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18 de mai de 2021 Twitter Faceboock

A BAS LE REGIME !
Colombie. Après l’irruption des masses, l’urgence de l’entrée en scène de la classe ouvrière
Milton D’León, Caracas

Cela fait trois semaines qu’une série de protestations et de mobilisations agitent la Colombie, constituant une rébellion sans précédent dans son histoire nationale. Malgré l’accélération du processus d’unité par le haut – promu par toutes les tendances politiques institutionnelles y compris le camp « progressiste », les grandes centrales syndicales et l’église - qui s’est formé dans l’objectif de faire sortir les masses de la rue, il leur a été difficile de démanteler un processus qui a ébranlé les fondations de la Colombie, marquant un avant et un après dans la lutte de classe du pays, qui aura des répercussions dans toute l’Amérique Latine.

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Source photo : Flavia Greforutti

L’émergence de la lutte des classes dans un jalon historique

La crise économique, sociale et sanitaire actuelle - étant l’une des pires que la Colombie a connue dans son histoire - a accentué les tensions internes au pays, en même temps que s’accélérait la détérioration des conditions de vie de millions de personnes, précipitant l’irruption d’un mouvement de masse pendant la pandémie. Nous assistons aujourd’hui à une révolte où s’est affirmé dans la rue, et comme jamais auparavant, une alliance de fait entre ouvriers-paysans-indigenas-jeunes, sans pour l’instant parvenir à des niveaux d’organisation plus élevés. « Compte tenu du caractère inédit de la situation actuelle, il est difficile de prévoir ce qui pourrait arriver », disent souvent les analystes.

C’est de cette situation intolérable que la rébellion a émergé. Des travailleurs, des paysans, des organisations indigenas et surtout une jeunesse qui n’a rien à perdre et aucun avenir se sont levés dans toutes les villes, dans tous les villages et dans tous les coins du pays, développant des actions de grande ampleur pour défendre leurs droits fondamentaux et refuser d’être condamnés à la misère. Environ 850 municipalités sur les 1122 que compte la Colombie ont été en proie d’un tourbillon de colère d’une force et d’une intensité inédite. Dans la région centrale, mais surtout au sein de la zone dénommée triangle d’or formé par Bogota, Medellín et Cali, où se concentre les zones de développement industriel majeures, les protestations ont été intenses. Ce, couplé à des villes comme Pereira, Manizales et Ibagué où les principaux barrages routiers ont paralysé la distribution des marchandises. Le même phénomène a été observé sur la côte caraïbe dans des villes comme Barranquilla, Cartagena, Santa Marta et Riohacha ; nous l’avons également vu à Tunja, Bucaramanga et Barrancabermeja dans les régions de Boyacá et des Santanders ; dans le sud-ouest, nous avons vu des manifestations dans des endroits comme Neiva, Pasto et Popayán ; dans les plaines orientales à Villavicencio notamment ; Quibdó dans le Chocó, bref, tout un pays mobilisé. Et au moment où nous écrivons cet article, la ville de Popayán, capitale du Cauca, dans l’ouest de la Colombie, est devenue un nouveau foyer de manifestations antigouvernementales qui de secouent le pays. Duque y a donc ordonné un couvre-feu.

Dans cette situation, les masses ont affronté une police militarisée faite pour la guerre, qui a participé pendant des décennies à la lutte contre l’insurrection aux côtés des forces armées. Elles ont également affronté l’armée elle-même, après que Duque ait ordonné la militarisation complète des villes du pays et le déploiement de la violence d’État, commettant ainsi des crimes impensables et des atteintes très nombreuses aux droits de l’Homme. Les chiffres les plus récents, au moment où nous écrivons ces lignes, font état d’au moins 48 morts, 1 780 blessés, 1 180 détenus et 548 disparus.

