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6 de avril de 2021 Twitter Faceboock

Etats-Unis
Le moment populiste de Joe Biden
Claudia Cinatti

Le pari de la classe dirigeante et de l’administration Biden est de détourner et de coopter, à travers les différentes bureaucraties, les phénomènes politiques nouveaux qui ont surgi ces derniers temps, comme Black Lives Matter ou des phénomènes plus traditionnels de la lutte des classes comme chez Amazon.

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Crédit photo : MANDEL NGAN © 2019 AFP

Depuis un centre de formation pour charpentiers de la ville industrielle de Pittsburgh, en Pennsylvanie, et devant un public composé essentiellement de travailleurs syndiqués, le président Joe Biden a annoncé un ambitieux plan d’investissement dans les infrastructures, connu sous le nom de The American Jobs Plan (Plan américain pour l’emploi), qu’il a qualifié de plus gros plan d’investissement public dans la création d’emplois depuis la Seconde Guerre mondiale.

Le poids symbolique du cadre choisi pour l’annonce - le cœur de la Rust Belt (région industrielle du nord-est des États-Unis), d’abord séduite par la démagogie populiste de Trump puis revenue dans le giron démocrate - et le discours du président, sont autant d’indicateurs des changements dans le rapport de forces et la situation politique qui ont eu lieu ces dernières années, et qui ont fait un bond avec la pandémie.

Le plan d’infrastructure consiste un investissement de 2000 milliards de dollars au cours des huit prochaines années, qui vont de la réparation à la reconstruction d’aéroports, de ports, de ponts, de routes et autres infrastructures de transport qui sont en ruine en raison d’une chute de 40 % des investissements publics depuis les années 1960 (les États-Unis se classent au 13e rang mondial). On y trouve aussi de la rénovation de bâtiments, de maisons et d’écoles, le passage aux énergies renouvelables (y compris la production de voitures électriques), en passant par les subventions pour les soins aux personnes âgées et aux personnes handicapées, entre autres. De plus, le plan prévoit quelque 180 milliards de dollars pour la recherche et le développement dans des domaines tels que les semi-conducteurs, les batteries et les technologies de l’informatique, dans le but explicite de concurrencer la Chine.

Outre l’investissement de l’État pour la création d’emplois et le changement climatique, le discours en arrière-plan est celui du nationalisme économique, dans la continuité de la politique de Trump. Non seulement la concurrence avec la Chine est un pivot central, mais parmi les propositions de Biden figure le rapatriement aux États-Unis des secteurs de l’industrie des batteries électriques et de ses chaînes d’approvisionnement aujourd’hui basées en Chine et dans d’autres pays asiatiques qui offrent une main-d’œuvre bon marché et des avantages fiscaux. Selon une étude citée par le New York Times, seulement 46 % de la valeur d’une batterie Tesla est produite aux États-Unis, le reste provient de Chine et du Japon.

Le message de Biden à l’establishment semble être que le plan qui, aux yeux des Républicains, de certains Démocrates d’obédience néolibérale et d’importants secteurs de la bourgeoisie, apparaît comme une dépense d’argent exorbitante, est en réalité le prix à payer pour « Rendre sa grandeur à l’Amérique » (Make America Great Again, la promesse non tenue de Trump) et pour préparer le front intérieur afin de reconstruire, autant que possible, le leadership de la principale puissance impérialiste.

Le montant de l’investissement apparaît sans doute comme un chiffre frappant, même si, replacé dans le contexte des priorités de l’impérialisme américain, sa dimension est relativisée. Au prorata annuel, il s’agirait d’environ 282 milliards de dollars, ce qui équivaut à moins d’un tiers du budget annuel du Pentagone, qui s’élève à 741 milliards de dollars pour 2021.

Ce calcul mathématique est un exercice intellectuel utile, mais il n’a pas d’effet symbolique sur ce qui semble être un important changement de direction dans la politique de l’État américain, après des décennies de reaganisme, à vanter le "small governement" et les réductions d’impôts pour les riches, répétées comme un mantra par les républicains et les démocrates (depuis les deux Bush à Clinton et Obama).

Le plan pour l’emploi fait partie d’un ensemble d’interventions gouvernementales en trois volets - le trio est complété par le plan de sauvetage (une mesure de relance de 1 900 milliards de dollars déjà votée par le Congrès) et le plan pour les familles, toujours en suspens (qui consisterait en une aide financière pour l’éducation et d’autres éléments). Ensemble, les trois plans signifieraient, sur le papier, une injection étatique de 4000 à 6000 milliards de dollars pour relancer la reprise économique en cours. En effet, bien que les prévisions indiquent que, dans l’immédiat, elle sera forte (la Réserve fédérale estime la croissance à plus de 6 %) des doutes subsistent sur sa durabilité. En outre, elle sera aussi inégale que l’impact de la crise sociale produite par la pandémie de coronavirus.

