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29 de juin de 2020 Twitter Faceboock

Racisme et violences policières
Débat. Brakni met à mal Ruffin : de quelle "gauche" avons-nous besoin pour mettre fin au racisme ?
Anasse Kazib

Mardi 23 juin, Aude Lancelin recevait Youcef Brakni et François Ruffin dans son émission « Pas de quartier » afin de discuter de la nouvelle séquence ouverte depuis la mort de George Floyd aux États-Unis concernant les violences policières et le racisme systémique. Un débat riche entre deux positions aux antipodes sur ces questions, qui ouvre des discussions stratégiques centrales pour la période à venir.

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Un retour sur les prises de position polémiques de Ruffin

Les deux hommes se connaissent un peu car ils ont déjà eu l’occasion de débattre ensemble dans le passé. La première fois que l’on parle des deux, c’est lors d’un meeting organisé au Havre par la CGT en 2017, où sont réunis de nombreux porte-paroles de différents partis et syndicats, comme Philippe Poutou ou encore François Ruffin. Assa Traoré et Youcef Brakni étaient également présents ce jour-là pour représenter le comité qui réclame justice et vérité depuis juillet 2016 concernant la mort d’Adama Traoré. Lors de cette rencontre Youcef Brakni et Assa Traoré n’avaient pas hésité à l’interpeller directement pour qu’il prenne position sur l’affaire et porte un t-shirt à l’Assemblée Nationale afin d’interpeller les politiques de manière subversive. À l’époque Ruffin avait décliné la proposition expliquant « qu’il devait être intimement convaincu et mener son enquête », ce qui lui avait alors valu les foudres de nombreux militants contre les violences policières.

Pour cette nouvelle rencontre, Aude Lancelin n’a pas hésité dans cette émission à poser les questions qui fâchent, concernant cette polémique au Havre en 2017 et alors qu’aujourd’hui le Comité Adama a su rassembler des milliers de personne les 2 et 13 Juin dernier sur Paris. Outre cet épisode, elle est également revenue sur le rétropédalage de François Ruffin concernant la Marche contre l’Islamophobie. Signataire de la tribune appelant à la manifestation, il avait à l’époque expliqué qu’il avait « foot le dimanche » pour justifier qu’il n’irait pas manifester. Une prise de position qui lui avait à nouveau valu les foudres de nombreux militants, choqués par cette attitude, et cette phrase concernant le foot du dimanche lui colle toujours à la peau. On peut ainsi encore lire fréquemment des commentaires ou des tweets le concernant, expliquant par exemple que « Nous aussi on aura foot quand faudra voter pour lui ».

Si l’on peut trouver courageux de la part de Ruffin d’accepter ce débat après ces polémiques, celui-ci survient à un moment clé où le Comité Adama est devenu incontournable, et où la question des quartiers populaires est posée largement dans le débat public. Pourtant si François Ruffin a expliqué sur le plateau de QG vivre encore ces deux sorties, celle du Havre et celle concernant la Marche contre l’Islamophobie « avec un sentiment de honte », son mea-culpa reste hésitant. Concernant le port du t-shirt à l’Assemblée il explique que « c’est un acte hyper fort qu’on ne fait pas tous les matins ». Ce à quoi Youcef Brakni lui rétorque en souriant que « c’était parce que tu disais que tu n’étais pas pour la cravate et même tu avais mis un maillot de foot » à quoi Ruffin finit par répondre « Si je dis voilà je vais le faire, je dois le faire et la voilà c’est quand même un marqueur… (soupire) voilà. »

Cette séquence est assez intéressante pour plusieurs points, le premier c’est qu’on voit que même si Ruffin dit avoir un « sentiment de honte » concernant cette séquence au Havre, son explication reste très alambiquée. Regrette-t-il de ne pas avoir accepté ? On ne le saura pas. La phrase où il soupire en disant que c’est un « marqueur » montre par ailleurs qu’il n’est guère à l’aise avec l’idée de porter la question de la mort d’Adama Traoré à l’Assemblée. Une attitude qui montre les limites du parlementarisme réformiste et des parlementaires de gauche, qui, tout en adoptant un discours plus à gauche, souhaitent rester dans les limites de la démocratie bourgeoise. Dans ce cadre, il est plus facile de se rendre à l’Assemblée avec un maillot de foot pour soutenir le football amateur que de dénoncer les violences policières et d’interpeller la Garde des Sceaux au nom de la famille Traoré.

C’est cette contradiction qu’exprime le soupir de Ruffin. Car dénoncer les violences policières c’est risquer de froisser les âmes sensibles bourgeoises en s’attaquant au pilier qu’est la police, mais aussi risquer de perdre les voix d’une aile de son électorat qui ne comprend guère la lutte contre le racisme et les violences policières. De même, il faut également écouter sa réponse concernant sa sortie sur la Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2f019, expliquant qu’il n’a pas signé « personnellement » cette tribune, tout en disant derrière que s’il comprenait à l’époque cette manifestation, il ne se sentait « personnellement pas à l’aise ». Que veut dire ce charabia ? Pas à l’aise avec quoi exactement, sinon dénoncer le racisme dans la société, que cela concerne les personnes racisées ou bien la communauté musulmane qui subit la discrimination, entre polémique sur le voile dans les écoles, comparaisons au nazisme et autres.

