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La Izquierda Diario
15 de juin de 2015 Twitter Faceboock

A propos d’un opuscule de Giorgio Agamben récemment publié
Sommes-nous en état de « guerre civile mondiale » ?
Emmanuel Barot

Emmanuel Barot

Le Seuil a publié en avril dernier un opuscule du philosophe italien Giorgio Agamben intitulé La guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis, contenant deux conférences données en octobre 2001 à l’université de Princeton (Etats-Unis), dans le contexte de l’immédiat post-11 septembre, à peu près au moment du vote du Patriot Act par le Congrès américain. Sur la base d’une généalogie sélective de la notion de « guerre civile » de l’antiquité grecque à aujourd’hui en passant par Thomas Hobbes, théoricien monarchiste anglais du XVIIe siècle, Agamben y prolongeait sa thèse défendue dans d’autres ouvrages selon laquelle « La forme qu’a prise aujourd’hui la guerre civile dans l’histoire mondiale est le terrorisme », avec cette spécificité que c’est la vie elle-même, précisait-t-il dans le sillage de Michel Foucault, qui est maintenant « l’enjeu de la politique ».

Occasion de débuter l’examen du paysage idéologique actuel annoncé dans notre précédent « point de vue », on s’intéresse ici à montrer, sur trois points corrélatifs, la distance problématique prise par Agamben à l’égard de ce qui seul pourrait pourtant donner aujourd’hui l’assise matérielle à sa pensée dans la perspective d’une reconstruction d’une extrême gauche révolutionnaire aujourd’hui : les formes de la lutte des classes dans le capitalisme contemporain, telles que le marxisme permet de les saisir.

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« Guerre civile » et Etat d’exception. Et l’impérialisme ?

Cet opuscule, d’abord, n’est pas publié à n’importe quel moment. Quatorze ans après, les textes restent en effet en prise directe avec le contexte politique français ouvert par les attentats du 11 janvier, dorénavant puissamment marqué par un renforcement autoritaire et bonapartiste du régime. La loi sur le renseignement tout juste adoptée par le Sénat insère très officiellement la France dans ces législations d’exception marquées, expliquait Agamben dans son ouvrage publié dès 2001, L’Etat d’exception, par l’opacification profonde de la frontière entre droit et non-droit, et la légalisation généralisée de l’arbitraire du pouvoir, en l’espèce s’autorisant tout en l’alimentant de l’extrême-droitisation des centres de gravités idéologiques et des pratiques gouvernementales, selon une mode néoconservatrice de plus en plus évidente.

Le lien avec la question de la guerre civile (« stasis » en grec) est immédiat : c’est au nom de la conjuration de la « menace terroriste » et de la protection de la « démocratie », que le régime Ve-républicain vient à son tour de se doter de ce type de législation, et, assumée ou non, c’est bien la « guerre au terrorisme » qui est en jeu. Va-t-en guerre contre une guerre irrégulière d’un type unique, incomparable, bien qu’elle existe de longue date, avec toutes les formes majeures ou plus classiques de guerre, l’Etat généralise et instrumentalise pour son propre compte le régime de non-droit avec lequel opère l’ennemi désigné. La « guerre civile mondiale » est la configuration d’ensemble induite par ce champ de forces élargi à l’échelle planétaire. Or comme la vie dans sa globalité s’en trouve être l’enjeu immédiat, Agamben rappelle dans le premier essai du livre intitulé « Stasis », que cela confirme la théorie du « biopouvoir » et de la « biopolitique » de Michel Foucault, selon lequel le XVIIe siècle avait vu la vie toute entière, l’existence autant biologique qu’affective et symbolique des populations, devenir pour longtemps la cible principale des appareils (« dispositifs ») du pouvoir destinés à les contrôler.

La responsabilité de cette nouvelle forme de guerre civile en incombe évidemment auxdits Etats « démocratiques », hégémoniques dans le capitalisme mondial, et c’est de façon avant tout préventive que ces derniers se sont historiquement et systématiquement dotés des armes maximales pour tuer dans l’œuf toute subversion. Or ce que Agamben laisse d’essentiel dans l’ombre est que cette « guerre civile mondiale » s’alimente aujourd’hui à la réaction des grands Etats contre les formes les plus pathologiques de violence politique que la politique impérialiste et néocoloniale de ces derniers a elle-même engendrées, formes qui à la fois leur échappent concrètement (voir Daesh) tout en servant pleinement leurs intérêts idéologiques, économiques et militaires. Terreau évidemment propice aux contradictions, aux brouillages, et à la « montée aux extrêmes » dont parlait Clausewitz, qui n’est pas la cause, mais l’effet du problème, et que l’on ne peut correctement appréhender que sur cette base.

