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21 de juillet de 2022 Twitter Faceboock

Economie
Inflation, endettement, récession : analyse d’une crise globale de l’économie mondiale
Esteban Mercatante

Alors que l’inflation se maintient et guide les décisions économiques des grandes puissances, la menace d’une récession économique mondiale et de nouvelles crises de la dette et de la balance de paiements est toujours plus importante. Le contexte d’endettement généralisé rend la situation très différente des autres périodes historiques d’inflation.

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Crédits photo : La Izquierda Diaro

Le retour de l’inflation

L’OCDE a récemment rapporté qu’en mai ses 38 états membres subissaient une inflation annuelle de +9.6%. Ces niveaux pourraient rendre jalouse l’Argentine, où l’inflation qui était à 60% par an continue de croître, mais pour ces pays, il s’agit d’un record depuis 1998. Cela entraîne en conséquence des mouvements de lutte des classes en Europe et aux États-Unis, dirigés par la volonté de la classe ouvrière de se battre contre la baisse du pouvoir d’achat.

Cela fait plusieurs décennies que les pays riches n’avaient pas vécu une augmentation générale et durable des prix aussi forte que celle provoquée aujourd’hui par les effets de la pandémie. Le cycle le plus traumatisant aux États-Unis a eu lieu dans les années 1970, quand l’augmentation des prix était accompagnée d’une faible croissance économique et de moment de récession. Cette situation était inédite puisque, dans la théorie économique conventionnelle, l’inflation est généralement associée à une « surchauffe » économique produisant un « excès de demande » – qui a donné naissance au terme « stagflation ».

Au début des années 1980, la politique du choc Volcker - appelée ainsi en mémoire de Paul Volcker, homme qui a dirigé la FED (Réserve fédérale des États-Unis), la banque centrale américaine, entre 1979 et 1987 - a donné le coup de grâce au fléau inflationniste. Les années suivantes – suite à d’importantes défaites de la classe ouvrière – l’inflation a disparu des préoccupations mis à part lors de quelques périodes de forte hausse des prix. Dans les années de reprise qui suivirent la grande récession de 2008-2010, la FED a su maintenir systématiquement son objectif d’inflation annuelle en dessous de +2%.

Mais l’éradication de l’inflation ne peut pas s’expliquer seulement par la rigueur et la discipline monétaire mises en place par le choc Volcker, comme le définissent les interprétations plus traditionnelles. Entre autres, il n’y a pas eu de politique de restriction monétaire continue depuis, mais plutôt des politiques monétaires expansionnistes. Dans une tribune publiée récemment dans le New York Times, l’économiste Paul Krugman explique pourquoi les difficultés auxquelles nous n’avions pas dû faire face depuis des décennies sont désormais devant nous :

« Ce sont les politiques conservatrices (au sens non politique du terme) qui ont permis à l’économie de fonctionner en dessous de son potentiel. Ce ralentissement de l’économie signifiait qu’il y avait peu de risque d’une flambée inflationniste majeure, et donc peu de besoin de changements politiques majeurs. Tout ce que la FED avait à faire était d’appuyer doucement sur les freins si l’économie semblait se rapprocher de son potentiel ou de donner un peu plus de gaz à l’économie si elle commençait à glisser ; il n’y avait pas beaucoup de drames. »

Au-delà de la pertinence du débat concernant la tendance de l’économie à rester sous sa « croissance potentielle », les transformations les plus intéressantes résident dans la nouvelle configuration structurelle de l’économie mondiale qui a permis de contenir largement les prix (avec bien sûr les habituelles montées et descentes). Le plus visible est la formation d’une nouvelle chaîne de production mondiale, permettant aux multinationales des pays impérialistes d’utiliser la force de travail des pays pauvres et en développement – pour des salaires bien moindres que ceux payés dans les pays riches – pour répondre à leurs besoins de main d’œuvre.

Dans le contexte d’une intensification de la compétition mondiale liée à l’extension du marché, et dans le cadre de restructurations continues des entreprises (par des fusions et des acquisitions), les multinationales ont pu réduire leurs coûts. Il y a eu un important déclin des coûts de production, au moins pour les produits manufacturés (les matières premières ont suivi leurs propres cycles de montées et descentes sur de longues périodes, mais avec des tendances moins claires, malgré l’augmentation des rendements dans des secteurs tels que l’agriculture notamment grâce à la biotechnologie).

