à heure fixe, une fois par semaine, et que manquer ce rendez-vous signifie ne pas avoir à manger de la semaine, alors ils n’ont pour seule réponse que : « eh bien, Madame, j’aurais préféré ne pas l’apprendre. »

Car ceux qui nous exploitent préfèrent soulager leur mauvaise conscience, et masquer la misère qu’ils produisent et sur laquelle ils prospèrent. 

Etre chômeur n’est certes pas une maladie, pourtant une personne en état de précarité est la plupart du temps comparée à un pestiféré. Cela devient accablant sur les plan social, émotionnel et familial ; d’autant plus pour une femme qui élève seule ses enfants : on ne sort plus, on n’invite plus (il y a longtemps qu’on n’est plus invitée), on ne fête plus, on ne se réjouit plus : fêtes, anniversaires, Noël, Nouvel An, toutes ces occasions de réjouissance, petites ou grandes, sont laminées par la précarité. La moindre sonnerie de téléphone, le moindre coup à la porte vous fait frémir de terreur, dans la crainte d’ouvrir à un huissier ou répondre à une société de recouvrements.

La vie devient une survie.

Toutes les « pensées positives » et l’optimisme du monde n’y peuvent rien changer.

Nombres de familles qui paraissent tout à fait respectables, vous les croisez d’ailleurs peut-être au quotidien, poussent, la tête basse, la porte des œuvres caritatives dont dépend leur survie. Ces associations qui répondent présentes lorsque ces familles pleurent ou lorsqu’elles ont faim ; ces associations qui fournissent de quoi manger, se vêtir ; ces associations où des bénévoles écoutent, conseillent, réconfortent par un regard, un sourire, une main tendue, un café chaud.

Alors le cœur va mieux.

Ces jours où il faut aller chercher des paniers alimentaires qui remplissent des ventres vides ravivent des lumières dans les yeux, car sans ces associations pour leur venir en aide, livrées à elles-mêmes, ces familles ne sont rien. Mais des solidarités se nouent dans la précarité : c’est alors que la honte que nous partageons toutes et tous devient notre force. Ensemble, nous pouvons renvoyer la honte à la face de ceux qui nous accablent, et enfin cesser d’accepter :

Accepter des emplois indécents relevant de l’exploitation.

Accepter des missions d’intérim sous-payées.

Accepter des emplois « ne relevant pas de vos qualifications ».

Accepter des « on verra », des « peut-être », des « on vous rappellera ».

Accepter qu’être chômeur devient une « maladie » qui vous ronge.

Accepter d’être stigmatisée aux yeux de la famille et des amis.

Accepter l’isolement familial et social.

ACCEPTER. TOUJOURS ACCEPTER.

Accepter ces verbes qui vous hantent : juger, souffrir, supporter.

Accepter d’être un « fléau social », un « parasite ».

Chômeurs : de quel côté est la honte ?

Car quel genre de travail proposent ces entreprises ? Est-ce un travail auquel on s’adonne volontiers, dans lequel on s’épanouit, ou bien un job « alimentaire » - dont le salaire exécrable ne permet bien souvent même pas de s’alimenter.

Plus haut, j’ai écrit ce mot un grand nombre de fois : « ACCEPTER ».

Mais que faut-il accepter ? Ou plutôt que faut-il cesser d’accepter ?

Accepter...de ne pas avoir honte !

Accepter...de ne pas être un fléau social !

Oui, c’est une grande force qu’il faut pour ne plus accepter.

Car tous ces gens, patrons et politiciens, qui eux vivent dans l’opulence, sont prompts à nous juger, nous accabler, nous regarder de haut, nous traiter d’illettrés, d’incompétents, de cyniques, de fainéants, de parasites et d’incapables. Mais ce sont ces gens qui sont INCAPABLES, incapables de trouver une solution aux chômeurs et chômeuses. Selon tous ces gens, « on a la vie que l’on mérite ». La question que je veux leur poser est donc la suivante : est-ce un choix, est-ce un mérite, est une chance...d’être CHOMEUR ?!

Ai-je « mérité » cette vie ?

Je suis mère au foyer, sans emploi stable depuis de nombreuses années. A mon âge, les possibilités de trouver un emploi s’amenuisent un peu plus chaque année ; et avec trois enfants à charge, l’avenir semble parfois bien sombre.

Pourtant, je ne me plains pas, je ne quémande pas, je ne fais pas l’aumône.
Ce que je demande, c’est le droit au respect, le droit d’être traitée dignement, comme une personne à part entière, et ce que j’aie un travail ou non. Je ne suis probablement pas la seule à souffrir de ce mal, mais ensemble nous pouvons, si ce n’est changer les choses, au moins récupérer la dignité et le respect qui nous est chaque jour refusée.

Pour pouvoir subvenir aux besoins de mon foyer, ou simplement obtenir un travail, à quelle extrémité serais-je un jour contrainte de m’abaisser ? Il est de notoriété publique, bien que cela reste tabou, qu’avec l’accroissement de la misère, un nombre croissant de femmes en sont réduites à recourir à la « prostitution alimentaire » pour pouvoir survivre. Ces solutions peuvent paraître radicales, violentes, voir même, inacceptables ou indignes aux yeux de certains. Mais n’est-ce pas plutôt cette réalité sociale qui pousse les gens à de telles extrémités qui est inacceptable ?

Alors aujourd’hui je dis non.

Je cesse d’accepter les étiquetages stériles et dégradants. Je refuse d’accepter plus longtemps une société inacceptable à tout point de vue.

Le travail n’est pas un « privilège » : le droit au travail, à un travail décent, devrait être garanti pour toutes et tous. Un travail n’est pas seulement un moyen de gagner sa vie, c’est aussi la possibilité d’exploiter son potentiel, de s’insérer socialement, de contribuer et se sentir utile.

Car pour le moment, lorsque l’on me demande ce que je fais dans la vie, je me contente de répondre : « je fais de mon mieux. »

Alors à toi qui me lis, toi qui ne m’envies probablement pas, toi qui m’accables ou qui ris de moi, sache que cette femme qui écrit ce témoignage, c’est peut-être une de tes amies, une femme de ta famille, une femme dont tu te moques, dont que tu as croisé le regard, et qui se mure dans le silence.

Cette femme, c’est moi, Stella.

Et à presque cinquante ans, j’ai décidé de briser le mur de ce silence.

Stella

CREDITS PHOTO : Benjamin Clerget

 
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