Une lecture étroitement politique de la « stasis » : des grecs à l’absolutisme de Hobbes

Selon le grand historien d’inspiration marxiste M. I. Finley dans L’invention de la politique en 1983, la « stasis » était en réalité un mot assez « fourre-tout » dans la Grèce classique, englobant tout un spectre de phénomènes, de la simple discorde à la guerre civile la plus impitoyable, en passant par toutes les formes de rivalités entre mouvements, fractions ou classes sociales, de sédition et d’agitation publique. Mais en tous cas le terme était systématiquement affecté d’une connotation négative, celle d’une « menace permanente » exercée en dernière instance par les ou sur pression des couches les plus populaires de la société, la « multitude », cette « populace » qui justement refusait d’être exclue des mécanismes du pouvoir, voyant bien combien les régimes politiques étaient déjà les instruments par lesquelles les classes dominantes maintenaient et organisaient leur domination matérielle et symbolique. Aristote lui-même, qui pourtant justifiait à l’époque l’esclavage, disait que la source fondamentale de la conflictualité sociale, de la « stasis », et par extension des révolutions, était l’inégalité matérielle.

Or Agamben fait un grand pas de côté par rapport à cette tradition, réaffirmant que les concepts de la politique occidentale doivent être entièrement repensés à l’aune de cette question de la « vie ». Et il insiste de façon univoque, s’appuyant notamment sur l’historienne Nicole Loraux, sur la dimension politique de la « stasis », laissant complètement de côté cette dimension socio-économique. Pour lui, ce dont il s’agit est surtout le rapport entre la vie sociale dans la « cité » ( « polis ») et la vie dans la « famille » (« oïkos »). Loin de l’opposition simpliste public/privé, celle-ci était déjà le lieu de conflits sanglants mettant en question le rapport entre « l’intime » et « l’étranger », préfigurant celui entre « l’ami » et « l’ennemi ». La stasis est le moment où, simultanément, se politisent, débordent sur la sphère étatique et engagent la question de la citoyenneté, les conflits « domestiques », et se dépolitisent les conflits « politiques » de la cité, lorsque ceux-ci excèdent l’ordre juridico-politique et mettent en jeu la reproduction de la « vie » censée être l’apanage de la structure familiale. D’où cette conclusion en deux temps : la stasis imbrique des processus de politisation et de dépolitisation à un degré d’intensité tels que l’ensemble de l’espace social se reconfigure, avec une suspension des repères antérieurs, exactement comme dans la logique de l’Etat d’exception, raison pour laquelle, bien sûr, Agamben lie les deux problèmes. Mais comme les Etats « démocratiques » centraux aujourd’hui se présentent comme de rassurantes familles (à l’image de la « Maison Europe ») dirigées par de sages patriarches, alors la stasis actuelle est sans commune mesure avec celle liée à la sphère familiale antique : c’est l’ensemble de la planète qui est devenue son champ de forces. D’où l’idée de « guerre civile mondiale » adossée au phénomène terroriste.

Cohérence du philosophe italien dans sa relecture de l’histoire des idées, mais aussi de ses silences : dans le premier cas, sur la politique impérialiste des Etats démocratiques-bourgeois, dans le second, sur la lutte des classes ou proto-classes d’où surgit le déni de toute légitimité politique de la « populace », qui se voit refuser tout droit à être authentiquement peuple (« demos »). Cette cohérence paradoxale se poursuit dans le second essai du livre consacré à Hobbes, intitulé « Léviathan et Béhémoth », du nom de deux monstres mythiques de la Bible, qui revient sur cette question du peuple, mais moyennant la même abstraction du facteur matériel.

Hobbes a réélaboré l’idée selon laquelle la population, l’ensemble des familles d’une certaine façon, tout en saturant l’espace politique de leur présence, ne peut pas exister directement comme peuple directement souverain mais exige un représentant (l’Etat). Le risque de guerre civile est alors permanent, puisque le souverain, qui s’approprie tout l’ordre politique, peut être menacé en permanence par une multitude excédée. Fort lucidement Hobbes s’emploie alors à conjurer cette guerre civile par tous les moyens possibles et fait du Souverain-Etat ce « monstre » pour qui la liberté n’existe que dans l’ombre de l’ordre.