Si la rébellion qui a émergé le 28 avril a été d’une plus grande ampleur, et qui dure largement plus longtemps que celle du 21 novembre 2019, les événements actuels ne peuvent s’expliquer sans cette irruption des masses il y a un an et demi. À cette époque, pour la première fois depuis des décennies, on a assisté à une explosion retentissante, expression de la lassitude du peuple colombien accumulée par des années d’inégalités sociales extrêmes imposées par une classe dirigeante rance et un régime profondément répressif. Il faut noter que la Colombie est l’un des pays du monde qui se caractérise par le plus grand nombre d’assassinats de syndicalistes, de dirigeants sociaux et de défenseurs de la terre, faisant état du bilan sanglant de dizaines de milliers de morts et de disparus. Le régime Duque-Uribe (Iván Duque étant le président actuel dont la politique s’inscrit dans la droite lignée du président d’extrême-droite d’ Alvaro Uribe Vélez, au pouvoir entre 2002 et 2010) avait eu tellement peur qu’il est allé jusqu’à prendre des mesures extrêmes comme la fermeture des frontières avec quatre pays voisins et la mise en état d’alerte maximale avec la réquisition de l’armée.

Les classes dirigeantes, jusqu’à présent confiantes dans leur régime stable et leur « démocratie libérale » tenant par la terreur et la répression depuis des décennies, avaient déclenché la sonnette d’alarme. Elles ont cherché à déployer une politique "audacieuse" pour désactiver le développement possible d’une nouvelle étape de la montée de la lutte de classe de cette Colombie profonde, reléguée et humiliée depuis si longtemps, allant jusqu’à proposer un "gouvernement de coalition" avec l’ensemble des forces politiques. Mais en pensant que le confinement, auquel ils allaient soumettre le peuple à cause de la pandémie, leur permettrait de gagner du temps et d’arriver aux prochaines élections en 2022 dans une situation de contrôle, pouvant désamorcer les tensions politiques par une éventuel changement de gouvernement, ils ont fait un mauvais calcul. Comme le souligne Daniel Hawkins, chercheur à l’École syndicale nationale, « au milieu de la troisième et plus forte vague de contagion et après l’ordonnance du tribunal de Cundinamarca qui interdisait les regroupements, les politiciens n’ont jamais cru que le peuple descendrait en masse dans la rue. »

Mais la pandémie elle-même et la crise sanitaire, avec l’augmentation conséquente des niveaux de pauvreté, sont venues agir comme un puissant catalyseur du processus de lutte des classes qui s’est exprimé par des explosions sociales, comme celles vécues au cours des mois de septembre et octobre 2020, où toute une partie de la jeunesse a, en quelque sorte, fait sa répétition générale en se confrontant à la police dans les rues, lors de semaines d’agitation et de révolte, faisant 13 morts.

Les manifestations en Colombie ne répondent pas seulement aux récentes mesures anti-populaires du gouvernement de Duque. Les masses se sont soulevées en raison de l’accumulation des grandes dettes historiques d’une Colombie qui, avec sa classe dirigeante "oligarchique" - alliée servile de l’impérialisme américain dans la région - a maintenu le peuple dans un niveau d’asservissement et de dépossession toujours plus grand. Et ce n’est pas une expression métaphorique. Derrière la façade de la "modernisation" de certaines villes et d’une classe moyenne réduite, se cache une augmentation continue des niveaux d’exploitation, avec des rythmes de travail épuisants et une précarisation généralisée du travail, sans parler de la condamnation à la pauvreté de larges pans de la population. Sous le prétexte de combattre la guérilla, la classe dirigeante a mené une politique brutalement répressive et persécutrice contre toute forme d’expression de lutte du peuple, ainsi que contre des centaines de milliers de paysans qui ont été dépossédés de leurs terres depuis des décennies. Tout cela, alors que la Colombie se vante d’être l’un des pays qui a le plus fidèlement payé sa dette extérieure, étant donné qu’au cours des 80 dernières années, elle n’a jamais manqué à ses "engagements" envers les créanciers internationaux, accumulant à son tour cette grande dette avec le peuple qu’elle a exploité.

Les comparaisons ou analogies avec le Bogotazo de 1948 ou même avec la grande grève du 21 septembre 1977 n’ont pas manqué. Bien qu’en tant qu’explosion sociale, le Bogotazo ait ébranlé l’ensemble du régime colombien (après l’assassinat du candidat de Parti Libéral Jorge Eliécer Gaitán, qui a ensuite donné naissance à la guérilla), la résolution de la crise s’est soldée à l’époque par un mécanisme répressif qui a duré des décennies. Cela se passait à un moment où la Seconde Guerre mondiale touchait à sa fin et où l’impérialisme américain affirmait son hégémonie sans limite à l’échelle mondiale. Il a donc joué un grand rôle dans la transformation de la Colombie, pays en tête de pont pour la domination de la région et l’affirmation de l’"arrière-cour" du continent. Mais ce qui s’est passé le 21 septembre 1977 a été largement dépassé par la rébellion actuelle.

