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La Izquierda Diario
2 de octobre de 2019 Twitter Faceboock

« Deuil national », paraît-il…
Le chiraquisme ou la dernière tentative pour échapper à la crise organique du capitalisme français
Juan Chingo

On ne compte plus les articles hagiographiques à la suite du décès de l’ancien président de la République entre 1995 et 2007, Jacques Chirac. Tout le monde y va de son compliment. Cette canonisation en bonne et due forme empêche néanmoins de percevoir son rôle et sa spécificité en tant que gouvernant à une époque marquée par le déclin du capitalisme français et de son influence dans le monde.

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Un Chirac qui avait la mémoire de la lutte de classes et des rébellions du monde du travail

Chirac a été le dernier président en exercice à avoir connu la seconde Guerre Mondiale et la collaboration. Son style, absolument différent de celui de ses successeurs, et profondément lié à son expérience de l’après-guerre. Chirac a ainsi été témoin du processus d’intenses mobilisations ouvrières, émaillées d’épisodes insurrectionnels, en Europe comme en France, qui a fait suite à la défaite du nazisme.

En 1968, au moment de ce qui est la plus grande grève du mouvement ouvrier occidental, il est absolument conscient de la menace révolutionnaire qui menace par en bas. Protégé de Georges Pompidou à l’époque, il est secrétaire d’Etat aux problèmes d’emploi puis secrétaire d’Etat à l’Economie et aux Finances. C’est ainsi lui qui sera envoyé en première ligne pour négocier, en sous-main, avec la direction de la CGT, les augmentations de salaire qui seront formalisées par la suite dans les Accords de Grenelle, afin de mettre fin à la grève générale.

Ce sont ces expériences traumatisantes pour la bourgeoisie française qui l’empêchera « d’aller aux extrêmes » lorsque la colère de la classe ouvrière se remettra en mouvement avec force par la suite, et quand c’est lui qui prendra les commandes. C’est ainsi qu’il fait faire machine-arrière en 1995, au cours des grandes grèves de novembre-décembre, ou en 2006, face au soulèvement de la jeunesse en lien avec le monde du travail contre le Contrat Première Embauche.

C’est notamment pour cette raison que les fractions les plus avides de la bourgeoisie française et du capital financier international ont pu l’accuser, avec un certain mépris, « d’immobilisme ». Et pourtant, c’est cette méthode qui a permis que ces crises, en dépit de leur profondeur, soient contenues dans le cadre des mécanismes de la V° République, véritable tranchée protectrice de l’exécutif hexagonal.

La bonhommie comme expression de l’absence de « grand projet politique » du capitalisme français…

Produit de son époque, propulsé sur le devant de la scène politique après 1968 et à la fin des Trente Glorieuses, Chirac, à la différence de ses prédécesseurs, n’a plus rien à offrir. La bonhommie, feinte ou bien réelle, sera transformée par lui en art et méthode de gouvernement. En 2005, pour le dixième anniversaire de son arrivée à l’Elysée, Renaud Dély, éditorialiste de Libération réalisait le constat suivant : « Comment un homme sans vision, changeant et gaffeur, a-t-il pu atteindre les cimes du pouvoir et s’y maintenir aussi longtemps ? Pour accéder au nirvana élyséen, ses prédécesseurs ont incarné une certaine idée de la France. De Gaulle en fut l’Histoire, les Français s’identifièrent à la complexité mitterrandienne, Pompidou porta la modernisation économique tandis que Giscard offrit au conservatisme un lifting post-soixante-huitard. Plutôt que de prétendre rallier les électeurs par la grandeur de l’action, Chirac a fait, lui, de la bassesse du verbe sa principale arme pour les séduire. De Gaulle fascinait, Pompidou rassurait, Giscard épatait, Mitterrand inspirait le respect. Chirac roule à l’ordinaire. C’est le copain de régiment, le compagnon de bistrot, le grand-oncle un peu éméché qui raconte des blagues grivoises en bout de table le dimanche midi ».

A défaut de « grand récit » ou de « grand projet » à offrir à la nation et comme sous-produit du déclin inexorable et accéléré du capitalisme français après ses glorieuses années de croissance économique d’après-guerre, cette façon d’être, ou d’apparaître, était bel et bien le dernier outil qui restait à Chirac pour gouverner.

… mais qui empêche que la crise organique ne s’aggrave davantage

Face à la faiblesse de la domination bourgeoise ou, pour le dire en termes gramsciens, face à une crise organique latente, le chiraquisme a su empêcher une involution accélérée de la situation grâce aux deux caractéristiques fondamentales qui ont marqué sa présidence et que nous soulignions plus haut. Il a ainsi su éviter que les crises successives que le pays a connues ne fissurent ou n’ébranlent la figure présidentielle, la principale institution sur laquelle repose l’ensemble du régime français, cette monarchie républicaine héritée du gaullisme.

Par sa méthode, Chirac a su empêcher que ne s’ouvre davantage les brèches existantes au sein du corps social, conséquences de la crise sociale et économique, de manière à maintenir une certaine cohésion nationale. Aussi, à l’aune du contexte actuel, certains analystes (très peu, si l’on considère le chœur des célébrations chiraquiennes de ces derniers jours) considèrent que « Chirac était d’abord un radical-socialiste. Il respirait une république des terroirs avant la France des périphéries ». Radical, donc, à l’instar de ce parti qui fut la principale force politique sous la Troisième République, caractérisé par son fort ancrage territorial au sein de la petite bourgeoisie en province comme dans les villes et dont le déclin, dans les années 1930, ouvre le chemin de la capitulation du régime parlementaire français face au régime fasciste et collabo de Vichy.

