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La Izquierda Diario
21 de avril de 2020 Twitter Faceboock

Chute historique
La nouvelle crise du pétrole a déjà commencé aux États-Unis
Philippe Alcoy

La chute historique du prix du pétrole aux États-Unis est le résultat de l’irrationalité du système capitaliste et elle aura des conséquences économiques, sociales et géopolitiques.

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Lundi soir les marchés étaient sous le choc : le prix du baril de pétrole aux Etats Unis touchait son plus bas historique. A -37 dollars le baril, les producteurs et les investisseurs payaient leurs clients pour acheter leur stock. Surréaliste. Le lendemain le prix du baril a récupéré un peu du terrain perdu repassant sur la barre des zéro dollars pour rechuter plus tard à -4 dollars. Cependant, ce que cette chute vertigineuse révèle c’est une très forte pression sur le marché mondial du pétrole et en même temps l’irrationalité de la production capitaliste.

Que s’est-il passé ?

La première chose à savoir c’est que cette chute implique principalement le prix du baril WTI (West Texas Intermediate), qui est utilisé comme standard pour fixer le prix du pétrole aux Etats Unis, et non le Brent qui détermine le prix du baril dans la plupart des pays, notamment en Europe et dans les pays producteurs membres de l’OPEP ainsi que la Russie, entre autres. Les causes immédiates de cette chute historique sont d’ordre « technique ». La pandémie de Coronavirus et les mesures de confinement prises par la plupart des pays européens, aux Etats Unis et dans une grande partie du monde ont mis pratiquement à l’arrêt l’économie et fait plonger la demande de pétrole ; cela a obligé les producteurs de brut nord-américains à stocker leur production. Or, les capacités de stockage nord-américaines sont sur le point de saturation. A cela il faut ajouter que les contrats pour les achats du mois de mai arrivaient à échéance ce mardi.

Dans un contexte de baisse de la demande, de capacités de stockage presque saturées et de la perspective d’un mois de mai où la demande sera au plus bas, non seulement les producteurs mais aussi (et surtout) les spéculateurs se sont trouvés sans clients et dans l’impossibilité de stocker leur pétrole. Il s’est alors déclenchée une panique et l’offre excessive a fait tomber le prix du baril à des valeurs négatives. Le prix du baril Brent de son côté, même s’il n’a pas connu une chute aussi importante, il a également été affecté. Lundi soir il se vendait à près de 26 dollars et le lendemain à moins de 20 dollars, une chute de 19%. Tout cela montre que la chute de lundi soir ne relève pas simplement d’une question « technique » mais qui a des causes plus profondes.

Chute de la demande mondiale de pétrole et spéculation

En effet, plusieurs analystes espèrent que la chute se limite à cette question « technique » dans un contexte particulier et que les échéances des mois prochains connaitront des prix plus « normaux ». Cependant, alors que pendant quelques heures le prix du baril pour le mois de juin était vendu à autour de 20 dollars, ce qui semblait être une meilleure perspective, vers la fin de la journée de mardi son prix tombait à 11,5 dollars, une très mauvaise nouvelle pour les producteurs nord-américains. En effet, comme on peut le lire dans le Wall Street Journal : « Les prix restent inférieurs à ce dont la plupart des entreprises ont besoin pour exploiter les puits existants sans perdre d’argent. Dans une récente enquête de la Banque fédérale de réserve de Dallas, les opérateurs pétroliers ont estimé qu’il leur en coûtait entre 26 et 32 dollars pour produire un baril à partir d’un puits existant dans le bassin permien de l’ouest du Texas et du sud-est du Nouveau-Mexique. À 20 $, les opérateurs du bassin pourraient perdre 200 millions de dollars par semaine, selon une analyse des données que les producteurs ont communiquées à la Fed de Dallas. (…) La société d’analyse énergétique Rystad Energy a déclaré qu’à 30 dollars le pétrole, plus de 70 producteurs américains de pétrole et de gaz pourraient avoir des difficultés à payer les intérêts de leur dette cette année ; à 20 dollars le brut, cela passerait à environ 140 sociétés ». Le magazine Forbes va dans le même sens : « Plus longtemps [la crise] durera, plus cela va évincer les producteurs de l’industrie pétrolière qui dépendent de l’endettement pour financer leur activité. Une année de pétrole à moins de 20 dollars décimerait probablement l’industrie pétrolière américaine, ne laissant que les plus gros producteurs ».