De plus, le contexte national et international est complètement différent aujourd’hui. La Colombie traverse l’une des plus grandes crises sociales et économiques de son histoire, au carrefour d’une pandémie mondiale, ainsi que d’un fort déclin de l’impérialisme, sans parler des conditions de l’économie mondiale. Mais plus encore, ces événements se déroulent dans une situation de balancier en Amérique latine, marquée par des crises de gouvernements et de régimes et l’émergence de situations de lutte des classes, où la Colombie elle-même en est un moteur. D’autres vents soufflent dans la situation actuelle.

Contradictoirement, les masses éclatent dans un moment de faiblesse de leurs propres organisations. Cette faiblesse s’explique, en premier lieu et surtout, par la politique répressive antérieure qui démantelait les organisations syndicales, paysannes et sociales, et en second lieu, par l’établissement de bureaucraties qui n’ont été que des instances détachées des masses pour imposer l’hégémonie bourgeoise sur les travailleurs. Le Comité national de grève, qui s’est autoproclamé comme tel en 2019, est encore plus éloigné du torrent actuel qui s’est déchaîné. Son seul rôle a plutôt été de fixer des dates de manifestations et de mobilisations d’une journée, que le peuple prend en les prolongeant pendant des semaines, un aspect que nous aborderons plus tard.

La jeunesse qui émerge dans le tourbillon des masses : « Ils ont joué avec la génération qui n’a rien à perdre »

En Colombie, les jeunes âgés de 14 à 26 ans représentent 21,8 % de la population du pays, selon le Département Administratif National des Statistiques (DANE). Cette tranche d’âge est l’une des plus durement touchées socialement par la pandémie, car elle a vu la pauvreté augmenter dans ses foyers, tout comme le chômage, la perte des possibilités d’éducation et même la liberté de se divertir et de s’amuser. Il ne s’agit pas seulement de la jeunesse étudiante mais de la jeunesse en général, avec un taux de chômage de 30 % pour les jeunes femmes, et dans certaines villes, ces chiffres sont bien plus élevés.

Selon le rapport de l’École nationale des syndicats sur la situation économique, ouvrière et syndicale, en ce qui concerne les jeunes : « Entre mai et juillet 2020, 33 % d’entre eux n’ont ni étudié ni travaillé, c’est-à-dire que près de 15 millions de jeunes n’ont pas eu la possibilité de gagner un revenu, et les femmes sont les plus nombreuses : 42 % contre 23 % des jeunes qui se trouvent dans cette condition de NiNis (jeunes âgés de 14 à 28 ans, qui ne travaillent pas et ne participent à aucune activité éducative ou de formation). La population qui n’étudie ni ne travaille pas a augmenté de 10 points pendant la crise, considérant qu’entre mai et juillet 2019 cette population était de 22% du nombre total de jeunes. »

En outre, il ajoute qu’entre mai et juillet 2020, 50,4% des jeunes en âge de travailler étaient également inactifs, mais dans le cas des femmes, ce chiffre a atteint 59%, en même temps que, pendant la pandémie, le chômage des jeunes a atteint 29,7%, soit 12 points de pourcentage de plus que le chômage des jeunes rapporté en 2019, qui cette année-là s’est clôturé à 17%. Cette réalité affecte davantage les femmes, lorsqu’elle atteint 37,7 %, dans leur cas, et 24,1 % dans le cas des jeunes hommes.
Il est également important d’examiner le tissu social de ces jeunes dans leurs multiples relations. Nombre d’entre eux ont ou ont eu des liens avec ceux qui étaient des « faux positifs », c’est-à-dire les plus de 6 400 jeunes civils tués par l’armée entre 2002 et 2008 dans des quartiers populaires et comptabilisés par les autorités militaires comme des "prises de combat", le plus infâme et le plus lâche des nombreux crimes perpétrés par le régime colombien et ses forces armées. Ce sont des jeunes qui ont également vu leurs parents et leurs grands-parents subir une répression sanglante au cours des décennies passées. Tout cela est très clair dans leur mémoire, personne n’a besoin de le leur dire.