Pour comprendre l’augmentation des prix en cours, qui ne peut être expliquée comme le résultat d’une hausse de l’émission de monnaie, il est pour autant important de garder ces données à l’esprit. Depuis 2020, de nombreux chercheurs alertent sur la possibilité qu’une hausse de l’émission monétaire d’aussi grande ampleur puisse causer de l’inflation ; ils doivent avoir l’impression qu’ils ont eu raison, mais les mêmes alertes à propos des mesures prises après la crise de 2008 s’étaient révélées fausses. Malgré les non-sens répétés par les libéraux, fondés sur leur lecture mal digérée des travaux d’économistes comme Friedrich Hayek ou Milton Friedman, la hausse de l’émission monétaire (qui a augmenté de manière qualitative pendant la pandémie) et la relâche des taux d’intérêts mise en place par les autorités monétaires ne peuvent pas expliquer la hausse des prix. A l’inverse de ce qu’en disent les explications orthodoxes, il n’y a pas de relation mécanique entre les prix et la variation de la masse monétaire – mais il est important de faire attention à ce qu’il se passe dans tout le circuit de valeur du capital.

Il ne s’agit pas non plus d’une simple question de « demande excessive » poussant les prix à la hausse. Comme le note l’économiste marxiste Michael Roberts « la reprise après la crise du Covid a été hésitante dans les grandes puissances économiques – chaque agence internationale et cabinet analytique a revu à la baisse ses prévisions pour la croissance économique et la production industrielle en 2022 ».

De la même façon que l’architecture de la chaîne de valeurs mondiale fournit des déterminants structurels à la mauvaise interprétation faite de l’inflation pendant une longue période dans les pays impérialistes, la perturbation actuelle de ces chaînes de valeurs est une cause fondamentale de la hausse des prix à laquelle nous assistons depuis 2021. Dans ce contexte, la guerre en Ukraine a assené un nouveau coup dévastateur. D’abord, la guerre a perturbé des marchés stratégiques déjà sous tension, tel que le blé et le pétrole - pour lesquels les deux belligérants font partie des principaux fournisseurs. Ensuite, les sanctions économiques, ayant pour objectif de geler le commerce de la Russie avec le reste du monde (ou au moins avec les pays ayant accepté cette application de « l’arme économique »), ont fait le reste en frappant les énergies et carburants.

La fin d’une ère pour la politique monétaire

La reprise de l’inflation a pris les banques centrales par surprise. Elles ont commencé par la traiter comme un phénomène transitoire et ont été lentes à ajuster leurs politiques. Durant des décennies, ceux aux manettes de la politique monétaire avaient pris l’habitude de faire varier les taux d’intérêts et l’expansion monétaire en fonction des besoins du cycle économique et des préoccupations des banques et des fonds d’investissements, sans s’inquiéter de l’impact de ces décisions sur les prix. Depuis les années Greenspan (qui prit la succession de Volcker à la tête de la FED en 1987), garder des taux d’intérêt bas est devenu un instrument privilégié pour stimuler l’économie, abandonnant cette pratique uniquement pour de brèves périodes lorsque les banques centrales voyaient des signes d’une « surchauffe » de l’économie et d’une potentielle hausse de l’inflation – qui n’est jamais devenue réalité.

De plus en plus, les décisions concernant les taux d’intérêt ont été prises selon le niveau de ce que Greenspan a surnommé « exubérance irrationnelle », pouvant générer des risques systémiques. L’« art » (excusez le terme) de mettre un frein aux manifestations les plus menaçantes de cette valorisation financière, pour - en définitive - préserver son mouvement perpétuel, a fini par dominer la politique économique de Greenspan à Jerome Powell, l’actuel président de la Fed.

Dans les pays riches, et par-dessus tout aux États-Unis, la politique monétaire – aveugle durant une longue période aux risques d’une inflation importante – a fini par se subordonner à la préservation de la valeur d’une masse de capital fictif de plus en plus colossale (actions, obligations et autres titres de créance, ainsi que des produits dérivés de plus en plus sophistiqués) qui a prospéré sous l’attrait de l’argent bon marché et est devenue le risque systémique.

On pourrait penser que l’éclatement de la bulle immobilière américaine durant la crise de 2007-2008 qui avait conduit Bear Stearns, Lehman Brothers, AIG, Fannie Mae, et Freddie Mac à la faillite et avait failli provoquer la disparition d’autres grandes banques d’investissement et d’institutions financières tout autour de la planète, aurait servi d’avertissement et poussé à s’attaquer à des facteurs de risques plus profonds. Cependant, les changements implémentés lors des années suivant la crise pour limiter l’interdépendance entre banques d’investissement et banques commerciales, en parallèle d’autres réglementations sur les actifs risqués, ont été révisés après l’arrivée de Donald Trump à la présidence. Pour autant, cela relève presque de l’anecdote, le sujet central étant que parmi les politiques appliquées pour stimuler l’économie américaine figurait l’injection massive de monnaie dans l’économie.

