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La Izquierda Diario
19 de décembre de 2020 Twitter Faceboock

La pêche au centre des tensions
"Deal" ou "no deal", ce sont les classes populaires qui vont payer le prix du Brexit
Joachim Bertin

Quatre ans après le vote de sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne, la date butoir pour obtenir un accord arrive à expiration. "Deal" ou "no deal" ? Dans les deux cas une même conclusion : ce sont les classes populaires qui vont payer le prix du Brexit.

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Le 1er février dernier s’ouvrait une période de transition durant laquelle, si le Royaume-Uni n’était plus membre de l’Union Européenne (UE), les règles de l’espace économique et notamment de l’union douanière continuaient de s’appliquer. Cette période touche désormais à sa fin et le Brexit, adopté par référendum il y a maintenant quatre ans, le 23 juin 2016, prendra officiellement effet en intégralité lors du passage de la nouvelle année. Cette entrée en application si tardive s’explique par de nombreux reports visant à trouver un accord de libre-échange entre l’UE et le Royaume-Uni. Cette fois-ci, il n’y aura pas de nouveau délai : « deal » ou « no deal ».

Le programme des négociations a été passablement bouleversé par la pandémie de coronavirus et comme l’a annoncé Michel Barnier, le négociateur en chef du Brexit pour la Commission Européenne, il ne reste que « quelques heures utiles » pour arriver à un accord. Pour ajouter à l’urgence, les chefs de groupes parlementaires ont exigé de recevoir, au plus tard, l’accord éventuellement trouvé, dimanche à minuit afin de pouvoir le voter à temps. Une menace qui ne tiendrait peut-être pas face à un accord trouvé dans les dernières heures de l’année.

Face à la perspective d’un « no deal » dont menace Boris Johnson, le Parlement européen a voté des mesures d’urgence pour assurer pour les six mois à venir, une forme « d’état de grâce » assurant une continuité logistique et d’accès aux zones économiques exclusives : en bref un maintien des choses à l’état actuel sous réserve de réciprocité outre-Manche... Ce que précisément le gouvernement conservateur remet pour l’heure en question.

Un accord qui risque d’échouer sur la pêche

Si la légende raconte qu’une sardine a pu bloquer le port de Marseille, il se pourrait que les maquereaux et les morues qui abondent dans les eaux britanniques, fassent capoter la possibilité d’un accord entre les deux parties.

Si aucun accord de libre-échange n’est trouvé, ce sont les règles commerciales de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui devront être appliqués, ce qui implique des tarifs douaniers et des limitations par des quotas dans les échanges. Les trois points qui bloquent à la table des négociations concernent la pêche, la stabilisation de critères de concurrence « loyale », ainsi que les possibilités d’arbitrage des contentieux au sein de cet accord hypothétique.

La pêche est un des points qui fâchent le plus. De la même manière que l’UE a établi une Politique Agricole Commune, elle dispose d’une Politique de Pêche Commune (PCP) qui donne accès à tous les États-membres aux Zones Économiques Exclusives (ZEE) de chaque État. Des quotas étant ensuite répartis selon chaque pays, avec des mécanismes censés assurer le renouvellement de la faune marine. Or, les eaux britanniques sont particulièrement poissonneuses et les navires des pays pêcheurs de l’UE s’y approvisionnent, d’ailleurs en plus grande quantité que la flotte sous pavillon du Royaume-Uni, précisément la source du contentieux. Les pays les plus dépendants de cet accès aux zones de pêche – la France, les Pays-Bas, l’Espagne, le Danemark – voient évidemment d’un très mauvais œil qu’il leur soit refusé. Ainsi, les négociateurs de l’UE menacent de taxer les entrées de marchandises anglaises si la Grande-Bretagne n’ouvre pas sa ZEE. « Ton poisson contre mon marché » en quelque sorte.