Aujourd’hui, c’est cette « France des périphéries » qui a violemment fait irruption sur le devant de la scène avec le soulèvement des Gilets Jaunes dans un Hexagone fragilisé à l’extrême, où ont virtuellement disparu les médiations entre l’Etat et la société civile qui amortissaient les affrontements sociaux. Chirac a été le dernier représentant de cette période, malgré les mouvements qui ont secoué à plusieurs reprises son règne politique en tant que Premier ministre puis en tant que Président. On songera, bien entendu, au mouvement lycéen et à la grève du rail de 1986, aux grèves de novembre et décembre 1995, à l’embrasement des banlieues en 2005, à la défaite lors du Traité Constitutionnel Européen, la même année, et au mouvement anti-CPE l’année suivante.

Autant d’éléments « orientaux » se développant au sein de démocraties bourgeoises occidentales, comme nous l’abordons dans Gilets Jaunes. Le soulèvement. En d’autres termes, l’offensive néolibérale des trois ou quatre dernières décennies a affaibli et a détérioré toute une série de mécanismes et de « tranchées » propres à l’Occident à l’instar du suffrage universel, du système des partis de masse, des syndicats, des institutions civiles les plus diverses, de même que l’École ou le tissu associatif qui sous-tendent l’influence de la classe dominante indépendamment de son assise sur les corps de répression.

Dans la mesure du possible, et à grands renforts de bonhommie, le chiraquisme aura donc maintenu la cohésion sociale sur ce champ de mines dans lequel la démocratie impérialiste française se transformait à mesure qu’avançait le néolibéralisme et l’internationalisation du capital, la soi-disante globalisation dont le grand patronat hexagonal était partie-prenante. C’est la conscience de cette fragilité politique et sociale couplée à la crainte de voir resurgir les spectres du passé, comme en 1968, qui ont nourri le chiraquisme. Comme le souligne l’analyste cité en amont, « cet athlète de la politique, qui avait traversé les déserts de l’impopularité aussi, qui avait échoué souvent dans son irrépressible envie du pouvoir, qui s’était mu de jeune loup carnassier de la chose publique en vieux fauve des rings électoraux, ne portait pas une idée à l’instar d’un De Gaulle mais une intuition. L’intuition d’un pays blessé qui n’était plus ce qu’il fut, d’un pays qui avait sédimenté tant de traumas qu’il ne fallait pas bousculer au-delà du nécessaire, ni blesser par une sémantique excessive ».

Le déclin accéléré et les risques auxquels ont dû faire face les successeurs de Chirac et la V° République

Si l’on peut dire que la scission entre dirigeants et dirigés est l’une des caractéristiques d’une crise organique, alors cette tendance à la césure s’est accélérée après la Chiraquie, atteignant son point culminant sous Macron. De par la crise du capitalisme français, relégué à un second plan dans le cadre de la concurrence internationale et de sa perte d’influence en tant que puissance impérialiste, les successeurs de Chirac n’ont jamais eu à proposer que la (contre)réforme grimaçante sans rien donner en échange, dans le cas de Nicolas Sarkozy et sa fameuse « rupture » ; François Hollande, de son côté, a enterré sous le tombereau d’attaques ce qui restait des coalitions de gauche qui avaient gouverné par intermittence, à partir de 1981, ainsi que le Parti Socialiste, refondé par François Mitterrand à Epinay en 1971. Macron, quant à lui, pour ses proches comme pour ses opposants, assume vouloir réformer pour réformer, sans générer la moindre adhésion, pas même au début de son mandat, en termes de base sociale au-delà de certains secteurs privilégiés des classes moyennes supérieures.

Mais pour la classe dominante, cette façon de gouverner a un coût de plus en plus élevé. C’est ce qu’a montré l’impossible réélection de Sarkozy et de Hollande, qui ont dû se replier à la suite d’une vague sans précédent d’antisarkozysme, dans un premier temps, rattrapée par la suite par ce qu’a été le sentiment anti-Hollande. Le soulèvement des Gilets Jaunes a, pour sa part, indiqué à quel point la crise de régime avait opéré un saut, fissurant un peu plus et de façon accélérée la V° République. Jamais, en effet, depuis 1968, un mouvement social n’avait remis en question à ce point, de manière aussi explicite et puissante, la figure présidentielle.

Après cette « grande peur » qu’a connue le pouvoir bourgeois, on comprend mieux le moment d’unité nationale que traverse le pays, l’espace d’un deuil. Un deuil dont il y a fort à parier que la durée sera bien éphémère, et dont l’adhésion est largement exagérée par les médias. Ainsi, on vivrait donc un moment d’unité, entre ceux d’en bas et ceux d’en haut. C’est ce que souligne Cécile Cornudet, dans son éditorial des Echos écrit à l’occasion de la « cérémonie d’hommage populaire » organisée par Macron : « Il est des nôtres. Dans la longue file de ceux venus, malgré la pluie, lui rendre hommage ce dimanche aux Invalides, sur les registres ouverts par l’Elysée pendant trois jours, sur les réseaux sociaux, chez les vieux comme chez les jeunes, partout, des Français pleurent en Jacques Chirac l’un des leurs. Celui qui effaçait la coupure, aujourd’hui béante, entre élites et peuple. Jacques Chirac, Chirac, Chichi, qu’importe, il était proche. On le voyait comme tel. Président si Français qui aimait les Français ».

Indépendamment de cette fausse perception que pourraient avoir certains secteurs des classes populaires qui considéreraient comme l’un des leurs un politicien bourgeois corrompu qui, toute sa vie durant, a été au service du grand capital, on notera qu’il n’y a en revanche aucune ressemblance entre le portrait que dresse Cornudet de Chirac et le président actuel. Et tout ceci n’a rien d’un hasard.

 
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