Cette injection s’est faite par le biais de l’achat d’actifs financiers à long terme par la Banque Centrale américaine, ce qui a aidé à relancer la valeur des actifs ayant été préalablement dégonflés par le feu de la crise. Ces politiques, aussi imitées dans l’Union Européenne et au Japon, ont été la base de la reprise assez durable – quoi qu’assez inégale socialement – que ces économies ont connue entre 2010 et la pandémie (un cycle économique expliqué non pas uniquement pas des facteurs internes à ces économies mais aussi par le rôle de la Chine en tant que marché et investisseur de plus en plus important).

Il s’avère que les recettes pour sortir de la Grande Récession ont seulement multiplié les problèmes sous-jacents au capital fictif. En particulier, on a vu la dette (publique comme privée, à la fois des entreprises et des particuliers) atteindre des niveaux exorbitants. Et pendant que le système financier était débarrassé de certains types de produits dérivés particulièrement délétères associés à la dette hypothécaire, les fragilités globales n’ont pas été diminuées pour autant.

Avec les prix à la hausse depuis la reprise post-pandémie, les banques centrales ne pouvaient pas continuer à être dirigées par les mêmes coordonnées que celles ayant guidé la politique économique sur les dernières décennies. Elles ont été obligées d’affronter à la fois la hausse de l’inflation et les conséquences de l’endettement, ce qui renvoie à des politiques contradictoires. L’arsenal traditionnel à disposition pour combattre l’inflation – à nouveau, basé sur un diagnostic partiel des causes du phénomène – comprend une hausse des taux d’intérêt et une baisse de la masse monétaire en circulation.

C’est ce qu’ont fait la FED, la BCE et bien d’autres banques centrales depuis plus d’un an maintenant, et d’une manière de plus en plus brutale. A la mi-juin, la FED a relevé le taux d’intérêt directeur de 75 points (0,75 d’augmentation annuelle), alors que les hausses sont usuellement de l’ordre de 25 ou 50 points. Cela constitue la plus forte hausse depuis 1994. Les comptes rendus des dernières réunions de la FED et de la BCE prévoient des hausses des taux encore plus drastiques dans les prochains mois, à moins que la hausse des prix ne ralentisse fortement.

C’est à la lumière de ce changement de politique économique qu’il faut interpréter les montagnes russes qu’ont connues les marchés financiers depuis le début de l’année, avant d’entrer fin juin dans une période de fortes turbulences en réaction aux dernières hausses de taux d’intérêt. L’index du Dow Jones a d’ores et déjà perdus 13% de sa valeur boursière, et tout semble indiquer que cette chute est loin d’être terminée. Les bulles spéculatives les plus hypertrophiées, comme celle autour des crypto-monnaies, ont violemment éclaté, touchant également les dettes souveraines dans certains pays – dont le Sri Lanka. Les « dommages collatéraux » que peut avoir un resserrement de la politique monétaire deviennent de plus en plus dangereux à mesure que la masse de capital fictif croît et que l’effet de levier des institutions financières et les déséquilibres comptables des pays s’accentuent. La situation actuelle n’a cependant rien à voir avec les situations inflationnistes précédemment expérimentées dans les pays riches. La combinaison d’une colossale masse de dette et d’autres formes de capital fictif avec une forte inflation rend le scénario actuel particulièrement explosif, avec des facteurs poussant à des réponses contradictoires.

Les banques centrales sous le feu des critiques

Si on se penche sur les débats américains, on trouve des économistes – notamment l’ancien Secrétaire au Trésor des États-Unis, Lary Summers – qui reprochent à la FED de pas avoir fait assez, ou assez tôt, pour combattre l’inflation. Sans proposer de solutions, ces économistes alertent sur une possible longue période de stagflation à l’image de celle des années 1970. Summers explique, sans honte aucune, qu’il faudrait augmenter le taux de chômage pour endiguer les tendances inflationnistes en disciplinant la main-d’œuvre à un moment où les luttes pour de meilleures conditions de travail et le droit de se syndiquer se multiplient aux États-Unis. À l’opposé des affirmations de Summers, Roberts rappelle que les salaires ont pris du retard dans la course, contrairement au profits capitalistes qui ont augmenté plus que les prix.