Si, selon les sondages, 73% de la population soutient les appels à la grève nationale, parmi tous ceux qui se mobilisent, 80% sont des jeunes. Pendant toutes ces journées où les travailleurs, les paysans, les indigenas et d’autres secteurs ont protesté et manifesté, les jeunes ont joué un rôle prépondérant en étant en première ligne dans les différentes villes et surtout à Cali, le foyer de la rébellion. Malgré la forte répression, ils n’abandonnent pas la rue, au contraire, ils mettent chaque jour leur énergie, leur force, leur volonté de se battre et ils insistent pour aller en première ligne des manifestations.

Le fait que l’émergence de la jeunesse ait réussi à ouvrir une forte fissure dans un régime qui semblait solide - notamment dans ses confrontations dans la guerre de la drogue et contre l’insurrection - doit être considéré comme une question fondamentale. Elle a perforé une structure que l’on croyait inamovible depuis des décennies. Mais elle a réussi à le perforer en ouvrant une énorme fissure comme celles qui sont générées lors d’un tremblement de terre dans une rue ou une autoroute proche de l’épicentre. C’est un forage constant et à l’unisson de cette jeunesse qui a réussi, en presque une année et demie de mouvements sismiques vécus, à briser la force des classes dirigeantes et à se faire sentir dans chaque partie du pays. Ce sont ces jeunes qui, au premier moment du changement, ont acculé l’exécutif, au point de l’obliger à retirer le projet de réforme fiscale raté qui a déclenché les mobilisations, faisant même tomber des ministres.

Dans certaines régions, notamment à Cali, ces jeunes, en alliance avec des ouvriers, des camionneurs, des paysans et des indigenas, ont réussi à paralyser la production, l’approvisionnement et les transports. Il suffit de voir les blocages qui ont eu lieu à Dos Quebradas et à Pereira, sur la route de Manizales et de Medellín, comme me l’a raconté Manuel Rosental, médecin et militant vivant en Armenia, qui a vécu les évènements. Si dans certains endroits les protestations ont eu tendance à diminuer, à Cali l’intensité ne faiblit pas. Le mécontentement y est concentré à la fois en raison des niveaux élevés d’inégalité, mais aussi parce que cette ville est proche de la région conflictuelle du Cauca, où des dizaines de leaders sociaux ont été assassinés pendant et après la signature des accords de paix.

Un autre point essentiel à noter est que ces jeunes ne se sentent pas représentés par le Comité national de grève. Comme le souligne la journaliste Daniela GuzMar : « De larges secteurs, en particulier les jeunes, n’ont pas confiance dans les dirigeants qui composent le Comité national de grève et qui, en principe, s’assoient pour négocier avec un gouvernement qui n’a même pas cessé la répression, mais qui, au contraire, l’intensifie, comme il l’a fait dimanche soir, un jour avant la [première] réunion [entre le CNP et Duque], en augmentant la présence militaire à Cali, rendant pratiquement effectif l’Etat d’urgence. Compte tenu des évènements précédemment vécus, par exemple, des jeunes de Bogota affirment que "les centrales syndicales et les fausses représentations veulent prendre le contrôle des négociations de la grève. Les syndicats n’ont pas arrêté, ils n’ont appelé qu’à 4 marches et ils n’ont jamais accepté d’appeler à une ’grève illimitée’ lors de l’appel du 28, pour eux c’était une marche de 20 rues dans chaque ville et la grève s’arrêtait là ».

La même position est exprimée à Cali par les jeunes de Puerto Resistencia, dans le secteur sud-est de la ville, l’ancien quartier de Puerto Rellena, rebaptisé par les jeunes eux-mêmes. C’est là que les niveaux d’organisation des jeunes sont les plus développés. Le correspondant du quotidien El País dans cette ville rapporte que "Le quartier est entouré de barricades et de barrages routiers. Elle a été constituée comme une petite république indépendante où la présence de l’État a disparu". Il ajoute que "Puerto Resistencia a une vie qui lui est propre. Il y a des assemblées où l’on discute de l’avenir de la nation et des hôpitaux improvisés pour soigner les blessés". Ce sont des jeunes qui ont grandi dans l’impuissance de l’injustice sociale, donnant leur vie sur la ligne de front, subissant la répression la plus grossière alors qu’ils sont exclus de leurs revendications fondamentales. C’est cette jeunesse que le gouvernement Duque a cherché à briser en frappant fort avec les assassinats, les blessés, les disparus et les détenus, mais sans cesser de tenter de les amadouer avec les "tables de dialogue". Et ces jeunes manifestent de différentes manières leur rejet de la table de dialogue du gouvernement.

