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La Izquierda Diario
16 de juin de 2015 Twitter Faceboock

Prix Princesse des Asturies 2015
Leonardo Padura et Mario Conde. Une aventure cubaine (II)

Juan Luis Hernández

Nous publions ici la seconde parie d’un article consacré paru dans la revue Ideas Izquierda, en mai 2015, à l’écrivain cubain Leonardo Padura, qui vient d’obtenir l’un des prix les plus prestigieux en langue espagnole, le prix Princesse des Asturies. Nous poursuivons, dans ce deuxième volet, à nous interroger autour des thématiques sociales et politiques que met en exergue Padura dans ses polars.

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Pour la première partie du texte, voir Leonardo Padura et Mario Conde. Une aventure cubaine (I){}

(…) Si Les brumes du passé est le roman le plus « historique » de la série, Mort d’un chinois à La Havane est sans doute le plus « sociologique ». Inspirée de recherches journalistiques, l’action a lieu dans l’ancien quartier chinois de la ville (aujourd’hui presque inexistant) et le quartier de Regla, où habitent les baolabes. Ces derniers pratiquent la santeria, une religion très populaire qui trouve ses origines dans le syncrétisme des rites chrétiens et africains.

Tout commence avec l’évocation de Mario d’une enquête menée il y a quelques années à la demande d’une amie et collègue à lui, Patricia Hion. Lieutenante de la police spécialisée dans les délits économiques, elle lui demande d’enquêter sur un sombre assassinat au quartier chinois. Le résultat : une lucide investigation de l’environnement social de La Havane, qui permet au détective de parcourir des lieux et anecdotes vécues dans le passé par ses parents, sa famille et ses amis les plus proches.

Les UMAP et le « quinquennat gris »

Les Unités Militaires d’Aide à la Production (UMAP) constituent une des pages les plus sombres de l’histoire de la Révolution cubaine. Elles ont été créées entre 1964 et 1965 puis dissoutes en 1968. Il s’agissait de groupes dans lesquels, à travers le travail dans les champs de canne à sucre généralement, l’on prétendait combattre l’homosexualité et rééduquer ceux qui la pratiquaient.

Il existe plusieurs interprétations pour expliquer la politique répressive du gouvernement révolutionnaire face à l’homosexualité. Certains voient les origines de cette pratique dans un contexte très marqué par la présence menaçante des Etats-Unis. Beaucoup de militants et de dirigeants étaient convaincus que les formes culturelles qui arrivaient du pays du nord – Elvis Presley, le rock, les drogues – étaient des formes perverses qui rongeaient les sentiments d’unité et de solidarité du peuple cubain. Ce qui par conséquent contribuait à la discrimination et persécution de tous ceux qui ne reproduisaient pas les « conduites masculines » appropriées.

En 1968, les UMAP ont été dissoutes, mais pas pour autant la répression qui a acquis de nouvelles formes d’expression. Flémards, « elvispresiens », « drogués », « pitusas » ou « pepillos » (termes cubains équivalents de « pédé »), ils étaient tous considérés comme des lumpens, des produits de la décadence bourgeoise, dangereusement proches de l’impérialisme. Les Jeunesses Communistes sont même arrivées à proposer à ce que les homosexuels ne puissent pas sortir diplômés des universités.

Les années 70, l’âge d’or où la Révolution cubaine séduisait la jeunesse du monde entier, se sont closes politiquement avec la mort du Che en Bolivie, le soutien de Cuba à l’invasion des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie et l’échec de la « récolte [de canne à sucre-zafra] des 10 millionsde tonnes », frustration qui a fini par donner sépulture au rêve de l’économie indépendante.

Dans l’histoire cubaine le « quinquennat gris » renvoie à la période entre 1970 et 1975, pendant laquelle il y a eu des avancées significatives du dogmatisme et autoritarisme dans l’île, avec de néfastes conséquences pour l’art, la culture et les sciences sociales. Le Congrès d’Éducation et Culture de 1971 a marqué un point d’inflexion dans ce sens. Après celui-ci, de prestigieux intellectuels ont été relégués, poussés à l’exil en bonne partie. D’ailleurs, les dissidences politiques réelles ou imaginaires ont souvent été associées à l’homosexualité, comme c’était le cas pour Lezama Lima et Virgilio Piñera. Des revues emblématiques de culture cubaine comme Pensamiento Crítico, dirigée par Fernando Martínez Heredia, ou Criterios, par Desiderio Navarro, ont été fermées ou censurées. Le cycle ascendant de l’autoritarisme avec à la fois la persécution des formes culturelles dissidentes, la répression de genre et la construction d’un État au Parti unique, constitue le rideau de fond sur lequel se recoupent les personnages et les histoires de Padura.

