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La Izquierda Diario
2 de septembre de 2020 Twitter Faceboock

Témoignage
Licenciée après l’annonce de sa grossesse, une conductrice de bus perd ses jumeaux et poursuit la RATP
Flora Carpentier

L’histoire de N., conductrice de bus RATP, illustre de façon dramatique à quel point la rentabilité peut prendre le dessus sur la vie et la santé des travailleurs. Dix jours après avoir fait part de sa grossesse gémellaire à son responsable hiérarchique, N. apprend la rupture de son contrat sur des motifs ubuesques. Alors qu’elle se bat contre cette violente décision, elle perd ses jumeaux à 5 mois de grossesse.

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Crédit Photo : La Photo Sociale

L’histoire commence en décembre 2018, lorsque N., conductrice de bus récemment embauchée sur le dépôt RATP Croix-Nivert dans le 15e arrondissement parisien, apprend qu’elle est enceinte de deux jumeaux depuis plus de 3 mois. Son médecin lui prescrit immédiatement un arrêt de travail. N. est inquiète d’annoncer sa grossesse à son employeur, étant donné qu’elle n’a eu l’occasion de rouler qu’un seul jour depuis son embauche. « Je ne savais pas que j’étais enceinte quand j’ai été embauchée, nous confie-t-elle. Je me suis demandé comment ils allaient le prendre ».

A la RATP, les femmes enceintes ne sont pas maintenues à la conduite, au vu des risques du métier. « C’est trop dangereux, à cause des secousses, du risque d’accidents, mais aussi du risque d’agressions, nous explique Ahmed Berrahal, élu CGT et secrétaire CSSCT. Dès le premier jour où une femme machiniste annonce sa grossesse, la RATP est tenue de l’affecter à un poste où elle ne sera pas exposée à ces risques-là, le plus souvent dans les bureaux ».

N. appelle immédiatement son manager pour lui annoncer sa grossesse. « Je lui ai dit que j’espérais que ça n’aurait pas d’impact sur mon poste à la RATP, que j’étais prête à travailler sur un autre poste. Il m’a tout de suite rassurée, en me disant que je n’avais pas à m’excuser, que j’avais le droit d’être enceinte, et en me félicitant. Mais dix jours plus tard, le 19 décembre, je reçois un recommandé me disant que la RATP met fin à mon contrat à compter du 21 décembre, sous prétexte que j’étais en période d’essai de deux mois et que je ne faisais pas l’affaire, sans motif ni explication quelconque et alors que je venais d’être validée en conduite. Je venais d’ailleurs de recevoir la tenue dédiée au personnel validé ». « Madame N. était en période de commissionnement, elle n’était donc soumise à aucune période d’essai. L’article 47 des statuts de la RATP prévoit que la rupture de la période de commissionnement doit nécessairement être motivée » précise son avocate, Maître Souad Abdelbahri.

Accablée par cette nouvelle brutale, N. a du mal à croire à ce qu’elle vient de lire mais n’entend pas en rester là. Elle appelle immédiatement son supérieur pour exiger des explications. Mais le ton de sa voix a changé, par rapport aux félicitations auxquelles elle avait eu droit dix jours plus tôt : « Vous avez été licenciée parce que vous avez renversé un cycliste le 8 décembre », assène-t-il sèchement. N. n’en revient pas et lui demande de répéter : « Il y a une enquête en cours, je ne peux pas vous en dire plus », entend-elle à l’autre bout du fil. N. est sous le choc, face à ces accusations qu’elle dément fermement : « Le 8 décembre il y avait les manifestations de Gilets Jaunes. J’étais en limitation de ligne, donc je n’ai quasiment pas roulé ». Mais son responsable insiste : « vos supérieurs vous suivaient en voiture de service et ils vous ont vu renverser un cycliste ». N. n’en croit pas ses oreilles.

« Il faut savoir qu’une femme enceinte est juridiquement protégée pendant sa grossesse. Avant son congé maternité, le contrat ne peut être rompu que pour faute grave ou en cas d’impossibilité de maintenir le contrat (en cas d’inaptitude par exemple). Dans les deux cas, évidemment, le motif doit être étranger à la grossesse », précise Me Abdelbahri. « Concrètement, le seul moyen dont disposait la RATP pour se séparer de ma cliente, c’était de lui imputer une faute grave » poursuit-elle.

« Ces accusations sont absurdes, s’indigne N. On m’explique que j’ai renversé quelqu’un mais il y’a beaucoup trop d’incohérences : je n’ai rien remarqué lors de la conduite, personne ne m’arrête, je poursuis mon service comme si de rien n’était, on me valide en conduite... ça ne tient pas la route ! » Son sang ne fait qu’un tour : « j’ai bien compris que ma grossesse vous posait problème, répond-elle dans le combiné. Mais ses nerfs lâchent : « Je raccroche, j’étais en pleurs. Pour moi c’est évident que c’était de la discrimination parce que j’étais enceinte. J’ai appelé l’inspection du travail et j’ai décidé de porter plainte pour dénonciation calomnieuse ».