Le désespoir du dialogue et du démantèlement du mouvement, le rôle des bureaucraties syndicales et du camp dit progressiste

S’il y a bien une chose qui tourne à un rythme accéléré dans toute la superstructure politique colombienne, c’est bien la machine du dialogue, qui se matérialise dans un processus complexe de négociations. De l’Église aux chambres d’affaires, de l’Exécutif au Congrès de la République, de personnalités éminentes ou d’anciens présidents ou magistrats aux partis politiques de toutes sensibilités, des plus à droite aux soi-disant plus progressistes comme ceux qui composent le Bloc historique de Gustavo Petro, la Coalition de l’espoir, parmi beaucoup d’autres, s’activent derrière cette politique. Même les Nations unies (ONU) ont décidé de s’en mêler. Tous ces acteurs désirent la fin des protestations car ils veulent tous démanteler un processus qu’ils craignent de voir déborder. Car ce dont ils ont le plus peur est que la situation s’envenime et que le régime tout entier soit déstabilisé.

Tant la Coalition de l’espoir que le Pacte historique de Gustavo Petro (premier candidat de centre gauche depuis des décennies) ont œuvré pour le succès de la politique de dialogue. Cette politique a été explicitement formulée par Petro lors d’une réunion avec le Comité de grève. Il leur a dit qu’ils auraient dû crier victoire après le retrait de la réforme par Duque. Prenant acte de la distance entre les directions syndicales et les jeunes précaires et des quartiers qui continuent à se battre et ne veulent pas rentrer chez eux, il leur avait alors conseillé de définir un ou deux objectifs immédiats pour s’asseoir ensuite pour dialoguer avec le gouvernement. Ils rendent ainsi un service inestimable à la classe dirigeante, agissant pour sauver le gouvernement Duque affaibli, pour éviter sa chute et pour consolider la déviation du processus vers les élections de l’année prochaine.

Mais cet appel du gouvernement et d’autres secteurs a aussi reçu une réponse favorable de la part des dirigeants du Comité national de grève (CNP) qui, loin de la colère qui a enflammé les protestations, jouent à canaliser la rébellion derrière un appel à la conciliation et à une réponse pacifique à la violence de l’État. Ainsi, le 10 mai, des représentants de la Centrale Unitaire des travailleurs, de la Confédération des travailleurs de Colombie, de la Confédération Générale du Travail, de l’association colombienne des Représentants Etudiants, de l’organisation des camionneurs et de la Fédération colombienne des travailleurs de l’éducation, entre autres, ont assisté à une première réunion avec l’exécutif. Mais à ce jour, ils n’ont pas atteint leur objectif.

Quatre jours plus tard, ils sont revenus à la charge. Au moment où cet article a été mis sous presse, une nouvelle réunion a eu lieu. Le ministre du travail du gouvernement Duque, Ángel Custodio Cabrera, et le haut commissaire pour la paix, Miguel Ceballos, ont annoncé que le processus de négociation entre les partis reprendrait le 16 mai. Pour sa part, le président de la Central Unitaria de Trabajadores, Francisco Maltés, a ratifié la décision d’entamer des négociations avec Duque, après une réunion avec les Nations unies et la Conférence épiscopale, qui joueront le rôle de garants dans le processus de dialogue. En amont, une réunion entre l’ONU et la hiérarchie de l’Église catholique et du CNP s’était déroulée en arrière-plan.

Il faut considérer qu’avec ces nouveaux acteurs comme médiateurs entre le gouvernement Duque et le CNP, si des progrès sont réalisés, cela pourrait changer, au moins par le haut, le cours de la situation, même si les protestations et les mobilisations continuent par le bas. Mais le dernier mot n’a pas encore été dit, dans un processus qui se poursuit.

Il s’agit d’une réplique de la situation de 2019. Après les journées de protestation de novembre de cette année-là, la bureaucratie des confédérations syndicales au sein du Comité national de la grève s’était lancée dans un long processus de dialogue qui avait donné du répit à Duque mais n’avait rien changé à la réalité de la Colombie. Cette fois-ci, les travailleurs et les pauvres, les paysans et tous les secteurs en lutte ont l’intention d’éviter ce piège et d’avancer contre le gouvernement et l’ensemble du régime colombien.

