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La Izquierda Diario
28 de octobre de 2020 Twitter Faceboock

Témoignage d’Anabelle, enseignante
« Quand Christine Renon s’est suicidée, on a pas eu droit à une minute de silence ! »

Annabelle est enseignante dans un lycée de l’Académie de Toulouse. Suite à l’assassinat de Samuel Paty, qui a provoqué une accélération des politiques islamophobes et réactionnaires du gouvernement, elle revient sur la situation dans l’Education Nationale. Elle expose notamment ses craintes pour le retour en classe, dans un contexte où le ministre de l’Education Nationale n’hésite plus à reprendre publiquement le vocabulaire de l’extrême-droite.

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Crédits photo : AFP / Thomas SAMSON

Révolution Permanente : En tant qu’enseignante, quelle a été ta réaction suite à l’assassinat de Samuel Paty ? Comment as-tu vécu séquence politique qui s’est ouverte ensuite ?

Annabelle : J’ai été extrêmement choquée lorsque j’ai appris ce qui c’était passé. L’acte en lui-même est horrible : décapiter quelqu’un, le tuer pour quelque chose qu’il a dit, c’est terrible. En même temps, j’ai le sentiment que je n’ai même pas eu le temps d’être solidaire. Parce que ça a été récupéré très vite par des hommes politiques et des médias avec lesquels je ne suis pas d’accord, qui ont instrumentalisé un fait très grave pour le transformer en un outil au service d’un discours raciste et autoritaire. Quand Christine Renon s’est suicidée, on n’a pas eu droit à une minute de silence ! Une directrice d’école se suicide sur son lieu de travail en disant que c’est l’institution qui l’a poussée à faire ça, et à aucun moment l’institution ne s’est remise en question.

Là, alors que justement on nous maltraite depuis des années, c’est devenu « les profs sont des héros », un peu comme le gouvernement l’a fait avec les personnels soignants depuis le début de l’épidémie de Coronavirus. Samuel Paty est devenu un symbole de la liberté d’expression dans les discours du gouvernement, alors que nous-même nous n’avons pas le droit de dire ce qu’on pense. A Toulouse, l’année dernière, on s’est fait gazés quand on a manifesté devant le rectorat. A chaque fois qu’il y a une manifestation, c’est l’angoisse parce qu’il y a des policiers partout, des lacrymogènes. En fait, ces gens qui défendent la liberté d’expression, c’est d’abord eux qui ne la respectent pas.

RP : On a l’impression, si on écoute les discours relayés dans les médias, que les enseignant.e.s auraient peur de parler de la laïcité et seraient des victimes terrifiées des élèves et de leurs familles. Comment tu abordes cette question et quel est ton lien avec tes élèves ?

A. : Je n’ai pas du tout peur de mes élèves. Avec eux, je peux parler de plein de choses, de religion, de féminisme… Dans mon établissement, les élèves sont aux trois-quarts musulmans, et ça ne m’a pas empêchée de faire une émission de radio sur l’islam et l’islamophobie, ou de parler de féminisme. Là par exemple je suis en train de monter une cellule de veille sur les violences sexistes et sexuelles, et il n’y a pas de problème.

En fait, pour moi, ce sont avant tout les élèves qui sont victimes de ce que qu’on veut mettre derrière le concept de laïcité. Derrière la laïcité telle qu’on veut nous la faire enseigner, ce qui est visé, c’est l’islam. Les élèves musulmans se sentent déjà attaqués de toute part depuis des années. Quand il y a eu les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, on en a parlé en classe. Les élèves étaient choqués, mais les questions c’était surtout : « après ça, qu’est-ce qui va m’arriver en sortant dans la rue ? ». Surtout les filles, qui se font en permanence insulter, agresser. Les gamines qui portent le voile en dehors de l’école, c’est terrible pour elles. Et là on en est au point où l’extrême-droite râle contre Blanquer et Darmanin car ils reprennent leurs propos… On a des élèves qui se sentent tellement exclus de toutes part que ça prend des proportions absurdes. Ça fait le jeu des islamistes, qui arrivent à endoctriner les élèves.

Au final, j’ai surtout peur pour mes élèves. On est en train de fermer les lycées professionnels, il y a de moins en moins de place, il y en a qui se retrouvent à la rue… Qu’est-ce qu’ils vont devenir ces gamins-là ? Dans mon lycée, j’ai un élève qui s’est fait exécuter froidement la semaine de la rentrée. Il a pris 12 balles dans un règlement de compte. C’était en dehors de l’établissement, et on a eu aucune information de la part du proviseur. Ce sont les élèves de sa classe qui nous ont prévenus, et on a rien fait. Pas d’hommage, on a même pas eu de suivi psychologique. Comme il était lié au trafic de drogue, il y en a même qui ont sous-entendu qu’il l’avait cherché. Moi, j’ai culpabilisé. Ce gamin il aurait pu être bien à l’école, suivre et ne pas se retrouver dans une situation pareille…

Mais pourquoi ces gamins on n’arrive pas à les récupérer à l’école ? Parce qu’on ne nous laisse pas la possibilité de les raccrocher, parce qu’on ne nous donne pas les moyens de faire ça. C’est scandaleux d’abandonner des jeunes comme ça, de ne pas avoir les moyens de les suivre. Évidemment qu’on ne peut pas régler tous les problèmes sociaux à l’école, mais il y a une responsabilité du gouvernement et de l’Etat de laisser des gamins comme ça, sans rien, à la rue.

