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La Izquierda Diario
14 de octobre de 2019 Twitter Faceboock

Un appel à la révolte
Ciné. « Bacurau », dystopie où la résistance collective des opprimés paie
Philippe Alcoy
Tatiana Lima

Un film cathartique qui pousse à l’extrême la réalité sociale brésilienne pour mieux la dénoncer. Un film beau et, à l’encontre de ce que pourrait prétendre un visionnage superficiel, fin et subtil.

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Éminemment politique, Bacurau est le troisième long-métrage de Kleber Mendonça Filho, réalisé conjointement avec Juliano Dornelles. Kleber Mendonça Filho dénonçait déjà avec l’équipe de son dernier film « Aquarius » le coup d’Etat institutionnel qui a destitué l’ancienne présidente Dilma Rousseff au Festival de Cannes en 2016. L’histoire se déroule dans un futur proche mais beaucoup d’éléments renvoient au présent ; une histoire qui se sert du futur pour mieux parler du présent. Le tout enrobé d’une musicalité exquise, notamment avec l’ouverture du film avec la douce voix de la célèbre chanteuse Gal Costa interprétant « Não identificado » (non-identifié), ce qui donne déjà la tonalité du style de ce chef d’œuvre.

« Bacurau » est le nom fictif d’un village à l’ouest de Pernambouc, au Nordeste brésilien. Mais la réalité sociale dépeinte est bien réelle. Le Nordeste est en effet l’une des régions les plus pauvres du Brésil, mais loin de tout récit caricatural, le film montre un certain « développement inégal et combiné » : dans ce village perdu au milieu du Sertão – région semi-aride – avec une seule rue, une école et une église, les habitants utilisent et s’organisent à travers la plus moderne technologie.

Bacurau, est un village pauvre du Nordeste brésilien donc mais il aurait presque pu être aussi le nom d’une favela ou d’un quartier populaire dans n’importe quelle métropole du pays, au moins en ce qui concerne les besoins de ses habitants, les misères, les humiliations mais aussi une certaine solidarité. Kleber Mendonça Filho décrit de façon condensée une vaste réalité sociale où l’on peut mettre en exergue quelques détails importants qui contrastent avec certains aspects de la société brésilienne : la mise en valeur de femmes trans, la bienveillance des habitants de Bacurau vis-à-vis des prostituées, l’organisation collective et la solidarité face à une situation économique précaire.

Sur le panneau d’entrée du village, on lit « Bacurau, 17 km. Si vous y allez, faites-le en paix » avant d’emprunter des chemins de terre menant à la petite commune. Simple hasard ou symbole, le numéro 17 a été le code électoral de Bolsonaro pendant les présidentielles. En effet, beaucoup de critiques voient dans ce film une dénonciation du Brésil de Bolsonaro. Or, il a été réalisé avant l’arrivée de Bolsonaro au pouvoir. En réalité, Bacurau expose, à travers de références discrètes, des dynamiques sociales et des éléments qui structurent le Brésil depuis sa création. On pourrait dire que ce film expose et dénonce à sa façon la structure de classes, les inégalités, le racisme et les injustices inhérentes à la société capitalisme sous-développée brésilienne. En ce sens, il pourrait être qualifié comme une dénonciation du gouvernement Bolsonaro mais également de l’ensemble de gouvernements des dernières décennies.

Cette dénonciation de la « caste politicienne » est incarnée dans le personnage du maire d’une grande ville voisine, dont Bacurau semble dépendre administrativement, qui, en vue des élections, se dépêche pour livrer des livres dans un camion de charge qui ensuite les déverse en plein sol, comme s’il s’agissait d’une cargaison de sable. Avec les livres sont livrés aussi quelques cercueils, des aliments périmés et même des anxiolytiques applicables par voie anale. Le maire-candidat retrouve des rues désertes, mais aussi des insultes qui fusent aussitôt il finit son discours dans le vide. Tout un symbole du rejet de la politique « coup de Com’ », de la politique des « gestes pour la forme » et électoraliste, de la corruption, du clientélisme et de l’hypocrisie politicienne. Et pour compléter ce tableau, le maire-candidat repart en amenant avec lui une jeune prostituée.