Quelles sont les chances de ce plan d’investissement d’être adopté par le Congrès ? Pour l’instant, c’est encore une inconnue, mais tout indique que le chemin sera tortueux et impliquera des négociations ardues qui finiront probablement par diluer le plan initial. Biden lui-même a déjà anticipé et se dit ouvert à de "nouvelles idées" pour financer son plan.

Commençons par la bourgeoisie. Sans aucun doute, face à la perspective de quatre autres années de trumpisme, et à l’émergence d’une lutte des classes sans précédent au cours des dernières décennies, le monde des affaires a parié sur la présidence de Biden comme gouvernement "de transition" et a accueilli avec une montée des cours à Wall Street le Plan de sauvetage, basé sur une augmentation sidérale de la dette publique, qui tourne autour de 130% du PIB.

Mais contrairement au plan de sauvetage, le plan d’infrastructure sera financé par une augmentation de l’impôt sur les entreprises, revenant partiellement sur la réduction d’impôt de Trump en 2017. Celui-ci passera de 21 % à 28 %, une augmentation que les employeurs et les Républicains rejettent, même si elle est bien inférieure aux 35 % qui avaient cours sous Obama.

Cette augmentation de l’impôt sur les sociétés fait réagir les secteurs de la classe dirigeante qui positionnent déjà leurs lobbyistes pour obtenir des concessions, comme AT&T, UPS, FedEx, la National Association of Manufacturers et la Chambre de commerce américaine. Idem pour le secteur des énergies fossiles, qui a bénéficié de réductions d’impôts et de subventions supplémentaires de la part de l’administration Trump pendant les mois les plus durs de la pandémie, mais qui a tout de même réduit ses effectifs de 16 %.

Les syndicats constituent un autre acteur majeur. La bureaucratie syndicale de l’AFL-CIO est une composante majeure de la base de l’administration Biden, et le président, pour l’instant, lui rend la politesse. Lors de la présentation du plan pour l’emploi, Biden s’est défini comme un "union guy" ("mec de syndicat"), et a déclaré que ce sont les travailleurs et non Wall Street qui construisent le pays, il a terminé par une dénonciation du "1 %" des Américains les plus riches qui ont ajouté 1,3 billions de dollars à leur fortune dans "l’annus horribilis" de la pandémie, alors que des millions de personnes ont perdu leur emploi.

Biden a assuré que son plan d’infrastructure, en plus du plan de sauvetage, permettra de créer quelque 18 millions d’emplois, syndiqués et bien rémunérés, au cours des quatre prochaines années, en plus de stimuler la croissance économique, de réduire les émissions de carbone pour lutter contre le changement climatique et d’améliorer la position des États-Unis dans leur compétition avec la Chine. Il a promis de rétablir le droit à la libre organisation syndicale après des décennies d’offensive patronale et étatique contre les syndicats, qui ont abouti à l’effondrement du taux de syndicalisation, aujourd’hui à un niveau historiquement bas (10,8% des travailleurs, 6,3% dans le secteur privé).

Toutefois, plusieurs syndicats des secteurs de l’automobile et de l’énergie traditionnelle ont déjà remis en question les promesses de Biden, étant donné que les entreprises du secteur des énergies renouvelables versent des salaires nettement inférieurs et ne comptent pratiquement aucun syndicat. De plus, la conversion entraînerait la suppression de quelque 130 000 emplois dans le secteur du gaz et du charbon.

Enfin, le Congrès. Dans un Sénat partagé à 50-50 entre Républicains et Démocrates, la vice-présidente Kamala Harris prend l’avantage. C’est ce qu’elle a fait pour faire passer le plan de sauvetage qui n’a été adopté qu’avec les votes des Démocrates. Mais il n’est pas clair d’abord que la supermajorité de 60 voix pour adopter le plan d’infrastructure puisse être évitée. Cela donnerait aux Républicains la possibilité de bloquer le vote en recourant à l’obstruction parlementaire.

S’il devait être adopté par une majorité, il n’est pas non plus certain que tous les Démocrates voteraient pour. L’aile gauche du parti le ferait probablement. Bien qu’Alexandra Ocasio-Cortez et d’autres leaders de ce secteur comme Bernie Sanders aient déjà critiqué le plan comme étant insuffisant (par rapport à sa proposition originale du Green New Deal qui prévoyait un investissement de l’État de 10 milliards de dollars, rejeté par Biden), la logique du "moindre mal" devrait prévaloir pour ne pas faire le jeu de la droite républicaine. Il y a plus de doutes sur les Démocrates conservateurs qui critiquent le plan et qui, par exemple, pour voter pour le plan de relance, ont fait retirer des points fondamentaux pour les travailleurs, comme l’augmentation du salaire minimum fédéral à 15 dollars de l’heure.

Le sort du plan et son contenu final dépendront finalement de l’équilibre des forces entre ces acteurs. Mais l’agenda des 100 premiers jours de l’administration Biden invite à des analogies historiques.