La Colombie et la question régionale, les clés d’une nouvelle situation

À l’échelle régionale, parler de la Colombie revient à parler de l’un des plus importants bastions de l’impérialisme américain. Le pays a vécu des décennies de domination politique et de présence directe, où même ses représentants diplomatiques, à différents moments, ont fait office de proconsuls dans le pays même. Toute la zone qui constitue l’Amérique centrale, les Caraïbes et la partie nord de l’Amérique du Sud, comme les pays du Venezuela et de l’Équateur, a été directement influencée par la politique américaine, où la présence militaire a été très marquée. Tout cela a trouvé son expression maximale avec le Plan Colombie. Cet aspect est fondamental concernant l’incidence de la crise colombienne.

Par conséquent, un aspect dérivé de cette nouvelle situation de rébellion en Colombie, est l’affaiblissement de l’un des principaux et plus abjects alliés de l’impérialisme américain dans la région, non seulement avec Duque, mais depuis des décennies maintenant. Nous pouvons le constater par le nombre de bases militaires américaines et la subordination pratique des forces armées colombiennes aux directives du Commandement Sud, qui ont servi de base d’opérations et de fer de lance des démarches interventionnistes de Trump au cours de l’année 2019 en direction du Venezuela. Si la rébellion populaire au Chili s’avère être un coup dur pour l’ensemble de la droite alliée à l’impérialisme dans la région, cette nouvelle situation qui commence à s’ouvrir en Colombie pourrait être un problème bien plus grand pour les plans de l’impérialisme américain, et surtout pour le nouveau locataire de la Maison Blanche, Joe Biden.

Dans ce qu’elle dit de la lutte des classes, la Colombie a anticipé tout un pronostict pour l’ensemble de l’Amérique Latine. Après les grandes journées de mobilisations qui ont eu lieu dans une bonne partie des pays du continent avant la pandémie, la discussion a porté sur la manière dont le processus de mobilisations serait repris dans une phase post-pandémique. Mais la profonde crise économique, sociale et sanitaire et les calamités subies par de larges secteurs du peuple, a produit un retour anticipé de phénomène de lutte des classes, sans attendre la période post-pandémique, et l’a fait à une échelle beaucoup plus grande. Le soulèvement populaire en Colombie s’inscrit dans une dynamique latino-américaine qui devient explosive.

En ce sens, c’est aussi un avertissement de ce qui se prépare pour de nombreux pays où de fortes mobilisations se sont développées et qui peuvent être reprises à des niveaux plus intenses, comme le Chili, l’Equateur, le Pérou ou dans des pays de grande instabilité politique comme la Bolivie, sans oublier l’Argentine, qui traverse un processus de luttes de grande ampleur, et ce qui pourrait influencer des pays plus en retard par rapport à la lutte de classe comme le Brésil.

D’autre part, le développement des événements en Colombie pose des limites aux plans des gouvernements de la région. Récemment, en Équateur, pays ayant connu les journées de protestation d’octobre à l’époque de Lenin Moreno, c’est le banquier et conservateur Guillermo Lasso qui a gagné. Il devra maintenant réfléchir longuement avant d’oser appliquer des plans plus sévères, s’il ne veut pas se retrouver impliqué dans un plus grand tourbillon de la lutte des classes, dans un pays où, à l’exception de la période du régime post-néolibéral de Rafael Correa, les présidents n’ont généralement pas réussi à terminer leur mandat à cause des soulèvements de masse. Il en va de même pour des pays comme le Brésil, où Bolsonaro, qui s’est distingué par ses politiques les plus réactionnaires, devra peser très soigneusement ses décisions d’attaques contre le peuple. Au Pérou, où l’on ne sait toujours pas qui sera le prochain président, au milieu d’une situation critique, les marges pour toutes sortes d’attaques seront plus que serrées. Il en va de même pour les pays de la région dans leur ensemble.

Tout cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de contre-tendances et de pôles réactionnaires, comme le gouvernement de Jair Bolsonaro au Brésil, ou le gouvernement de Nayib Bukele au Salvador, qui est devenu un nonapartiste d’opérette qui, s’appuyant sur le vote, avance dans son contrôle absolu de l’État selon une tendance autoritaire claire.

