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La Izquierda Diario
18 de juin de 2015 Twitter Faceboock

Le capital au XXIème siècle
Réflexions sur Thomas Piketty et l’inégalité comme « destin manifeste »

Paula Bach

Le livre de Thomas Piketty, le capital au XXIème siècle est passé à la seconde place des meilleures ventes sur Amazon, et à la troisième place dans la liste du New York Times. Selon le Guardian, « l’avoir sous le bras dans certains lieux de Manhattan est devenu un outil imparable pour faire connaissance dans le milieu des jeunes progressistes new yorkais ». Cet ouvrage, que certains considèrent comme emblématique d’une nouvelle période qui clôt le « moment Fukuyama », dominant le monde des idées depuis près d’une décennie, est tout simplement connu aux Etats-Unis sous le titre « Le Capital ». Il a généré une incroyable flopée d’articles et de revues issues des diverses positions existantes dans le champ de la théorie économique. Dans le contexte d’un véritable vide idéologique de la théorie économique bourgeoise à l’heure de la grande crise, ce n’est pas étonnant que le livre de Piketty, qui met l’accent sur la dynamique des inégalités dans l’économie capitaliste, est devenu un phénomène politique en soi, particulièrement dans les pays anglo-saxon, notamment aux Etats-Unis.

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Une machine à produire des inégalités

La surprise avec le travail de Piketty, d’autant qu’il se rattache à une pensée économique de type orthodoxe, c’est que son important travail empirique rassemblant des données couvrant de la période du 18ème siècle à nos jours, identifie le capitalisme comme un système irrémédiablement producteur d’inégalités. Plus d’un siècle après le fameux débat qui a traversé la social-démocratie allemande, Piketty donne, certainement de manière inconsciente, des preuves allant dans le sens des arguments avancés par les marxistes comme Rosa Luxemburg, qui attaquaient frontalement la position révisionniste de Berstein. Ce dernier postulait notamment, que le capitalisme s’accompagnait d’un lent mouvement vers la réduction des inégalités dans la distribution de la propriété, allant de pair avec l’affaiblissement des contradictions de la société.

Une idée récurrente qui traverse les mille pages ou plus de la version française est, qu’à travers l’histoire, le capitalisme a montré une claire et irrésistible tendance à l’accroissement de l’appropriation privée de la richesse, sa concentration au sein d’un groupe restreint, et l’augmentation répétée des inégalités sociales. Seuls des chocs d’amplitude majeure comme la Première et la seconde Guerre mondiale, la révolution russe de 1917, et la grande dépression des années 1930, ont « réduit » les inégalités. Mais sur les dernières décennies, elles ont connu une augmentation continue, avec un niveau atteint au début du XXIème siècle qui se rapproche de celui connu à la période de la Belle Epoque.

Piketty déclare qu’entre 1900 et 1910, la richesse privée représentait entre 5 et 7 ans du Produit Intérieur Brut (PIB) annuel pour respectivement, les plus grands pays européens, et les Etats-Unis. Dans le contexte de faible croissance démographique et économique, ce que Piketty définit comme la tendance normale du capitalisme, les inégalités s’accroissent à mesure que se constitue un capitalisme « patrimonial ». L’accroissement des inégalités se serait probablement poursuivi, atteignant des sommets inimaginables, si les chocs de la période 1914-1945 ne s’étaient pas produits. Après cette période, et comme conséquence de la destruction provoquée par les guerres, ces chocs politiques et économiques, le patrimoine a fortement diminué, tout comme le prix des actifs après la seconde Guerre Mondiale, ne représentant plus que trois ans de revenu national. Comme conséquence d’une destruction de richesses et de l’instauration à des taux très élevés de l’impôt progressif, les inégalités se sont réduites et s’est initiée une période de reconstruction des économies européennes pour lesquelles les taux de croissance ont atteint des sommets, en comparaison avec la précédente période du capitalisme. Durant cette période, Piketty accorde une importance fondamentale à l’émergence d’une « classe moyenne patrimoniale » (essentiellement des petits propriétaires) qui ont pu représenter 40% de la population située entre les 10% les plus riches et les 50% les plus pauvres. Durant la période post seconde guerre mondiale, cette classe moyenne a détenu un quart à un tiers de la richesse nationale dans de nombreux pays européens et aux Etats-Unis. L’augmentation numérique de cette couche sociale là est la principale transformation de la structure de la distribution de la richesse au Xxème siècle.