N. poursuit : « Quelques jours plus tard, je reçois un courrier RAR annulant et remplaçant le premier, avec une convocation à un entretien préalable à licenciement le 17 janvier 2019 pour ’conduite non sécuritaire (accident corporel)’. Un motif hallucinant parce qu’il aurait dû entraîner l’intervention de la police et des pompiers, mais bien évidemment rien de tout ça n’a eu lieu ».

« C’est comme si on m’accusait d’avoir ôté la vie d’une personne, alors que je la portais… »

Pour N., il ne fait aucun doute qu’elle a été victime de discrimination à cause de sa grossesse : « Si j’avais réellement provoqué un accident corporel en conduisant, les choses ne se seraient pas passées comme ça, on ne m’aurait même pas laissé finir mon service. La réalité c’est qu’ils ont voulu se débarrasser de moi parce que j’étais enceinte ». Face à de telles accusations, l’angoisse prend le dessus et sa grossesse devient de plus en plus difficile : « je ne dormais plus, je ne vivais plus... On ne m’a donné aucune précision. Les élus du personnel ont usé de leur droit d’alerte et ont demandé à plusieurs reprises le rapport qui est fait lors de chaque accident ainsi que tous les documents en lien avec mon service ce jour là, ils n’ont jamais rien obtenu. C’est comme si on m’accusait d’avoir ôté la vie d’une personne alors que je la portais. Je me demandais comment tout ça allait finir. Mon médecin m’a mis sous antidépresseurs et somnifère ».

L’histoire ne s’arrête pas là. A la mi-janvier, à quasi 5 mois de grossesse, N. a ses premières contractions. « Je vais à l’hôpital. Médicalement on me dit que tout va bien, on me dit que ce sont potentiellement des contractions dues au stress, qu’il faut donc que je me détende. Mais impossible de me calmer face aux accusations qui sont portées contre moi et ce sentiment d’avoir volé la vie d’une personne. Le lendemain, les contractions se rapprochent, donc je retourne à l’hôpital, et là on m’annonce que je suis en train d’accoucher. Évidemment c’était trop tôt, mais on m’a expliqué qu’on ne pouvait rien faire pour l’empêcher. J’accouche dans la nuit du 14 au 15 janvier d’un garçon et d’une fille, vivants, ils se sont éteints dans la nuit. Avant même que j’accouche on me parlait déjà de morgue, de cimetière, d’enterrement... ça a été très dur, pour une maman qui pense à la vie, de mettre ses enfants au monde tout en pensant au deuil... ».

« La RATP a détruit ma vie et ma famille, ils m’ont détruite en tant que femme »

« Je suis hospitalisée jusqu’au 17 janvier, le jour où mon entretien préalable devait se tenir. C’est ce même jour que j’ai enterré mes enfants. Mon mari appelle un élu CGT et lui explique notre situation. Il était dépité et nous a dit de ne pas nous préoccuper de l’entretien, qu’il pouvait avoir lieu sans moi. Je ne me suis pas rendue à l’entretien, mon mari ayant prévenu la direction que nous enterrions nos enfants ce jour là. Il leur a d’ailleurs indiqué que cet accouchement prématuré était dû à mes angoisses elles-mêmes dues aux accusations. La RATP a finalement décidé de me réintégrer. J’ai reçu un nouveau courrier m’annonçant que suite à l’épreuve douloureuse que je vivais ils mettaient fin à la procédure de licenciement, et que mon dossier disciplinaire serait effacé ».

N. vit sa réintégration comme un moindre mal mais en aucun cas comme une réparation face au drame qu’elle vient de vivre : « Je me suis dis qu’ils n’avaient aucune considération pour l’être humain que je suis. Ils ont détruit ma vie, ils ont détruit ma famille, ils m’ont détruite en tant que femme... et tout ce qu’ils trouvent à faire c’est de me réintégrer comme si de rien n’était ». Une colère d’autant plus légitime que malgré sa réintégration, N. n’est pas au bout de ses peines côté administratif : « Malgré ma convocation en janvier, de fait j’étais licenciée depuis le 21 décembre 2018 : ils m’avaient envoyé mon solde de tout compte, je n’étais plus dans leurs effectifs et je n’avais plus de mutuelle. J’ai croulé sous les factures d’hospitalisation et de pompes funèbres, un véritable enfer ».

Aujourd’hui, N. a décidé de porter son combat devant la justice, pour faire reconnaître la responsabilité de la RATP dans ce qu’il lui est arrivé. Son avocate Me Abdelbahri nous précise avoir « saisi le Conseil des Prud’hommes d’une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail de Madame N., sur le double fondement de la discrimination sur l’état de grossesse et du harcèlement moral ». N. est déterminée : « J’ai décidé de mener mon combat jusqu’au bout. Car même si rien ne me ramènera mes enfants, la RATP doit prendre ses responsabilités. J’en ai besoin pour faire mon deuil, pour ma dignité et celle de mes enfants mais aussi pour toutes les autres femmes qui peuvent être amenées à vivre ça. Je suis en arrêt maladie depuis un an et demi pour dépression, je veux retrouver ma dignité ».