La réponse de Youcef Brakni est assez cinglante, car il n’hésite pas à montrer les contradictions sur la réponse de François Ruffin, lui rappelant qu’il avait déjà dans un papier pour Fakir expliquait qu’il « n’irait pas à la Marche (à Beaumont en 2016) … car tu n’aimes pas taper sur la police comme un hochet qui va te revenir à la gueule » ajoutant « ce qu’on a pu voir comme prise de position pour les gilets jaunes, sans prendre de précaution, on a pas pu le voir lorsque Adama Traoré meurt entre les mains de la police ». Après un rappel de nombreux faits concernant des actes ou meurtre racistes, il conclue : « je pense qu’on ne pourra rien faire entre les quartiers populaires et la gauche tant que cela ne sera pas à l’agenda [la question du racisme est des violences policières] ».

Face au racisme d’Etat et aux violences policières, de quelle « gauche » avons-nous besoin ?

Dans toute l’émission, Ruffin montre à plusieurs reprises son attache aux institutions républicaines, répétant plus d’une dizaine de fois les mots « République », « républicain » tandis que pas une fois il n’utilisera le terme de « violences policières ». Youcef Brakni, quant à lui, affiche d’entrée de jeu son parti pris pour une position anticapitaliste, en expliquant le lien étroit entre racisme et capitalisme, depuis l’origine du système capitaliste avec l’esclavage, et combat l’illusion qui consiste à dire que l’on peut combattre l’un sans combattre l’autre. C’est en ce sens, qu’il affirme qu’il est illusoire de croire que nous allons pouvoir « réformer la police » sans remettre en cause l’ensemble du système capitaliste et son racisme systémique. Sur ce terrain, il combat et critique à juste titre la « gauche », avec le franc-parler qui le caractérise.

Ce n’est pas sur les critiques de fond à cette « gauche institutionnelle » et à une conception en fin de compte réformiste, mais sur cette expression qu’utilise Youcef Brakni lorsqu’il parle de « gauche » que j’ai un léger désaccord avec lui. Car dans un premier temps, que veut dire « la gauche » ? Bien évidemment, la « gauche institutionnelle » est incapable d’apporter une réponse de fond à la problématique du racisme systémique et des violences policières, parfois elle évite même d’en parler, à l’image de François Ruffin pour ce qui est des violences policières qu’il refuse de nommer. Et François Ruffin va encore plus loin, il affirme avec une vision complètement ouvriériste, qui rappelle les conceptions de type staliniennes, que la question des violences policières ou du racisme n’est pas centrale « c’est une vieille considération que le travailleur l’emporte sur la couleur de peau ». Lorsque Youcef Brakni explique « j’ai l’impression que les personnes comme Ruffin, ne veulent pas s’associer aux noirs et aux arabes, pour pas perdre comme dirait Adrien Quatennens, les fâchés mais pas fachos (…) la gauche est piégé par les enjeux électoraux », Ruffin esquive en disant « le problème n’est pas là ». Mais il n’essaye même pas de se défendre contre le fait qu’il serait opposé à l’idée de s’associer avec des noirs et des arabes pour des enjeux électoraux.

En effet, lorsque Youcef explique l’imbrication entre capitalisme et racisme, chose que nous partageons, il apparaît clairement que la simple réforme des institutions à l’intérieur du système capitaliste ne peut suffire. Mais lorsque Youcef parle de « gauche » il met dans le même panier cette approche réformiste et la gauche qui se revendique « révolutionnaire ». Certes, il existe encore au sein même des organisations qui se revendiquent révolutionnaires une forte incompréhension sur l’importance de défendre ces questions, contre l’idée totalement erronée que la lutte contre le racisme ou encore le féminisme divisent la classe ouvrière, ou que dans le combat contre le capitalisme, la lutte contre les oppressions, dont le racisme, passerait à un second plan.

Pourtant, nous sommes aussi nombreux à penser que ces combats sont liés et que précisément c’est en bataillant pour que l’ensemble de la classe ouvrière, à commencer par ses organisations syndicales et politiques, prenne à bras le corps la lutte antiraciste et contre l’institution policière dans son ensemble, qu’on pourra enfin unifier notre classe sociale pour l’orienter dans un combat commun contre ce système capitaliste raciste d’exploitation et d’oppression. Parce que, comme dit Youcef, sans remettre en cause l’ensemble du système capitaliste, il est impossible de lutter efficacement contre les violences policières. L’exemple le plus frappant est peut-être le fait que dans la principale puissance impérialiste, les Etats-Unis, c’est sous la présidence d’Obama qu’il y a eu un record de personnes noires mortes dans les mains de la police raciste.