Piketty insiste sur le fait que la combinaison d’une faible concentration du capital, d’une croissance économique et démographique élevée, et de la baisse des inégalités après la guerre, constitue une nette exception dans l’histoire du capitalisme. La norme est à un taux de croissance faible, une forte accumulation du patrimoine, et à une augmentation des inégalités. Seul des chocs « externes » au système économique, qui prennent leurs origines dans les événements politiques tels que les guerres et des soulèvements sociaux (bien que ces derniers jouent un rôle mineur dans l’analyse) sont capables de renverser ces conditions, et seulement pour une période limitée dans le temps.

Ainsi, après la guerre, la reconstruction des patrimoines s’est faite rapidement, et s’est accélérée durant la « révolution conservatrice » initiée à la fin des années 1970, début 1980. Les taux de croissance moyens ont diminué, la mondialisation et la compétition entre les nations pour attirer les investissements ont poussé à faire baisser la pression fiscale, et surtout à créer un impôt régressif. Cela a eu pour conséquence la très nette progression de la richesse privée et du niveau d’inégalité qui a atteint un seuil jamais vu depuis le début du Xxème siècle. Aujourd’hui, la richesse patrimoniale représente près de 5 à 6 ans du revenu national. Cependant, comme legs des conditions économiques exceptionnelles offertes après la guerre, la classe moyenne des petits propriétaires s’est maintenue, bien que menacée par une augmentation de la pauvreté qui ne tardera pas à générer de puissantes réactions politiques.

Dans le même temps, Piketty pointe le fait que, particulièrement depuis les années 1990, on observe une augmentation persistante de l’inégalité de revenu marquée par une importante augmentation des salaires des « managers ». Cette tendance peut être observée dans la plupart des pays du monde, mais s’avère particulièrement extrême aux Etats-Unis (qui est aujourd’hui clairement plus inégal que la plupart des pays européens), et où les avantages fiscaux ont permis de gonfler les avantages de ces derniers. Sous ces conditions, Piketty alerte sur le fait que le pronostic d’une faible croissance économique pour les prochaines décennies puisse mener à une explosion des inégalités patrimoniales, accompagné d’une plus grande place offerte aux rentiers, et ne reproduise, à l’aube du XXIème siècle, les insoutenables tensions de la Belle Epoque.

Le règne du travail mort

Les recherches empiriques de Piketty montrent l’évolution historique de l’accumulation privée de la richesse : un niveau d’accumulation extrême durant la première moitié du Xxème siècle (ce qui peut tout à fait se reproduire), et sa destruction massive – deux guerres mondiales et la dépression des années 1930 – ont été les préconditions de la période des « Trentes Glorieuses » qui a suivi. Son étude, bien qu’elle s’appuie sur les présupposés largement partagés de l’économie néo-classique, fournissent des éléments féconds, très utiles, au moins comme grille de lecture, pour analyser et évaluer sur des bases empiriques l’évolution de ce que les conceptions marxistes conçoivent comme des tendances à l’accumulation du capital et ses conséquences à travers l’histoire. Mais, comment Piketty explique-t-il la tendance observée ? Il le fait en insistant sur ce qu’il définit comme le mécanisme de divergence de la production de la richesse.

Selon ce mécanisme, à travers l’histoire (à l’exception de la seule période de l’après-guerre) il est possible de vérifier que ce qui revient au capital (the return on capital) est presque toujours plus grand que le taux de croissance dans la plupart des sociétés. Du coup, il suffit que les possédants investissent un faible montant de leurs gains – légèrement au-dessus de la croissance - pour que l’accumulation de la richesse dépasse la croissance de l’économie. Dans ces conditions, la part de la richesse héritée, transmise par la génération antérieure, va dépasser la richesse par héritage va dépasser la richesse gagnée. L’étape de l’appropriation privée et l’existence d’une société de rentiers, qui vit sur la différence entre les investissements et les gains, se maintiennent côte à côte malgré leurs différences. Ainsi, dans l’analyse de Piketty, cet écart entre le retour sur investissements du capital et la croissance économique est la principale force productrice des inégalités sous le capitalisme. Son objectif est de montrer que l’origine des inégalités n’est pas à chercher du côté du capital lui-même, ni dans l’existence du profit, en tant que plus-value), mais dans l’émergence d’une société de rentiers et dans le poids de l’héritage, tous deux tirant leur existence de la différence entre la croissance économique et le retour sur investissement du capital.