RP : Que penses-tu des mesures annoncées par Jean-Michel Blanquer pour le retour en classe (avec, entre autres, un temps de discussion avec les élèves pour « réaffirmer les principes de l’école et de la République »), mais aussi des annonces du ministre de l’Intérieur qui promet un « renforcement de la sécurité dans les établissements » (sous-entendu : une présence policière renforcée) ?

A. : Tout ça ne risque que de faire empirer les choses. Parler des valeurs de la République tel qu’ils l’entendent, c’est en fait une discussion à sens unique : il y a la parole de l’institution et de l’Etat, mais il n’y a pas de possibilité de s’exprimer sur ce qui s’est passé. Comme c’est toujours les mêmes élèves qui sont visés, les élèves musulman.e.s, ou « pas assez français.e.s », ils vont se sentir encore plus stigmatisés. De même, rajouter des policiers, c’est de la provocation. Ça ne va régler aucun problème de société.

Je n’ai pas envie de participer à tout cela, mais je me questionne sur les moyens qui nous restent pour refuser. J’aurais aimé avoir le temps de réfléchir à la situation, un temps qu’on ne nous a pas accordé. S’il n’y avait pas eu toute cette récupération, ça ne m’aurait pas posé problème de discuter de ce qui s’est passé avec les élèves. Tout le monde a trouvé ça horrible, et, si j’avais le choix, je laisserais les élèves s’exprimer librement sur le sujet, parce que je sais qu’on peut discuter avec eux. Maintenant, avec toute la récupération, la discussion ça va forcément dévier sur l’islam et son incompatibilité avec la République...

RP : Comme tu le soulignais plus haut, on a assisté ces derniers jours à une reprise par différents membres du discours de l’extrême-droite. Jean-Michel Blanquer a dénoncé « l’islamo-gauchisme » à l’université et la participation de Jean-Luc Mélenchon à la marche contre l’islamophobie en novembre dernier, tandis que Gérard Darmanin fustige les rayons « communautaires » au supermarché… Pour toi, quel est le rôle que le gouvernement veut faire jouer aux enseignants dans ce contexte ?

A. : Le gouvernement veut faire des enseignant.e.s de bons petits soldats, sans leur laisser la possibilité de présenter un esprit critique. Le message, c’est que si tu oses remettre en cause l’action du gouvernement, tu vas être taxé « d’islamo-gauchisme », l’ennemi absolu. Mais « islamo-gauchiste », ça ne veut rien dire. C’est juste une manière de nous attaquer pour pouvoir défendre tranquillement des valeurs d’extrême-droite.

A Toulouse, Jean-Luc Moudenc [le maire actuel, ndlr.] avait dénoncé pendant les municipales la radicalisation d’extrême-gauche, en disant qu’on était des terroristes pour évoquer ce qui c’était passé pendant les grèves [ou des manifestant.e.s s’étaient introduit.e.s dans le centre des congrès pour perturber les vœux du maire. Ndlr.]. C’est une manière de faire peur. Pour moi, ces attaques, c’est aussi un moyen de dire : si une enseignante pense que l’islam n’est pas un problème, ça veut dire qu’elle est pour la décapitation des profs, et même, c’est de sa faute si des collègues se font décapiter, parce qu’elle défend les musulmans. Alors que ça n’a rien à voir.

En clair, en tant qu’enseignant.e.s, la liberté d’expression c’est fini. Alors que pour moi, le rôle de l’école, c’est justement d’apprendre aux jeunes à avoir un esprit critique, pour pouvoir s’émanciper, pour pouvoir se débrouiller dans le monde en gardant leur personnalité. Qu’ils aient une culture générale, qu’ils puissent s’ouvrir. Maintenant ce n’est plus ça. On fait de plus en plus rentrer les entreprises, le privé et on apprend à se taire. On évalue les compétences, pas les savoirs, pour préparer les élèves au monde du travail et à accepter tout et n’importe quoi.

Finalement, si on parle « d’islamo-gauchisme » et que le gouvernement tacle tous les mouvements « intersectionnels », c’est aussi parce qu’il y un mouvement antiraciste et féministe en France qui prend beaucoup d’ampleur. Dans les rassemblements contre les violences policières après la mort de Georges Floyd, ou à la dernière manifestation pour le 8 mars, il y avait beaucoup de monde, et surtout, énormément de jeunes, qu’on ne voit pas habituellement dans les manifestations. Et ça, ça fait peur au pouvoir. C’est pour ça qu’il va falloir se battre, les prétendus « islamo-gauchistes », et ceux qui croient à l’intersectionnalité, pour garder notre liberté de penser et de s’exprimer.

 
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