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La Izquierda Diario
17 de novembre de 2021 Twitter Faceboock

Portrait de révolutionnaire
Un éboueur trotskyste au Parlement argentin : qui est Alejandro Vilca ?
Claude Piperno

Parmi les nouveaux élus qui feront leur entrée au Parlement argentin, le 10 décembre, à la suite de l’élection de dimanche dernier, il y en a un qui défraie la chronique. Et par son score, et par sa trajectoire. Il s’agit d’Alejandro Vilca. Avec ses 25%, le candidat du Front de Gauche et des Travailleurs-Unité a réalisé un score historique dans la province de Jujuy, dans le nord-ouest du pays, où la politique est la chasse gardée des politiciens de toujours. Mais Vilca n’a rien du professionnel de la politique, et pour cause. Eboueur, syndicaliste, c’est un militant révolutionnaire qui fait de la politique par et pour le monde du travail. Portrait de celui qui va être l’un des quatre députés à siéger au sein du groupe parlementaire d’extrême gauche du FIT-U.

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La province de Jujuy, adossée à la cordillère des Andes et coincée entre le Chili, la Bolivie et la province de Salta : ses vallées encaissées et ses paysages à couper le souffle, ses canyons multicolores classés Patrimoine de l’humanité par l’UNESCO depuis 2003, ses vestiges précolombiens et son carnaval pittoresque, organisé tous les ans à San Salvador, la capitale régionale. Ça, c’est pour les touristes. La réalité est bien moins poétique pour les classes populaires jujègnes, en grande partie « kolla », à savoir descendant des populations autochtones. 42% de la population de cette petite province d’un peu plus de 700.000 habitants sous le seuil de pauvreté, soit un chiffre au-dessus de la moyenne nationale argentine.

La pandémie a laissé des traces durables dans les hôpitaux et les quartiers, et les activités traditionnelles, dans le secteur agricole, l’industrie et les mines, ne suffisent pas à résorber le problème du chômage. Une question structurelle dans cette province argentine où quelques familles de grands propriétaires, en connivence avec les politiciens du parti radical (UCR) et du parti péroniste se partagent le pouvoir depuis toujours. Ce dimanche, néanmoins, les choses ont basculé. Alejandro Vilca a été élu député. De mémoire de jujègne, jamais un ouvrier, issu d’une famille modeste originaire des montagnes, n’était arrivé au Parlement national. Et encore moins un socialiste révolutionnaire.

Bildungsroman

Sa vie est suffisamment romanesque pour faire penser à celle d’un personnage à la London ou à la Steinbeck. Version andine et XXI° siècle, bien entendu. Suffisamment romanesque, en tout cas, pour alimenter, ces derniers jours, plusieurs portraits que la presse argentine lui a consacrés. Ses parents sont originaires de Humauaca, à la frontière bolivienne, et de Abra Pampa, une petite localité située en lisière de l’altiplano, à 3400 mètres au-dessus du niveau de la pauvreté et de la faim. A San Salvador de Jujuy, le chef-lieu provincial, où il est né en 1976, son père et sa mère sont venus chercher du travail.

Pendant son enfance, Vilca et ses quatre frères vendent des empanadas pour aider leur mère. Elle a beau travailler comme domestique chez les riches familles de la ville et comme femme de ménage dans une clinique privée, elle peine à joindre les deux bouts. Même si ce n’est plus l’Argentine de la dictature militaire, on respire encore un climat étouffant, à Jujuy, où les luttes des ouvriers agricoles ont été écrasées dans le sang, dans les années 1970. C’est l’époque de l’hyperinflation, sous Alfonsín, puis du chômage de masse, sous Menem. Il est donc courant de voir déambuler les frères Vilca, comme d’autres gamins de leur âge, pieds-nus sur les trottoirs du centre. Comme l’argent manque, les quatre enfants doivent se partager leurs chaussures et ceux qui font office d’apprentis-vendeurs les prêtent à ceux qui vont à l’école où, par chance, ils sont boursiers. Alejandro ne comprend pas, se souvient-il, pourquoi il y a un Dieu pour les gosses de riches, que sa mère garde, et pas pour lui, ni ses frères, sa famille, ceux de son quartier.

Bon élève, Vilca décroche son diplôme au lycée technique Horacio Carrillo où il se forme à la menuiserie, au dessin industriel et au dessin, une passion et il obtient une bourse pour aller étudier l’architecture à l’Université Nationale de San Juan, dans la province voisine. Lycéen, il avait déjà accompagné ou participé à des manifestations, à Jujuy, mais c’est à San Juan qu’il finit par s’engager, pour de bon. A l’extrême gauche, bien entendu, au sein du mouvement En Clave Roja, le courant étudiant du PTS, quand bien même cela n’a rien d’automatique pour un enfant des classes populaires d’Argentine chez qui gauche et politique sont souvent synonymes de péronisme. C’est donc chez les marxistes révolutionnaires que Vilca s’engage.