Cependant, Boris Johnson qui reste sur une position ferme, a commencé à faire des concessions. Le marché intérieur anglais n’est pas assez large pour absorber tout le produit de la pêche. La Grande-Bretagne exporte 75 % de sa pêche vers l’UE (pour un peu plus d’1,1 milliard d’euros). De même elle en importe pour un peu plus de 930 millions d’euros. Les négociateurs du Royaume-Uni revendiquent donc aujourd’hui la restitution, en valeur, de 60 % de la pêche européenne, là où la Commission ne se résout qu’à lâcher entre 15 et 18 %. Un enjeu de taille pour les différents acteurs du conflit, où les lobbys de la pêche industrielle sont puissants, mais où les risques de ruine pour les petits pêcheurs sont importants aussi. Au Royaume-Uni, les pêcheurs, bridés par les quotas européens, avaient massivement voté pour le Brexit. En France, en revanche, les pêcheurs bretons ou des Hauts-de-France attendent avec inquiétude les résultats des négociations pour savoir s’ils pourront continuer comme ils l’ont toujours fait d’aller pêcher au large de l’Angleterre : c’est de là que provient 50 % de la pêche bretonne et 75 % de celle des Hauts-de-France. L’UE craint une situation où la zone de pêche commune serait réduite et où la concurrence entre Etats-membres (avec une évidente préférence pour les plus gros) pour des quotas de pêche réduits serait un nouveau motif de crise. Une illustration limpide d’une mise en concurrence absurde et nationaliste que l’on soit sous le régime capitaliste du libre-échange ou sous le régime capitaliste du protectionnisme.

Emmanuel Macron est ainsi partisan d’une ligne particulièrement dure, voulant éviter de se retrouver avec un énième front social ouvert, celui des pêcheurs, alors que son gouvernement permet déjà, par des subventions massives, aux grands capitalistes de licencier à tout-va et de faire grimper les chiffres du chômage. Boris Johnson de son côté évoque un « fossé » qui n’est toujours pas comblé et engage l’Union Européenne à faire des efforts dans les négociations.

Face à ce bras de fer, chaque espèce de poisson se retrouve à faire l’objet de négociations et devient un sujet géopolitique qui pourrait influencer la dynamique des relations entre les puissances impérialistes en Europe ces prochaines années.

Année + 4 ; J-12 : on sait que l’on ne sait rien

Malgré ce qu’affirmait Boris Johnson sur Sky News, il y a quelques jours concernant les quatre ans de préparation aux conséquences du Brexit, l’économie anglaise, déjà fortement percutée par les mesures prises face à la pandémie, se caractérise par des éclats typiques de l’anarchie capitaliste. Seule certitude, la paperasse. Le franchissement des frontières sera désormais fastidieux et demandera de remplir de nombreux formulaires, à l’import comme à l’export. Une formalité pour les grands groupes, une charge de travail considérable pour les petits patrons. Et un calvaire pour les routiers pour lesquels on construit en urgence des deux côtés de la Manche des parkings – qui à l’image de la situation générale ne sont toujours pas terminés dans le Kent – pour les faire patienter pendant les procédures de contrôle, et éviter des bouchons interminables. De même, des centaines de postes de douaniers ont été créés en France, des milliers en Grande-Bretagne, mais il manque encore de la main-d’oeuvre et la réalisation même des contrôles dans les prochains mois est compromise : même sans accord, toutes les conséquences du Brexit pourraient encore être retardées !

S’il est sûr et certain qu’il y aura des douanes, le mystère, et qui dépend d’un accord, reste total quant au paiement de tarifs douaniers, de quotas d’importation ou d’exportation. Des pénuries d’approvisionnement en produits frais sont également pressenties, certaines denrées pouvant se perdre lors de l’attente des camions, ralentis par les nouvelles procédures frontalières. Les entreprises se ruent sur les marchandises européennes, pour faire du stock avant des possibles problèmes d’approvisionnement ou une montée soudaine des prix.

Résultat... Des pénuries ! Des ports entiers se retrouvent congestionnés par une hausse exceptionnelle du commerce, ce qui empêche l’approvisionnement de certains commerces ou industries.