Pour faire cela, Piketty postule, de manière extrêmement hypothétique, une égalité entre la croissance et le taux de profit, allant jusqu’à conclure que dans ce cas-là, le propriétaire du capital réinvestit chaque année la totalité de ses gains tirés du capital investi l’année précédente. Dans ces conditions, les rentiers n’auraient plus rien à consommer, puisque rien n’a pu être retiré comme surplus de la rente annuelle s’ils souhaitent que leur capital augmente de la même vitesse que pour le reste de l’économie, élément qui leur permet de maintenir leur statut social au sein de la société. Ainsi, la valeur des biens accumulés lors d’une vie serait compatible avec les « valeurs méritocratiques » et avec les « principes de justice sociale fondamentale de la société moderne ». Ce que Piketty désigne, avec ses mots, comme « les idéaux sociaux-démocrates de l’après-guerre : les profits doivent financer l’investissement, et pas le mode de vie exubérant des actionnaires ». Le problème est que la source fondamentale de l’inégalité n’est pas basée sur du capital « mort », sur la rente, sur l’accumulation à différent degré de capital, ni à rechercher dans les « conditions de formation » du capital hérité. L’origine des inégalités en économie capitaliste est le capital lui-même, qui n’est pas un « objet », pas plus que ne l’est la « richesse » dans les termes que Piketty développe, mais une relation sociale au sein de laquelle le travail vivant est l’unique élément capable d’extraire la valeur représentée par le travail mort contenu dans le capital initial, et rendant possible l’accroissement de l’accumulation. Il n’y a pas de « valeur méritocratique » qui puisse s’insuffler dans le capital : et même si les détenteurs des moyens de production et leurs exécutants s’y essayent de toutes leurs forces, il n’y a pas d’autres moyens pour augmenter la valeur du capital que le recours au travail vivant non rémunéré.

L’inégalité « originelle », celle qui a à voir avec l’existence de détenteurs des moyens de production et de ceux qui n’en possèdent pas, est la condition nécessaire à la reproduction du capital ; C’est dans l’expansion de l’accumulation du capital, et pas dans les propensions à la consommation relatives à la forte concentration de richesse, que se trouvent les racines de l’inégalité. D’autre part, la dynamique de l’accumulation du capital elle-même génère la catégorie de « rentier » et la concentration du capital, et donc l’inégale distribution des richesses. C’est pourquoi le « principe fondamental de justice sociale propre aux sociétés démocratiques modernes » privilégie le droit à la propriété privée qui est irrémédiablement liée à l’existence d’une classe qui n’a aucun accès aux moyens de production, et qui est forcé de vendre sa force de travail, seul outil lui permettant d’assurer sa subsistance, et qui assure l’accroissement de la valeur du capital.

Nous n’habitons pas le royaume des morts (le poids de l’héritage) qui, selon ce que Piketty suggère, domine le monde des vivants : nous vivons au royaume de la propriété privée du travail mort (les moyens de production) qui domine le monde du travail vivant (le travail salarié).

Le refus de Piketty de traiter le caractère historiquement limité du capitalisme l’empêche de développer une théorie de l’histoire du capital. C’est pourquoi dans son travail, il n’y a même pas la trace d’éléments de théorie qui fournissent des bases d’explications à la crise capitaliste et aux conditions nécessaires permettant au capital de la dépasser.

Une nouvelle guerre, une nouvelle fiscalité ?

Après avoir illustré les tendances du capitalisme sur sa période d’existence, avoir démontré avec de nombreuses données à l’appui comment sur plus de deux cents ans, les 50% les plus pauvres de la société n’ont jamais détenu plus que 5% de la richesse nationale ; ou bien qu’au moins deux guerres mondiales et une crise économique dévastatrice ont été nécessaires pour créer les possibilités pour que les 40% d’individus situés entre le dixième de la population la plus riche et la moitié de la population la plus pauvre, possèdent des maisons dans les pays capitalistes avancés, les « pays industrialisés » ; Piketty a mis en évidence cette régularité / loi / dynamique / au travers d’éléments empiriques – l’écart entre l’investissement et la croissance – pour laquelle il n’offre aucun type d’explication.