Dans Bacurau on devine que le Brésil traverse une période politique tendue, un conflit social très profond opposant le Nordeste du pays, pauvre, au sud, plus riche et plus blanc ; peut-être même une guerre civile. Et ce clivage régional, hérité de la fondation du pays, sous un arrière-plan d’inégalités économiques mais aussi de racisme, s’exprime plus ouvertement dans la méfiance des habitants de Bacurau vis-à-vis d’un couple mystérieux de motards blancs venus du sud du pays. Et cela d’autant plus que leur camion citerne, essentiel pour une région en manque permanent d’eau, venait de se faire cribler de balles.

Ces deux personnages, dissonants avec le paysage, venus du sud du pays symbolisent plus qu’eux-mêmes. Ils deviennent une sorte d’allégorie de ces classes dominantes locales qui s’associent à des groupes économiques ou de pouvoir étrangers intéressés pour exploiter X ou Y région aux dépens des populations locales. Mais là où Bacurau devient très pertinent c’est quand on dépeint dans les détails ce partenariat : une association inégale où la partie locale est totalement subordonnée à la partie étrangère ; les classes dominantes locales acceptent même l’humiliation tout en prétendant être l’égal des partenaires étrangers. En ce sens, la politique de soumission aux intérêts de l’impérialisme nord-américain de l’actuel gouvernement Bolsonaro au Brésil devient presque une pathétique caricature de cette image que Kleber Mendonça Filho résume brillamment.

En effet, plus tard on apprend que ces deux « sudistes » sont les partenaires d’un groupe de suprématistes blancs nord-américains, dirigés par un allemand, qui prétendent faire de Bacurau leur terrain de jeu macabre. Et c’est à ce moment-là que tout semble basculer. C’est à ce moment-là que Bacurau prend une dynamique très différente par rapport à d’autres dystopies où face à la catastrophe c’est souvent une logique individuelle de survie ou de petit groupe qui prime. Ici c’est une résistance collective qui se met en place. Et c’est à ce moment-là également que l’histoire s’accélère, qu’elle rentre dans sa dimension quasi stupéfiante, qu’elle rentre dans une spirale inarrêtable de violence, chargée de sens politique.

Bacurau est une histoire sans personnage principal. Mais c’est aussi une histoire avec plusieurs « petits héros ». C’est le cas de Lunga. Un délinquant, très violent, queer et apprécié par les habitants de Bacurau. Une sorte de « bandit social », faisant écho aux années 1960 et 1970 où les criminels et droit commun étaient enfermés dans les mêmes cellules que les prisonniers politiques et souvent influencés politiquement par ces derniers ; des prisonniers qu’une fois dehors revenaient dans les favelas et reprenaient leurs activités illégales tout en essayant de développer un discours politique social et d’apporter une certaine assistance aux habitants locaux démunis face à un Etat indifférent. C’est justement Lunga qui pensera le plan militaire de défense de Bacurau face à l’attaque des mercenaires nord-américains.

« Manichéen » selon Le Monde, faible ou « film qui échoue » pour ne pas savoir maitriser les registres opposés selon certains critiques de France Inter, Bacurau réunit dans les écrans diverses références – du western à la science-fiction – et marche dans les pas du modernisme brésilien. Pourtant, il n’échoue pas, comme dans le manifeste anthropophagique d’Oswald Andrade qui resitue « l’habitant local » comme acteur de sa propre histoire et qui intériorise, à travers le cannibalisme, les éléments culturels de la culture dominante, accouchant leur propre identité. Bacurau est une allégorie des opprimés qui s’insurgent contre l’agression de l’impérialisme et de la bourgeoisie nationale à travers l’auto-organisation, germe d’une société nouvelle. Bacurau véhicule en effet un appel à la révolte, à l’action collective face à l’injustice et à la violence des oppresseurs. Le film pose également la question du rapport à la violence et la légitimité de la violence des opprimés face aux dominants. Un film qui invite à réfléchir. Un film à voir.

 
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