Les pressions, cependant, sont multiples et il finit par être contraint d’abandonner la fac pour revenir dans sa ville natale. A Jujuy, il continue à militer avec le petit noyau local d’activistes du PTS, et il couvre pour l’hebdomadaire du parti, La Verdad Obrera les principaux soulèvements piqueteros de Tartagal et General Mosconi, anciennes places-fortes du secteur pétrolier de la province de Salta. Sur le plan professionnel, il enchaîne tous les boulots, commencés alors qu’il était inscrit à la fac : ouvrier dans une usine de plasturgie, garçon de café, vendeur de glaces, maçon, démarcheur pour un courtier d’assurances puis dessinateur chez un architecte qui finit par le licencier. Une chance, pour Vilca, qui ne le sait pas encore.

Il quitte le petit cabinet et réussit à se faire embaucher dans un bureau, dans le secteur public provincial, mais sur un statut précaire. C’est tout naturellement qu’il participe à la fondation de la Coordination Provincial des Travailleurs au Noir, dont il devient l’un des délégués. En représailles d’une importante mobilisation avec blocage des accès routiers de San Salvador et de son aéroport, lors de la visite du président de l’époque, le péroniste Nestor Kirchner, on le mute aux déchets, à Alto Comedero, pour le « punir ». C’est là, à dix kilomètres du centre-ville, dans le quartier le plus populaire de la banlieue de San Salvador, qu’il finit par s’établir et se constituer un solide réseau syndical combatif, qui permet à l’ensemble de ses collègues éboueurs d’obtenir leur titularisation et leur intégration à la fonction publique locale. Loin d’avoir été cassé, Vilca est plus résolu que jamais à lutter pour le monde du travail et pour renverser ce système.

Les premiers scores électoraux

C’est à cette même époque que se met en place le FIT-U (à l’époque FIT), qui le présente, aux élections de 2011, pour le poste de gouverneur. Il fait un peu moins de 2%. Les politiciens du parti radical et les péronistes ricanent : eux qui sont, généralement, médecins ou avocats, « un éboueur pour occuper le palais du gouvernorat ? Il n’y a que les rouges pour inventer un truc pareil ! » Les rouges, ils les connaissent, dans la province de Jujuy. Rien que pour l’année 1976, en juillet, quelques mois après le coup d’Etat de Videla, ils en ont séquestré et arrêtés 400 en quelques jours, 33 d’entre eux sont encore aujourd’hui disparus. Le souvenir est vivace, dans la province, et reste un symbole de la façon dont les patrons et les maîtres de la terre conçoivent la défense de leurs intérêts. Pour revenir à 2011, le score, en réalité, est modeste mais il est loin d’être ridicule pour le PTS qui s’est implanté à la fin des années 1990 en menant une politique d’intervention systématique dans les conflits, en direction des entreprises, des ouvriers agricoles de l’intérieur de la province, des piqueteros, les travailleurs au chômage, et sur les lieux d’études.

Mais la pente est encore bien raide, avant les premiers succès. En 2015, pour les élections législatives locales, la liste que conduit Vilca fait 7%. Deux ans plus tard, la liste du PTS-FIT décroche dix points de plus et quatre élus locaux dans trois des cinq plus gros districts provinciaux, San Salvador, Palpalá et Ledesma, là où le crime de 1976 a été perpétré.

La victoire de 2021

2021 aura donc été la bonne année. Pas tout à fait, en réalité, car la séquence électorale avait bien mal commencé. En juin, en plein hiver austral, particulièrement rigoureux dans la région andine, alors que la pandémie fait des ravages (la mère de Vilca, mère-courage, est d’ailleurs décédée du Covid), le gouverneur Gerardo Morales, qui gouverne avec la droite péroniste, décide de changer le calendrier électoral et d’anticiper de plusieurs mois les scrutins locaux prévus, à l’origine, pour être adossés aux élections législatives de novembre. Grâce à de nouvelles règles pour calculer les résultats, à un peu de bourrage d’urnes et à quelques fraudes (la justice provinciale, aux ordres de Morales, se refusera d’ailleurs de recompter les voix), le gouverneur sortant se partage, avec les justicialistes, les 24 postes à pourvoir, avec 18 pour sa propre liste et 6 pour le Frente de Todos. Exit, les trotskystes empêcheurs-de-tourner-en-rond.