En effet, ce qui inquiète le plus les spéculateurs et les producteurs du secteur c’est que depuis le début de l’épidémie de Covid-19 et les mesures de confinement dans les principaux pays consommateur la production globale, la demande a chuté vertigineusement. Toujours selon le Wall Street Journal : « La demande mondiale de brut est normalement d’environ 100 millions de barils par jour. Les estimations de la baisse [de la consommation] varient considérablement et changent quotidiennement, mais la plupart d’entre elles situent la demande actuelle entre 65 et 80 millions de barils par jour. En volume et en pourcentage, la chute dépasse l’effondrement de la période 1979-1983. [Mais] elle s’est produite en quatre semaines, et non en quatre ans ».

Cela n’empêche pas certains spéculateurs de parier sur une reprise de l’économie mondiale à l’automne et de commencer à investir sur des livraisons en novembre quand le baril serait vendu plus cher. Ce mécanisme spéculatif est illustré dans un autre article du Wall Street Journal avec l’exemple de Salomon Brothers lors de la crise du Golfe au début des années 1990 : « En 1990, Phibro, la branche pétrolière de Salomon Brothers, a chargé des pétroliers avec du brut bon marché juste avant que l’Irak n’envahisse le Koweït voisin et que les prix du brut ne flambent ». Autrement dit, les spéculateurs d’aujourd’hui font le pari (optimiste) d’acheter du brut bon marché avant que la reprise de l’activité économique ne fasse augmenter les prix vers l’automne. Evidemment, rien ne garanti ces perspectives optimistes qui dépendent de l’évolution de la situation sanitaire globale, ou du moins dans les principales économies, et de l’évolution de la situation économique elle-même.

Guerre du prix du pétrole

Nous aurions tort de penser que cette chute du prix du pétrole n’implique que le marché nord-américain. En effet, depuis début mars, et donc avant que la pandémie soit déclarée et que la plupart des pays commencent à prendre des mesures drastiques pour contenir la propagation du Covid-19, l’Arabie Saoudite et la Russie s’étaient lancées dans une « guerre du prix du pétrole » en faisant augmenter la production considérablement et donc l’offre mondiale de brut. Cela a provoqué la chute du prix du baril Brent et en même temps mis une très forte pression sur les producteurs nord-américains dont les coûts de production sont plus importants.

En effet, la baisse de la demande chinoise depuis le début de l’année suite au ralentissement de l’activité économique avait poussé l’OPEP, menée par l’Arabie Saoudite, à tenter de passer un accord avec la Russie sur une réduction de la production afin d’éviter une chute trop forte des prix internationaux du brut. Cependant, la Russie n’a pas accepté l’accord, ce qui a provoqué que l’Arabie Saoudite décrète une hausse de son offre de pétrole créant une pression à la baisse des prix. Dans Geopolitical Futures on explique le refus de la Russie ainsi : « Le budget de la Russie est équilibré à un prix du pétrole inférieur à celui de l’Arabie Saoudite et des autres membres de l’OPEP, ce qui permet à la Russie de s’affranchir de la baisse des prix tout en maintenant un excédent budgétaire. Et compte tenu de sa faible croissance économique depuis 2015, la Russie souhaitait également mettre plus de pétrole sur le marché afin d’obtenir des revenus supplémentaires. En outre, Moscou a vu une opportunité de pousser les concurrents américains hors d’Europe en faisant baisser les prix à des niveaux auxquels la production américaine serait non rentable ».

En effet, bien que dans la presse la « guerre du prix » soit présentée comme une dispute entre l’Arabie Saoudite et la Russie, la réalité c’est que toutes les deux s’opposent à l’avancée et en même temps convoitent les parts de marché des producteurs étatsuniens. C’est en ce sens que cette « guerre » du prix était aussi un danger pour les intérêts nord-américains.