Dans son discours d’investiture du 20 janvier 1961, le président démocrate John Fitzgerald Kennedy a résumé de manière magistrale les leçons que la classe dirigeante avait tirées de la crise des années 30. Il avait exprimé l’idée que "si une société libre est incapable d’aider les nombreux pauvres, elle est incapable de sauver les quelques riches". Il ne s’adressait pas aux "nombreux pauvres" - un bon nombre d’entre eux avaient voté pour lui et d’autres avaient voté pour Richard Nixon, un républicain populiste avant la lettre, qui se présentait comme un homme ordinaire tenant tête à l’élite. Il s’adressait principalement à la grande bourgeoisie, qui le regardait avec méfiance. Kennedy était convaincu que pour écarter la "menace communiste" et maintenir le leadership impérialiste dans le monde, il était nécessaire d’étendre l’illusion du "rêve américain" à ceux qui l’observaient de l’extérieur, en particulier la communauté afro-descendante.

Il ne s’agissait pas d’un problème idéologique, mais d’un problème matériel. Comme l’explique l’historien Joshua Zeitz, dans le pays le plus riche du monde, et pendant ces années de prospérité sans précédent, 34 millions d’Américains, soit 22 % de la population, étaient pauvres selon les statistiques officielles, ce qui a alimenté un profond ressentiment. La combinaison de l’éruption du mouvement des droits civiques et des pauvres aurait pu être explosive.

La traduction politique a été de penser de nombreuses mesures d’aides que Kennedy a à peine réussi à mettre en œuvre parce qu’il a été assassiné au milieu de son mandat, et qui est devenue le programme gouvernemental de son successeur, Lyndon Johnson, qui a annoncé une guerre contre la pauvreté mais qui est entré dans l’histoire principalement pour avoir lancé la guerre du Vietnam. Ce programme, connu sous le nom de "Great Society", bien qu’il s’agisse d’une version dégradée du New Deal de Roosevelt, a fonctionné comme un État-providence européen, adapté à la réalité des États-Unis où il n’existait pas de partis ouvriers réformistes de masse comme la social-démocratie du vieux continent. Si, sur le plan de la politique intérieure, l’aide de l’État était au service de la paix sociale en cooptant des mouvements potentiellement perturbateurs, sur le plan extérieur, elle s’inscrivait dans le cadre de la guerre froide avec l’Union soviétique.

Soixante ans plus tard, la réalité est très différente mais présente quelques similitudes. La crise sociale qui s’éternise à cause de la pandémie de coronavirus et de ses conséquences dresse un tableau sombre pour la principale puissance impérialiste. Et elle frappe principalement les communautés afro-américaines et immigrées. Les inégalités ont atteint des proportions scandaleuses. Le taux de pauvreté est proche de 12 %, mais au second semestre 2020, il a connu sa plus forte croissance depuis les années 1960. 90 millions de personnes n’ont pas de couverture santé. Quatre-vingt-dix millions de personnes n’ont aucune couverture médicale ou une couverture insuffisante. Une crise des expulsions est imminente, qui pourrait mettre des millions de familles à la rue parce qu’elles ne peuvent pas payer leur loyer. Et le salaire minimum est toujours de 7,25 dollars de l’heure, le même qu’en 2009.

Le moment populiste de Biden, un vieux politicien traditionnel de l’establishment démocrate, s’explique avant tout par ces circonstances, rendues manifestes par la crise capitaliste de 2008, qui a entraîné la profonde polarisation politique et sociale qui a porté Trump à la présidence, une résurgence de la lutte des classes au sens large (qui a connu son point culminant dans la rébellion contre le racisme et la violence policière à la suite du meurtre de George Floyd) et l’émergence de phénomènes politiques nouveaux qui, pris ensemble, peuvent laisser présager une radicalisation politique supplémentaire.

La classe dirigeante et l’administration Biden misent sur la diversion et la cooptation par le biais des diverses bureaucraties - bureaucraties syndicales, politiques et du mouvement social. A la Izquierda Diario, comme chez nos camarades de Left Voice aux États-Unis, nous parions que les travailleurs et les minorités opprimées, les femmes et les jeunes prennent pleinement conscience de leur force.

Une importante bataille pour le droit de se syndiquer se déroule actuellement chez Amazon. Sa victoire encouragerait d’autres travailleurs à lui emboîter le pas. Les travailleurs, les jeunes qui s’éveillent à la vie politique et se définissent comme " socialistes ", ceux qui ont donné vie au mouvement Black Lives Matter, les communautés latinos et immigrées, ne peuvent pas faire confiance au Parti démocrate, qui a historiquement été le véhicule de la bourgeoisie impérialiste pour empêcher les exploités d’avancer dans une direction révolutionnaire.

Cette situation convulsive soulève la nécessité de construire une organisation indépendante de la classe ouvrière et des secteurs opprimés qui unit la lutte contre le racisme, le capitalisme et l’État impérialiste américain dans une perspective socialiste.

Claudia Cinatti sur LID.

Traduit par Tifenn Marin

 
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