Mais le FIT-U fait son retour en force quelques mois plus tard, lors des élections primaires obligatoires (PASO). Le 14 novembre, Vilca a transformé l’essai. Le FIT-U arrive en troisième position au niveau national, avec près de 6%. Mais à Jujuy, les révolutionnaires font un score à deux chiffres, semblable à celui de septembre. Avec 25,08%, Vilca se situe à 3.000 voix de la candidate du Frente de Todos, appuyée par les péronistes depuis Buenos Aires (25,85%). Ainsi, malgré les multiples attaques de la droite qui dirige la province, accusant les candidats et candidates du FIT-U de manquer de respect aux symboles de la patrie et de vouloir favoriser les conflits sociaux, Vilca a été élu.

Une campagne par en bas, une mobilisation populaire, un espoir pour l’avenir

Mais ce résultat, c’est également l’aboutissement de toute une campagne qui s’appuie sur un engagement militant préalable et systématique mené par le PTS sur les lieux de travail, dans les quartiers et sur les lieux d’étude. A contre-courant, pendant de nombreuses années. En devant affronter la justice provinciale, les mauvais coups du patronat, les attaques des politiciens, les matraques de la police ou des gardes-blanches qui travaillent pour les grands propriétaires terriens. Mais qui donne des fruits, aujourd’hui.

Au cours des derniers mois, malgré la pandémie, les militantes et militants du FIT-U ont réalisé un travail considérable. Bien que ne disposant que de cinq locaux pour toute la province, à la géographie accidentée et au réseau routier parfois inexistant dès lors que l’on veut toucher certaines des communautés d’ouvriers agricoles ou communautés paysannes autochtones de l’intérieur, les activistes du FIT-U se sont déplacés dans toute la région, en se rendant dans chaque quartier, dans chaque village, dans chaque hameau, en faisant du porte-à-porte. « Et l’enthousiasme et le soutien que l’on a reçus a été impressionnant », souligne Natalia Morales, une autre des personnalités publiques du PTS-FIT-U pour Jujuy. Dans des maisons au sol de terre battue, composée de deux pièces, avec un modeste auvent pour se protéger des intempéries, on invitait ainsi les militants du FIT-U à tenir des réunions.

Vilca et ses camarades ont parcouru les petites localités où vivent, souvent dans des conditions précaires, les ouvriers agricoles, celles et ceux qui font tourner les grandes exploitations de tabac et de canne-à-sucre de la province qui sont aux mains de quelques familles. Ils ont accompagné la sixième « Marche pour la vie et pour l’eau » organisée par les communautés autochtones de la puna, l’altiplano, et qui est entrée à San Salvador le 12 octobre, non pour célébrer la « découverte de l’Amérique » mais pour rendre hommage à la résistance indigène au colonialisme. Et la campagne, bien entendu, s’est menée aux côtés des enseignants et enseignantes visés par les attaques du gouverneur, des chauffeurs de bus en lutte, des mineurs licenciés de El Aguilar, la grande mine d’argent, de zinc et de plomb de la province. Dans les quartiers et sur les lieux de travail, des comités de soutien ont été mis en place.

Au final, ce sont 500 sympathisants qui se sont mobilisés, lors des PASO, de septembre, pour contrôler les procédures de vote et les décomptes, pour éviter les mauvais coups habituels dans les quelque 1700 bureaux de vote distribués dans toute la province. Dimanche dernier, ils étaient trois fois plus nombreux à se mobiliser pour vérifier le bon déroulé des élections pour le FIT-U. Malgré d’innombrables plaintes pour absence de bulletin du FIT-U dans certains bureaux, le remplacement des bulletins de novembre par ceux, quasi identiques, de septembre, de façon à invalider les voix au moment du dépouillement, ou encore la présence de bulletins de vote du FIT-U préalablement déchirés, pour les comptabiliser comme nuls, la liste d’extrême gauche est arrivée en seconde position dans la capitale, San Salvador, avec des scores encore plus importants dans les principaux quartiers ouvriers, comme Alto Comedero, en seconde position, encore, à Palpalá, ou en première position à Humauaca.

Tout l’enjeu sera de transformer cet énorme enthousiasme populaire, ouvrier et paysan, et le structurer en une véritable organisation révolutionnaire du monde du travail, de masses. « Ils n’ont qu’à bien se tenir, les patrons », lançait, au cours la campagne, un vieil ouvrier agricole de Yuto, qui a passé sa vie à labourer des terres qui ne sont pas à lui. « Parce que nous sommes la majorité ». En attendant, les hommes et les femmes en costume-cravate et en tailleur du Congrès devront se faire à l’idée que l’éboueur qu’ils croisent dans les couloirs du Parlement, à Buenos Aires, n’est pas un agent de nettoyage mais le député des travailleurs et des travailleuses de Jujuy. Le premier député ouvrier et socialiste de cette province depuis sa création, en 1834. Et qu’il entend se battre en mettant son fauteuil de parlementaire au service de la révolution. C’est ça, aussi, la cordillère des Andes.

 
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