Mais face à la chute brutale de la demande à la fin mars suite aux mesures de confinement dans les principales économies mondiales, tous les acteurs de cette « guerre » ont vu leurs intérêts en danger et ont été forcés de revenir à la table de négociations. C’est ainsi que le 12 avril dernier la Russie et les pays membres de l’OPEP (Arabie Saoudite en tête), lors d’une réunion sous les auspices de Trump lui-même, sont arrivé à un accord « historique » sur la réduction de la production de 10 millions de barils par jour à partir du 1er mai. Cependant, pour beaucoup d’analystes et surtout d’investisseurs, cet accord arrive trop tard et les coupes dans la production ne seront pas suffisantes pour répondre à la chute de la demande de brut.

Nonobstant, ceux qui sont pointés par certains analystes comme les « gagnants » de cette situation sont l’Arabie Saoudite et la Russie qui pourraient réussir à tirer profit des difficultés des producteurs nord-américains menacés de faire faillite. On annonce d’ailleurs que l’Arabie Saoudite aurait envoyé une flotte de pétroliers chargés de brut vers les Etats Unis, ce qui va encore aggraver la situation dans le pays. Mais comme le dit Dave Ernsberger de S&P Global Platts, « l’Arabie Saoudite et la Russie ont toutes deux gagné ici, mais c’est une victoire à la Pyrrhus (…) elles doivent regarder par-dessus leur épaule car le Brent n’est pas loin derrière (…) et le monde est à court de stockage (…) Ainsi, ce que nous avons vu hier en Oklahoma [les capacités de stockage quasi saturées], un peu comme le virus de Wuhan, nous pouvons voir ici le virus du marché pétrolier se propager très rapidement au reste du monde ».

Faillites, protectionnisme et frictions internationales

Cette situation pose la question très pressante de la possibilité de faillites en masse d’entreprises pétrolières nord-américaines avec un impact sur les travailleurs très important. Mais ce ne sont pas seulement la Russie et l’Arabie Saoudite qui tireraient profit de ces faillites, les géants pétroliers étatsuniens pourraient voir un certain intérêt à ce que leurs petits concurrents disparaissent et leurs laissent leurs parts de marché.

Ainsi, la Texas Railroad Commission, qui a le pouvoir de réguler la production de pétrole dans l’Etat de Texas (40% de la production étatsunienne), s’est réunie mardi pour déterminer si elle imposait des limites à la production (ce qu’elle n’a plus fait depuis les années 1970). Finalement, elle a décidé de « reporter » sa décision au 5 mai. Comme l’explique le journal espagnol El Mundo : « La Commission a repoussé la question pour sa réunion de mai. Il ne s’agit pas seulement d’un débat idéologique sur l’intervention de l’État sur le marché. Il s’agit également d’une question de lobbying. Les grandes compagnies pétrolières américaines, telles que ExxonMobil, Chevron et Conoco, ne sont pas favorables à l’aide ou à la limitation de la production parce qu’elles obtiennent la majeure partie de leur pétrole brut par des méthodes conventionnelles, et non par le "fracking", et préfèrent donc que leurs concurrents plus faibles tombent pour gagner des parts de marché ».

Mais la faillite de producteurs aura aussi des conséquences sur les sous-traitants et les banques qui ne réussiront pas à récupérer l’argent emprunté. Pour les travailleurs cela va se traduire par des licenciements massifs. En partant du secteur pétrolier c’est toute l’économie qui risque d’être touchée.

Face à cette situation, des voix s’élèvent pour demander de la « protection » de la part du gouvernement fédéral. Trump lui-même a déclaré qu’il ne laisserait pas tomber les entreprises du secteur. En effet, en pleine année électorale Trump a beaucoup en jeu, notamment dans les Etats producteurs de pétrole tels que Texas. L’une des options que le gouvernement fédéral serait en train d’étudier c’est l’interdiction temporelle d’importation de pétrole saoudien (certaines parlent de 2 à 3 mois). Donald Trump avait déjà menacé la Russie et l’Arabie Saoudite d’imposer des taxes douanières à leurs produits si elles n’acceptaient pas d’arriver à un accord sur la réduction de la production de brut.