« Je veux que toutes les femmes victimes se disent que c’est possible de mener un combat face aux plus grandes entreprises françaises »

N. estime désormais que son combat dépasse de loin son cas personnel : « Pour la journée de la femme, la RATP cherche à promouvoir la place de la femme dans l’entreprise, en nous faisant croire qu’elle prône l’égalité homme-femme. Je veux montrer la réalité de la condition féminine au sein de la RATP. Je n’ai plus le choix, ce n’est plus mon combat mais celui de toutes les femmes. Je veux que toutes les femmes victimes se disent que c’est possible de mener ce combat, même face aux plus grandes entreprises françaises ».

Pour Ahmed Berrahal, élu CGT, secrétaire CSSCT du CSE2 et référent harcèlement, la discrimination subie par N. n’est pas un cas isolé : « Pour la RATP, une machiniste enceinte n’est pas productive, donc ça ne les intéresse pas. Il y a un peu plus d’un an, on a réussi à démontrer que les femmes enceintes subissaient une discrimination dans leurs évolutions de carrière, puisque les congés maternité n’étaient pas pris en compte dans le calcul de l’ancienneté. La RATP a été obligée de signer un protocole pour réparer cette injustice, mais elle a refusé d’indemniser rétroactivement les femmes qui avaient subi cette discrimination, ce qui aurait été un minimum si elle avait du respect envers les femmes ! D’ailleurs on l’a encore vu avec les fichiers illégaux de salariés qui ont fuité cette année, avec une colonne « grossesse » pour ficher les femmes enceintes... ça montre bien l’état d’esprit de la RATP, prête à bloquer les salaires de femmes qui s’apprêtent à donner la vie ! »

Les femmes enceintes, un boulet pour la RATP ? Le cas de Fatma, machiniste au dépôt de Belliard

L’affaire de N. rappelle à Ahmed le cas d’une autre machiniste enceinte, Fatma du dépôt de bus de Belliard (Paris 18e), qu’il avait défendue quelques années plus tôt : « A la RATP les femmes enceintes doivent être affectées à des postes qui garantissent leur santé et leur sécurité, généralement dans les bureaux. Mais pour Fatma ils n’ont rien respecté de tout ça : ils lui faisaient démarrer des bus à 4 heures du matin dans le froid, porter des caisses lourdes... ». Fatma avait livré son témoignage dans l’Epik, la brochure éditée par le CSSCT du CSE2, en octobre 2019 : « Je commençais à 4h30, il fallait que les bus soient tous allumés avant que le premier sortant démarre à 5h15. Je ne sais pas combien de bus je démarrais. Je montais, descendais, remontais, redescendais et même si j’étais avec d’autres agents MRB, j’étais la seule femme, enceinte en plus, à faire ça. J’avais tellement froid, j’avais beau mettre plusieurs couches de vêtements sous ma tenue, j’étais obligée de me réchauffer au dépôt une fois les bus démarrés. J’avais peur de tomber, de me cogner le ventre, de glisser à cause du verglas. J’étais dans les gaz d’échappement, ça puait ».

Elle raconte aussi avoir subi des remarques discriminantes de la part de sa hiérarchie, qui l’ont poussée à bout. Ces mauvais traitements se répètent lors de sa deuxième grossesse où elle se retrouve cette fois affectée au tramway, en pleine canicule : « Je commençais à 6h00 du matin. Il faisait chaud, nous portions des gilets et n’avions pas le droit de nous asseoir pour l’image de l’entreprise. Je suis donc allée voir le médecin du travail qui m’a prescrit des restrictions de postes ». Mais sa supérieure ne l’entend pas de cette oreille : « Elle m’a dit qu’elle n’avait rien pour moi, qu’il fallait que je retourne voir le médecin du travail pour enlever des restrictions, qu’il m’attendait. En fait elle l’avait déjà appelé pour faire pression sur lui ». Il a finalement fallu que la CSSCT CGT du CSE2 intervienne pour que la RATP se résigne à respecter les conditions de travail de Fatma ; un témoignage supplémentaire de la façon dont les femmes enceintes sont traitées à la RATP.

Pour en revenir au cas de N., suite au lancement de la procédure aux Prud’Hommes, l’audience qui devait se tenir le 1er septembre a été reportée à une date ultérieure. N. attend cette audience pour enfin tenter de faire son deuil.


Appel à témoignages : si vous travaillez à la RATP et que vous estimez avoir été discriminée ou harcelée en tant que femme, si vous souhaitez nous faire par d’un quelconque témoignage concernant vos conditions de travail, n’hésitez pas à nous écrire à [email protected].

 
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