L’émergence de la classe ouvrière en tant que sujet social et politique : un aspect crucial dans l’irruption des masses colombiennes

De toutes les régions de Colombie où le mouvement de masse a éclaté, c’est dans le triangle d’or que compose Bogota, Medellin et Cali, l’axe de l’industrialisation du pays au cours du 20e siècle, que se sont concentrées une bonne partie des plus grandes mobilisations et protestations. Elles constituent les trois plus importantes villes de développement industriel du pays et sont interconnectées les unes aux autres. Chacun des sommets de ce triangle est un point nodal de l’économie, et donc névralgique. Ceci sans compter les autres lieux de développement économique qui s’étendent vers les Caraïbes, ou les régions de développement agro-industriel.

Bien qu’en Colombie les niveaux de syndicalisation soient très bas, et se situent autour de 4,5% de la population active - étant donné que la majorité des travailleurs syndiqués se trouvent dans le secteur public, notamment dans les secteurs de l’enseignement et de la santé - cela ne signifie pas que cette grande force sociale ne peut pas être mise en mouvement de manière organisée. La faible tradition de l’organisation syndicale dans le pays n’est pas seulement due à un manque de tradition, mais est le résultat de la terreur imposée par l’État envers les syndicats [3].

Cependant dans l’ensemble de la Colombie, selon les données de la Banque mondiale, le taux de salariés est de 50,44% pour 2019, sans compter ici les grands secteurs qui sont obligés de vendre leur force de travail dans des métiers informels pour pouvoir vivre. En d’autres termes, elle constitue une force sociale importante par rapport à l’ensemble de la population économiquement active, malgré les taux élevés d’emploi informel et des hauts niveaux de précarité. Beaucoup sont concentrés dans des secteurs clés de l’économie du pays. Par conséquent, un aspect fondamental dans l’irruption du mouvement de masse en Colombie est de savoir comment ce grand secteur entre en mouvement en tant que force sociale et politique, puisque c’est lui qui est en mesure, par exemple, de paralyser les secteurs clés de l’économie.

Mais c’est précisément à ces secteurs que le soi-disant Comité national de grève ne s’adresse qu’en des termes généraux, sans chercher à frapper l’épine dorsale des classes économiquement dominantes. Elle n’a pas non plus la moindre politique pour qu’ils s’organisent et rendent réellement effectif l’appel à une grève nationale.

Il ne suffit pas de se mobiliser dans les rues et sur les routes principales. Les travailleurs, les paysans, les indigènes et les pauvres sont confrontés à la nécessité de déployer toute la force sociale nécessaire capable de faire échouer les plans du gouvernement Duque et des hommes d’affaires. La voie stratégique vers la victoire est que la classe ouvrière colombienne, ainsi que la paysannerie, les peuples indigènes et les pauvres des villes, interviennent avec leurs propres méthodes de lutte.

La défaite du gouvernement suite à l’action combative de la classe ouvrière et des secteurs populaires serait une énorme victoire qui modifierait substantiellement l’équilibre des forces pour aller plus loin. Mais cela n’arrivera pas si la classe ouvrière n’entre pas sur la scène politique en tant que sujet social, politique et hégémonique clair qui, en alliance avec les grands secteurs mobilisés, est capable de porter des coups durs. Mais les directions syndicales qui s’arrogent la direction des manifestations ne sont pas sur cette voie, alors que les masses dans les rues le sont. Ils n’ont aucune politique pour organiser les travailleurs sur les lieux de travail, dans chaque centre de production, dans le but d’avancer vers une véritable grève générale énergique pour renverser le gouvernement Duque. Ce sont les masses dans les rues, les indignés paralysant les artères des villes avec des blocages dans les avenues principales, ainsi que sur les routes dans les secteurs de la campagne qui peuvent le garantir.

Mais comment est-il possible de franchir cette barrière imposée par la bureaucratie et les autres secteurs réformistes ? Pour se faire, il est fondamental de mettre en place de véritables institutions d’unification et de coordination des luttes en cours à l’échelle locale et, si possible, à l’échelle nationale, afin, en premier lieu, de briser la résistance de cette bureaucratie et, en second lieu, et de manière combinée, de porter des coups durs au régime dominant colombien. C’est à partir de là que l’émergence de nouvelles directions peut avoir lieu, à partir de l’auto-organisation par le bas, et par l’impact clé qu’aurait l’intervention de la classe ouvrière avec ses propres méthodes de lutte.