Le lien avec le fonctionnement des Etats actuels est limpide. Mais Agamben, malgré de timides remarques en ce sens, ne fait nullement le lien avec les facteurs sociaux et économiques permettant de comprendre comment Hobbes, mercantiliste et parfaitement instruit du développement du capitalisme anglais, ne fut pas promoteur de la monarchie absolue par hasard : il a littéralement incarné une forme de réaction encore féodale aux conséquences politiques du développement des rapports bourgeois de production, de commerce, et évidemment, de classes, hors desquels il est impossible, plus généralement, de comprendre comment les Etats peuvent annihiler leurs peuples, mais tout autant se faire abattre par eux, c’est-à-dire de comprendre comment quelque chose comme une guerre civile peut surgir.

Peuple, résistances et stratégie : d’Agamben au Comité invisible et réciproquement

Tous ces contournements se payent. Quand on passe aux perspectives politiques, on fait alors face à quelque chose de particulièrement bancal. Et malgré le grand écart apparent, avec Agamben nous sommes immédiatement conviés à discuter du Comité invisible.

Avec Juan Chingo nous avons défendu l’idée dans un article antérieur sur A nos amis, dernier livre du Comité invisible qu’aux justes questions soulevées sur le terrain stratégique par ce dernier (comment passer de l’insurrection à la révolution, et s’organiser en conséquence ?) et subjectives (sur les lieux et formes de radicalité les plus porteuses aujourd’hui pour faire réellement de la politique face à la répression d’Etat), celui-ci n’apportait que des réponses extrêmement faibles et incantatoires. Et nous rappelions combien les membres du Comité Invisible avaient notamment puisé chez Agamben et d’autres, comme Foucault, les innovations à l’appui de l’antimarxisme mal digéré qui, entre autres, les conduisent à cette impasse. Or ce qui importe présentement n’est pas tant qu’ils se soient inspirés d’Agamben, mais que celui-ci ait en retour revendiqué le Comité invisible. Il ne s’est pas limité à soutenir inconditionnellement, comme il était juste de le faire, Julien Coupat et les militants tarnacois suite aux premiers épisodes de l’affaire sur les « sabotages » de caténaires en 2008. A l’occasion de sa présentation en 2009 du livre Contributions à la guerre en cours alors juste publié par Tiqqun (nom antérieur dudit comité), il a en effet célébré la capacité du collectif à prolonger politiquement Foucault, en nouant ce que celui-ci reliait encore mal : les deux questions du pouvoir (déconcentré et disséminé partout), et du sujet politique (devenu fiction à fuir définitivement). Résultat sans appel : pour les mêmes raisons, et avec les mêmes limites, Agamben et Tiqqun concluent que toute recherche d’un « sujet révolutionnaire » sur des bases de classes reste à tout point de vue un boulet obsolète pour une gauche radicale aujourd’hui. Et laissent donc le terrain libre à un cruel désarroi ou à une confusion stratégique, à la fois politique et pratique.

A l’heure où l’Etat français incarne à plein la dynamique d’exception permanente diagnostiquée par Agamben, et vient de relancer « l’affaire Tarnac » en renvoyant Julien Coupat et deux de ses camarades en correctionnelle pour « association de malfaiteurs en relation à une entreprise terroriste », la publication de ce petit livre contribuera à faire comprendre ce qui se passe dans la France d’aujourd’hui. Mais à la condition de saisir les profondes limites de son mode opératoire : masquer comment le tournant bonapartiste actuel et la « guerre civile permanente » orchestrée par les Etats sont organiquement corrélés aux stratégies du patronat et à leurs agressions sans nom contre les travailleurs, les jeunes et tous les sans-voix et sans-papiers du monde, c’est laisser dangereusement le champ libre à toutes sortes d’illusions. Illusions au terme desquelles ce paradigme de la « guerre civile mondiale », qui n’a en vérité aucune acuité géopolitique, finira par servir d’écran de fumée démobilisateur, et de là, par nourrir ce qu’il ne peut aider à combattre qu’à la condition de ne pas être pris pour argent comptant.

11/06/15

 
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