Né en 1953, Mario Conde appartient à une génération qui fait ses études secondaires au début des années 70, lorsque ces processus se trouvaient le plus exacerbés. Dans la fiction de Padura, une enseignante de littérature se fait expulser de son lycée accusée de promouvoir une revue littéraire (où Conde a d’ailleurs publié une nouvelle) qui ne suivait pas les règles officielles, en montrant ainsi les méthodes tout à fait staliniennes du régime. On retrouve aussi le documentaliste qui donne à Conde lycéen un livre « qui le rendrait plus libre » (1984 d’Orwell), tout en cachant la couverture pour éviter les regards indiscrets des gardiens de l’orthodoxie. Ces événements ont alors initié au fur et à mesure les frustrations du protagoniste qui songeait à devenir écrivain.

Par ailleurs, le rituel de Conde et ses amis à l’époque était de se réunir pour écouter « Proud Mary », le classique de Credence Clearwater Revival, le plus fort possible– c’était leur façon de confirmer que, malgré tout, ils continuaient d’être vivants.

Miami et la génération cachée

« Regarde-la bien. Miami ce n’est pas grande chose. Elle a beau avoir tout, mais elle n’a pas le plus important : le cœur ». Voilà les propos d’un vieux révolutionnaire devenu transfuge résidant à Miami à Vents d’automne. Padura est dur dans le ton lorsqu’il décrit le monde de l’exil cubain à Florida, mais évite la condamnation archétypale : on ne peut pas tout assimiler à la gusanería, à savoir l’exil de droite anticastriste. Beaucoup sont partis fatigués de l’autoritarisme bureaucratique, affligés par le manque de libertés, ou simplement à la recherche de nouveaux horizons. Conde a pu le confirmer le jour de son 36ème anniversaire. Pendant la célébration chez son ami Carlos, le maigre, Andrés, un de ses amis les plus proches lui a raconté qu’il avait commencé les démarches pour quitter définitivement le pays. Chirurgien très célèbre, il a pris la décision par pur ennui.

Eric Hobsbawm s’était une fois demandé quand est-ce que finissaient les révolutions. Question étrange pour ceux qui se reconnaissent dans le socialisme internationaliste, qui a toujours compris que la lutte de classes ne peut se finir que sur le plan international. Mais, que se passe-t-il lorsque le régime instauré par une révolution sociale perdure dans le temps et que les transformations à échelle planétaire mettent du temps à arriver ? Dans ce cas il n’est pas incorrect, en termes épistémologiques, de s’interroger sur le moment où cette société rentre dans une période postrévolutionnaire. Hobsbawm suggère quelques critères impératifs à cela, et un de ceux-ci serait l’apparition d’une première génération qui serait née et aurait grandi après la révolution.

C’est la génération de Mario Conde et ses camarades du secondaire, la « génération cachée » comme on la nomme souvent. À Cuba, ceux qui ont vécu les temps de Batista ont une conception du processus révolutionnaire forcément différente de ceux qui sont nés et ont grandi lorsque la révolution était déjà une donnée historique. Et c’est pour ces derniers que l’horizon est devenu étroit. Mais les désirs, les intérêts, les aspirations des nouvelles générations n’apparaissent pas de façon uniforme, et dans les villes cubaines il existe aujourd’hui une grande diversité parmi la jeunesse. Il reste à voir si, comme dans d’autres moments de l’histoire, la jeunesse prend les devants dans la rénovation intellectuelle et morale du pays.

En guise de conclusion

Le détective Mario Conde nous invite ainsi à réfléchir sur des sujets qui ont été passés sous silence à Cuba comme la répression et l’exil. C’est une fiction, comme le signale souvent Padura, mais elle est insérée dans un contexte qui renvoie à la réalité de la société cubaine actuelle. La série raconte finalement, l’histoire d’un groupe d’amis, hommes et femmes ordinaires, attrapés au milieu d’un des processus révolutionnaires les plus vertigineux de l’histoire contemporaine.

Il s’agit, comme le dirait Salinger, d’une histoire simple et émouvante qui nous permet de réfléchir sur le passé et le présent de Cuba et de la Révolution cubaine.

Mai 2015

Traduction : Malena Vrell

 
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