Mais, sur ces questions-là, on ne peut attendre que des partis politiques, même ceux qui se revendiquent révolutionnaires, se réforment d’eux-mêmes par enchantement ou bien par stratégie électorale. Donc la question que toutes et tous les militants des classes populaires, conscients de cet enjeu, devraient se poser est celle de savoir par quel biais, avec quelle stratégie et avec quels outils nous allons être capables de renverser l’ensemble de ce système.

Qui va faire cela ? Qui luttera pour la dissolution de l’institution policière, contre le capitalisme, le racisme d’Etat, le patriarcat ou encore la destruction de la planète par le capitalisme, sinon un grand parti révolutionnaire, capable d’organiser tout cela. Tant que les militants antiracistes et anticapitalistes, comme ceux et celles du Comité Adama, ne sautent pas le pas vers la nécessité de s’organiser au-delà des collectifs, nous n’arriverons pas à construire une force matérielle capable d’opposer une alternative à ce capitalisme racial, chose qui ne pourra pas se faire dans le cadre des institutions, mais seulement par le biais d’une révolution. Il est nécessaire de lutter pour obtenir justice et vérité pour les victimes, mais si nous ne prenons pas conscience de la nécessité de lutter pour la révolution, et pour cela lutter pour la construction d’un grand parti révolutionnaire, capable de mener les processus à leur terme, nous sommes condamnés à vivre encore et encore avec ce racisme d’Etat, ces violences policières, ces jeunes morts sous les corps de policiers, ces manifestants arrêtés et gazés pour défendre leurs droits.

Marx disait « la pensée dominante est la pensée de la classe qui nous domine » et notamment sur ces questions d’organisation politique, indéniablement nous suivons cette volonté de la bourgeoisie de nous éloigner à tout prix de l’organisation « partidaire ». C’est le meilleur cadeau que nous faisons à la bourgeoisie, qui elle est organisée avec son Etat, sa police, sa justice…

Il ne s’agit bien évidemment pas de décréter la construction d’une organisation sur la base d’une somme de bonnes intentions, mais d’ouvrir une discussion, sur la base de l’expérience des mobilisations et de la lutte des classes, pour construire ensemble cet outil à même de battre en brèche ceux qui nous exploitent et nous oppriment.

En dernière instance, il y a donc pour moi un véritable déséquilibre dans la discussion entre Youcef Brakni et François Ruffin, car l’un parle de lutte contre tout un système avec un discours fort et de l’autre, le député France Insoumise, raisonne de manière électorale, expliquant que pour lui « en 2022 on ne gagnera pas avec la question des violences policières au centre ». L’un parle avenir et l’autre de tactique pour son programme politique dans les prochaines échéances électorales. Néanmoins il est intéressant de voir à quel point la gauche réformiste est incapable, comme lors des gilets jaunes d’être une solution, pour des fronts de lutte de plus en plus radicaux et subversifs, posant non plus la question de réformette indolore pour la bourgeoisie et le capitalisme.

On a pu voir dans ce débat entre les deux à quel point cela était frappant, que même si la gauche réformiste était capable de soutenir moralement ces luttes, elle ne souhaite pas affronter les piliers centraux de la démocratie bourgeoise. Qui mieux que François Ruffin avec ses propres mots dans ce débat, pour montrer toutes les limites du réformisme « De toute façon même si tu mets le bon bulletin dans l’urne, s’il n’y a pas cette pression populaire, on n’arrive à rien ». Il reconnait lui-même que même si une personnalité de gauche arrivait au pouvoir par les urnes dans un Etat bourgeois, il ne pourra rien sans que continuent les luttes et la pression sociale. Je ne pense pas faire meilleure démonstration que Ruffin, pour dire l’inefficacité de la gauche réformiste contre la bourgeoisie. Et en dernière instance, la question n’est pas de faire pression sur un gouvernement « de gauche », car il y a déjà de nombreuses expériences dans l’histoire même récente, comme en Grèce au moment du gouvernement Tsipras, qui montrent l’échec de cette stratégie de transformation sociale au sein même des institutions actuelles. Il s’agit, au contraire, de mener une lutte révolutionnaire pour tout renverser et construire ainsi une société sur d’autres bases, un gouvernement des travailleurs eux-mêmes, seule manière de ne serait-ce que songer à en finir avec le racisme et les violences policières, intrinsèques au système capitaliste et à l’impérialisme français, construit sur la base de son passé colonial d’exploitation, d’oppression et d’exploitation des richesses en particulier de l’Afrique.

Ce débat entre Ruffin et Brakni aura le mérite de montrer à quel point, il est plus qu’urgent d’avoir des débats stratégiques au sein même de la gauche anticapitaliste, encore plus dans cette période de crise organique qui s’intensifie, entre mouvement des Gilets jaunes, grève contre la réforme des retraites, crises du Covid19, mouvement antiraciste et contre les violences policières, ainsi que cette énorme crise économique qui s’accélère de jour en jour avec son lot de plans de licenciements massifs. Mais elle est également une première pierre dans le débat entre réformisme ou révolution, même dans le milieu antiraciste qui se pose de plus en plus la question sur les délimitations stratégiques et la manière de s’organiser.

 
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