Des inconnues qui ont refroidi certains capitalistes, notamment dans l’automobile et dans l’industrie aéronautique, qui préfèrent attendre de voir comment les choses se passent et ont soit gelé, voire abandonné leurs investissements, profitant du climat d’incertitude pour évoquer depuis déjà près d’un an de possibles fermetures d’usines. Ainsi, le milliardaire Jim Ratcliffe, patron du groupe Ineos, soldat illustre du camp du Brexit, après avoir mis la main sur l’usine du groupe Daimler qui produit la Smart à Hambach (tristement célèbre pour le référendum qui proposait aux ouvriers de travailler plus ou de fermer boutique), va désormais produire son 4x4 en Moselle renonçant à son amour patriotique. Tant que les travailleurs de tous les pays y perdent...

Si la position menaçante et jusqu’au-boutiste de Johnson peut faire craindre quelques désavantages pour certains secteurs industriels, il s’agit d’un projet qui se veut extrêmement attractif pour les investisseurs. Un projet capitaliste alternatif à celui de l’UE, qui ne soit pas dépendant des impérialismes allemand et français et qui veut rompre avec les règles d’orthodoxie économiques de la Commission Européenne. Un projet résumé par ses promoteurs sous le slogan de « Singapour-sur-Tamise », en référence à la Cité-Etat d’Asie du Sud-Est, qui fait briller les yeux de nombreux capitalistes, par ses succès économiques, l’exploitation et les inégalités qui y règnent. Un projet qui veut recourir à des dérégulations massives et qui ne s’interdise pas une certaine dose d’intervention étatique pour venir en aide aux marchés financiers. C’est là qu’interviennent les négociations sur la concurrence déloyale, l’UE craignant de voir apparaître un rival à sa porte qui puisse faire du dumping à tous les étages contre ses productions. Des replis nationaux et des possibles tensions douanières, sur le dos des conquêtes ouvrières, pour ainsi dire une controverse entre différents impérialismes qui prennent le pari de savoir qui saura, et le plus vite, précariser sa classe ouvrière nationale ou continentale.

Des canons pour protéger les poissons, l’addition pour les travailleurs et les classes populaires

Sur fond de tension grandissante dans l’ordre international, où les conflits entre États connaissent une nouvelle vigueur, le Brexit va engendrer une concurrence inter-impérialiste accrue. Les négociations actuelles cherchent à y apposer quelques règles, qui pourront être contournées demain selon les rapports de force (c’est ce qu’a essayé de faire Boris Johnson avec un projet de loi sur le marché intérieur qui remettait en cause des accords déjà formulés dans la procédure de sortie de l’UE). Mais le Brexit pourrait aussi entraîner des remous parmi les classes populaires et la classe ouvrière du Royaume-Uni. Les pénuries, la constitution de stocks par les entreprises, propices à la spéculation en cas de manque, peuvent faire flamber la colère populaire en lien avec une augmentation importante du chômage, alors même que les aides étatiques pour le chômage partiel vont bientôt cesser et que les travailleurs vont subir la crise de plein fouet.

Une telle situation pourrait aussi raviver les conflits nationaux au sein du Royaume, potentiellement désuni. C’est une perspective de longue date en Écosse, dont la population se retrouve malgré elle embarquée dans l’aventure du Brexit, et où les sondages d’opinion montrent des dynamiques croissantes en faveur de l’indépendance. La question irlandaise reste un point chaud puisque désormais, la question d’une frontière douanière entre les deux Irlande a été posée, et remise sur le tapis récemment. L’élection de Biden, qui revendique ses origines irlandaises, et qui vient bouleverser le paradigme pro-Brexit de l’ère Trump, a obligé le gouvernement Johnson à reculer. Ce dernier voulait revenir sur l’accord conclu avec l’UE sur l’instauration d’une frontière douanière en mer d’Irlande concernant les échanges entre la Grande-Bretagne et sa province nord-irlandaise : une mesure qui veut éviter l’instauration d’une frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord afin de ne pas remettre en cause les accords du Vendredi Saint. Biden a considéré que revenir sur cet accord serait rédhibitoire quant à la signature de tout accord commercial avec la Grande-Bretagne. Un argument de poids en général, mais d’autant plus que la Grande-Bretagne doit approfondir ses relations atlantistes après son divorce d’avec l’UE.