Dans plusieurs villes, par exemple, certains niveaux d’organisation progressent, par le développement d’assemblées populaires dans les quartiers, ou de comités départementaux pour garantir les mobilisations. L’un des exemples les plus clairs est celui de Cali, où il est possible, parmi la jeunesse combative de la première ligne, les assemblées de quartier, la minga indigena (coordination d’organisation indigenas constitué dans l’objectif de faire vivre le mouvement social - un secteur qui a joué un rôle important dans la défense des manifestations) et le mouvement des travailleurs occupés, d’avancer concrètement dans la coordination au niveau local. Cela constituerait une avancée exemplaire pour les autres régions du pays, ouvrant la perspective d’une action nationale.

L’alliance ouvrière et populaire s’est imposée dans la rue, il faut lui donner une forme organisationnelle. Il devient urgent pour imposer une défaite à Duque de coordonner et centraliser à l’échelle nationale les forces qui ont été mises en mouvement avec toutes les représentations ouvrières et populaires élues par la base, au sein desquels l’ensemble des revendications et un plan ouvrier et d’urgence seraient résolus et votés.

Aussi, soulever la nécessité de l’autodéfense n’est pas une question mineure. En plus de la répression qui se développe, dans divers endroits, comme nous l’avons vu à Cali à travers diverses vidéos qui se sont répandues sur les réseaux sociaux, la droite, les hommes d’affaires appuyés par des réservistes ont commencé à s’armer. Face à cette situation, les travailleurs, les paysans, les étudiants, les secteurs indigènes et populaires ont tout à fait le droit de se défendre, comme l’a fait la Minga indigena, mais il faut aussi que les autres secteurs s’emparent de cette question. Pour cela, il est fondamental de créer des comités d’autodéfense sous le contrôle des organisations ouvrières, paysannes, indigènes et populaires, tout cela dans le cadre de la lutte pour le développement d’organisations d’autodétermination des secteurs en lutte. Il s’agit de défendre le droit de manifester, que la répression veut empêcher, et de garantir la protection de tous les manifestants.

Dans la situation actuelle, nous le répétons, l’émergence de la classe ouvrière se plaçant à la tête de l’alliance avec l’ensemble des exploités est fondamentale, pour pouvoir garantir une solution progressiste à la crise générale en Colombie, et le renversement révolutionnaire de Duque et de tout le régime. Au cours de la lutte pour la grève générale et par la mise en place de formes d’organisation de la classe ouvrière, dans une perspective d’indépendance de classe, s’ouvre la voie pour que les travailleurs et la jeunesse se dotent d’une organisation puissante qui leur est propre, un parti révolutionnaire des travailleurs et des exploités, qui lutte bec et ongles pour donner une solution définitive aux problèmes les plus pressants auxquels le capitalisme les condamne et vers un gouvernement des travailleurs et des exploités qui leur est propre.

1] "Protestations en Colombie, les 3 scénarios auxquels le pays fait face après la vague de mobilisations et de violences".

2] C’est ce que Natalia Paiva, l’une des jeunes activistes étudiantes de première ligne, nous a dit dans une interview pour La Izquierda Diario : "Lors du premier tour de ce que Duque appelle la Grande Table de Dialogue National, avec les organisations sociales et le Comité National de Grève, rien n’a été obtenu parce qu’il n’y a pas eu d’accord sur la revendication principale, qui est la démilitarisation des villes et d’autres conditions de base pour la mobilisation. Pendant que le dialogue se déroulait à l’extérieur, il y a eu une forte confrontation avec les mouvements sociaux et l’ESMAD qui n’ont pas arrêté les massacres."

3] Pour ne citer que quelques statistiques, selon le système d’information sur les droits de l’homme de l’École syndicale nationale (Sinderh), entre le 1er janvier et le 31 décembre 2020, au moins 130 atteintes à la vie, à la liberté et à l’intégrité physique dirigées contre des syndicalistes ont été enregistrées en Colombie ; parmi elles, 18 homicides, deux disparitions forcées, 10 tentatives d’atteinte à la vie, 82 menaces et quatre détentions arbitraires.

 
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