La vérité c’est que Piketty met de côté toute hypothèse à l’existence d’une dynamique/loi interne au capitalisme qui pourrait expliquer les inégalités dont il rend compte. Son but est de montrer que malgré l’augmentation des inégalités que le capitalisme reproduit, il reste la seule manière, la plus naturelle, de concevoir l’existence humaine. Voilà pourquoi dans son analyse, la croissance apparaît comme un produit « ex-nihilo », n’ayant pas d’origine concrète et matérielle, qui ne dépend pas du retour sur investissement, ni de la volonté des capitalistes, tout comme le taux de retour sur investissement apparaît inexorablement sans comporter plus de justification que sa simple existence. Pour la même raison, en assimilant le capital à la richesse, Piketty ne traite pas le capital comme un rapport social, mais comme une chose en soi, qui a la propriété naturelle et utile d’être rentable, d’offrir un gain.

Suivant cette même logique, lorsque Piketty décrit l’accroissement des inégalités du revenu du travail sur les trente dernières années, il pointe là du doigt la concentration du revenu dans un pôle, mais ne traite jamais l’offensive continue du capital sur le travail. Piketty chercher à donner force de loi à cette différence entre le retour sur investissement et la croissance, et dans le même temps l’oppose, de fait, à la loi de la tendance à la baisse du taux de profit développée par Marx dans le troisième volume du Capital- présentant une remarquablement pauvre critique à cette tendance qui a déjà été empiriquement réfutée par les faits.

Ses conclusions qui déclarent que la source de l’accroissement des inégalités est expliquée par une divergence durable et prononcée entre un taux de « retour sur le capital » et le taux de croissance économique, servent, en premier lieu, de bases de justifications pour les politiques économiques qu’il propose. Après avoir soulevé à plusieurs reprises l’idée qu’une autre guerre mondiale puisse être nécessaire, qu’elle serait cette fois ci vraiment internationale, Piketty met en avant une solution alternative pour réduire l’écart entre le retour sur capital et la croissance économique, à travers l’instauration d’un regroupement des Etats, et l’obtention de leurs accords sur la mise en place d’un impôt certes modeste, mais progressif et mondial, sur la richesse : une taxe de 1 à 2 % sur la totalité des actifs, ce qui, dans le cas de l’union Européenne, correspondrait à 2 % du PIB. C’est, en réalité, une surprenante et timide politique qui n’atteint même pas l’objectif affiché de « remettre les rentiers à leurs places » pour stimuler le développement du capital productif. On notera le manque d’originalité de la mesure qui partage certaines ressemblances avec la taxe Tobin, qui en plus d’être relativement inoffensive, a été largement combattue et dont le processus d’instauration a été dès lors retardé à l’horizon 2016 aux Etats-Unis. Nous devons dire que Keynes, qui partageait également la perspective utopique et réactionnaire de reproduire les opportunités économiques offertes par la guerre en temps de paix, mettant de côté son extrême conservatisme, avait au moins le mérite d’être plus audacieux.

La proposition irréalisable de Piketty de vouloir substituer, en termes de capacité de destruction et de régénération de l’économie, deux guerre mondiales et une crise capitaliste, par un simple impôt, est à l’image de la contradiction de l’œuvre de Piketty, et de son manque de logique interne : autant Piketty apporte des découvertes empiriques extrêmement riches, autant ses conclusions politiques et théoriques sont extrêmement faibles. IL est vrai que la « difficulté surgit car l’analyse économique de la distribution des revenus s’appuie sur l’approche néo-classique qui est par définition a-historique, et qui met de côté toute analyse des rapports sociaux ». C’est évident que Piketty ne parvient à aucune conclusion concernant la relation entre les grands événements qui ont bouleversé le XXème siècle et les limites du capitalisme. Il ne donne aucune importance à ses propres conclusions sur la destruction massive de la valeur du capital et son lien avec les possibilités de fortes croissances et d’explosion des profits qui se sont exprimées au lendemain de la seconde guerre mondiale. De la même manière, si nous nous attachons de nouveau à ce que Piketty décrit comme « les idéaux sociaux-démocrates de l’après-guerre », nous n’allons pas trouver dans son livre, une autre raison – au-delà du temps et de la chance- qui explique pourquoi « la divergence de richesses » présente au sein des valeurs sociale-démocrates, a mis fin aux Trente Glorieuses, et a permis le retour de la norme du capital.

 
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