Ce spectre de conflits commerciaux, civils qui resurgit, charrie avec lui des tensions militaires. Pour montrer les muscles, le gouvernement de Boris Johnson a ainsi préparé quatre navires de guerres de la Royal Navy pour empêcher les chalutiers de l’UE de venir pêcher en eaux britanniques à compter du 1er janvier. De même des hélicoptères de l’armée vont être déployés pour surveiller les côtes.

Des deux côtés de la Manche, ce sont les classes populaires qui vont faire les frais de la politique de l’UE et de la politique du Brexit. Ce sont elles qui feront face aux pénuries et aux augmentations de prix. Ce sont les travailleuses et les travailleurs qui seront victimes de la concurrence des capitalistes qui fermeront des usines pour choisir où s’installer. Le Brexit a été motivé d’une part par un vote réactionnaire, anti-migrant, xénophobe et raciste contre la circulation des personnes, incarné par UKIP, et soutenu par tout un secteur de la bourgeoisie qui, dans les pas de Thtacher voulait « its money back ». Dans la gauche réformiste et dans le Parti Travailliste, certains ont vu là, après la saignée infligée par la Troïka à la Grèce, un moyen de rompre avec l’austérité. Le parti a d’ailleurs été divisée entre les sociaux-libéraux attaché à l’Union Européenne et ses règles de bonne conduite budgétaire, prête à étrangler des États pour le compte des capitalistes, quand d’autres mettaient en avant une « rupture de gauche » ou « Lexit ». Le capitalisme a depuis longtemps explosé le cadre des frontières nationales, l’économie mondiale s’en est largement émancipée et le retour à un système protectionniste sous le capitalisme, qui voudrait à nouveau faire rentrer l’économie dans le cadre étriqué des frontières nationales, ne peut être qu’une utopie réactionnaire qui favorise ses capitalistes nationaux contre les capitalistes étrangers. Le projet de ports francs, de dérégulation massive et d’attaques contre la classe ouvrière et de politique répressive contre les migrants dans le Royaume-Uni post-Brexit n’a rien à envier à une Europe forteresse qui va chercher à prendre jusqu’à la dernière goutte de sueur aux travailleuses et aux travailleurs pour rembourser la dette Covid. Les travailleurs n’ont rien à gagner avec le débat qui consiste à choisir entre mettre des barbelés et des frégates autour des frontières européennes ou autour de frontières nationales ! Face aux licenciements que vont imposer les grandes firmes multinationales à travers l’Europe, et à travers le monde, les travailleurs se battent contre les mêmes ennemis.

Pour cette raison, il est utopique de croire en la réforme d’une Union Européenne réactionnaire qui, de Macron à Merkel en passant par Sanchez et Orban, fait de la Méditerranée un charnier à ciel ouvert, dont tous les gouvernements répriment les mobilisations sociales et ouvrières, où des pluies de centaines de milliards sont déversées sur les banques, et qui aujourd’hui protège ses frontières économiques en menaçant la Grande-Bretagne de tarifs douaniers dont seules les classes populaires auront à payer le prix. Tout comme il est utopique de s’en remettre à ses patrons nationaux pour une amélioration des conditions de vie des travailleurs dans des États-Nations isolés. Face à cette Union du capital, nous ne pouvons que leur opposer la lutte pour des gouvernements ouvriers et pour les États-Unis socialistes d’Europe, l’union des travailleurs de tous les pays contre nos ennemis capitalistes, peu importe leur nationalité.

 
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