Une telle décision pourrait avoir des conséquences évidemment sur les relations bilatérales entre les Etats Unis et l’un de ses principaux alliés au Moyen Orient. Aucune des deux parties n’aurait intérêt à arriver à une telle situation. Cependant, face à des questions stratégiques et de survie il est difficile de dire qui va céder. Pour l’Arabie Saoudite la question de gagner de nouvelles parts de marché est fondamentale pour la survie de son régime et ses affaires. L’alliance économique, militaire et politique avec les Etats Unis l’est aussi. Mais en même temps le gouvernement nord-américain ne peut pas se permettre de laisser son secteur pétrolier s’effondrer. Ce que cette situation montre c’est qu’avec la crise du pétrole s’ouvre une période de concurrence plus agressive pouvant amener à des frictions y compris entre des Etats alliés. Et cela sans mentionner les frictions déjà existantes entre des Etats comme la Russie et les Etats Unis. De la part des Etats Unis, ce nouveau front de la crise économique va sans doute amener Trump et son gouvernement à l’adoption de mesures de plus en plus protectionnistes.

L’irrationalité capitaliste

Dans un article paru dans Reuters, on nous explique que la chute historique du prix du pétrole nord-américain était tout à fait « rationnelle ». Et l’article nous explique effectivement la « logique » qui amène tout naturellement à ce résultat : la surproduction. Mais cette logique capitaliste où la production n’a pour but que le profit conduit parfois à des aberrations. Ici, nous nous trouvons face à la situation où en pleine pandémie, avec la moitié de la population confinée et l’économie pratiquement arrêté dans plusieurs secteurs, les capitalistes continuent à produire par crainte de perdre leurs parts de marché, même s’ils savent que personne n’achètera leur production ; ils continuent à extraire du brut même s’il n’y a pratiquement plus où le stocker. Pour garder leur place sur le marché, ils continuent à faire tourner la machine, même à perte, et ensuite ils demandent des aides à l’Etat.

Evidemment, l’extraction de pétrole implique des contraintes techniques et économiques importantes et la décision d’arrêter la production n’est pas simple à prendre ni une décision que l’on peut prendre du jour au lendemain. Cependant, c’est avant tout la concurrence qui pousse à une situation surréaliste comme celle que l’on a vécu lundi soir où le baril se « vendait » à -37 dollars ! Car si au lieu de concurrence il y avait une planification rationnelle de la production, les coûts et les contraintes techniques d’un arrêt de la production pourraient être analysés, compensés ; la production pourrait effectivement être adaptée à la situation exceptionnelle que traverse la planète.

Mais cette irrationalité combinée à la crise économique deviendra sans aucun doute une nouvelle source de pression pour assouplir les mesures de confinement prises pour arrêter la propagation du Covid-19. Il est possible que des entreprises fassent faillite jetant à la rue des milliers de travailleurs et en même temps que d’autres patrons mettent en danger d’autres milliers de salariés en les poussant à reprendre le travail sans les mesures de sécurité nécessaires.

Au contraire cette situation « délirante » devrait servir, pour les travailleurs et les classes populaires, à se poser la question du mode de production capitaliste et son irrationalité. La crise du pétrole qui a déjà commencé devrait aussi nous amener à nous poser la question de la préservation de l’environnement : n’oublions pas qu’afin de stocker le brut, des patrons sont allés jusqu’au ridicule de remplir des wagons de trains de pétrole, ce qui est très dangereux.

Alors qu’une nouvelle crise, très grave, menace notre existence, il va se poser de façon de plus en plus ouverte la question de notre survie, celle de la classe ouvrière et de l’ensemble des exploités et opprimés, ou celle de leur système irrationnel qui nous mène à la barbarie.

 
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