D’autres économistes sont plus sceptiques quant à l’efficacité du resserrement du garrot monétaire actuel. Paul Krugman, mentionné précédemment, met en garde contre un « sado-monétarisme » et sa promotion de mesures restrictives bien au-delà de la nécessité face à des phénomènes inflationnistes. Selon lui, les mesures actuelles permettent déjà contrôler les facteurs sous-jacents de l’inertie inflationniste, et lorsque les phénomènes plus conjoncturels ou « saisonniers » cesseront d’agir, la hausse des prix diminuera pour atteindre des niveaux plus proches de l’objectif de 2 % par an de la FED. A son sens, resserrer plus encore la politique monétaire apportera plus de récession et ne modifiera pas la dynamique inflationniste.

Adoptant un point de vue intermédiaire, Brad DeLong, professeur d’économie à l’Université de Berkeley, souligne les risques d’une surréaction de la politique monétaire si l’inflation s’avérait être due à des facteurs de court terme, aggravant alors inutilement le ralentissement économique que presque tout le monde considère comme inenvisageable. Cependant, il reconnaît aussi qu’il existe un risque à agir trop timidement face à un processus inflationniste tel que celui des années 1970, contre lequel il conviendrait d’agir rapidement et radicalement.

D’autres, comme Nouriel Roubini, questionnent la capacité de l’actuel gouverneur de la FED, Jerome Powell, à rester assez ferme pour maintenir la ligne actuelle de restriction monétaire lorsque les prévisions de récession seront confirmées. Comme il a observé en juin, « la plupart des analystes de marché pensent que les banques centrales vont rester belliqueuses, mais je n’en suis pas si sûr. J’ai soutenu qu’elles se dégonfleront et accepteront une inflation plus importante – suivie d’une stagflation – dès qu’un atterrissage brutal sera imminent, car elles craindront les conséquences d’une récession et d’un piège de la dette, dû à un endettement excessif privé et public après des années de taux d’intérêts faibles. »

Selon Roubini, si les banques centrales stoppent leur stratégie actuelle une fois qu’un atterrissage brutal apparaît faisable, « on peut s’attendre à une hausse persistante de l’inflation et d’autres signes d’une surchauffe de l’économie (inflation supérieure à son objectif et la croissance supérieure à son niveau potentiel) ou de stagflation (inflation supérieure à son objectif et récession), en fonction de la prédominance des chocs de demande ou d’offre. »

Dans ce contexte, il s’oppose à ceux qui jusqu’à récemment assuraient que la Fed pourrait échapper à un resserrement monétaire engendrant une récession, et qui acceptent maintenant que le ralentissement économique est plus probable mais continuent de penser qu’il sera bref et peu profond. Selon Roubini, « ce point de vue est dangereusement naïf. » Aux niveaux d’endettement actuels, « une normalisation rapide de la politique monétaire et une hausse des taux d’intérêt vont conduire les ménages, les entreprises, les institutions financières et les gouvernements très fortement endettés, voire en situation dite de « zombie », à la faillite et au défaut de paiement. »

Ce constat permet à Roubini d’affirmer que « nous nous dirigeons vers une combinaison de stagflation comme dans les années 1970 – c’est-à-dire une crise de la dette stagflationniste » dans laquelle « la marge de manœuvre pour une expansion fiscale sera cette fois plus limitée. La plupart des munitions fiscales ont déjà été mobilisées et les dettes publiques deviennent insoutenables. »

Sur le plan monétaire et en termes de dépenses publiques, les outils potentiellement disponibles sont bien plus limités maintenant qu’ils ne l’étaient après la crise de 2008.

Les maillons faibles

Le panorama n’est donc pas très rassurant. Il révèle encore une fois que, comme c’est souvent le cas, ce sont les pays dépendants – les maillons faibles – qui seront obligés d’avoir recours à un endettement plus important. Le resserrement monétaire de 2018, beaucoup moins agressif, alors que l’inflation n’était pas aussi forte qu’aujourd’hui, a déjà entraîné des pays comme l’Argentine et la Turquie dans des crises de la dette. Désormais, le Sri Lanka s’ajoute aux pays en défaut de paiement. Mais la liste des pays menacés de vivre la même situation est beaucoup plus longue, même si quelques-uns ont réussi à ménager les risques dans les derniers mois grâce aux prix élevés des matières premières. Là aussi, la sonnette d’alarme a été tirée et les prix ont chuté à cause de la hausse des taux d’intérêts et la peur de récession aux États-Unis. Le blé, le maïs, le soja, et d’autres matières premières ont retrouvé leurs prix de février dernier, avant que la guerre éclate et les fassent grimper en flèche. Ce ne serait pas étonnant qu’ils continuent de baisser. Pendant des mois, le « marché des émergents » – pour utiliser le jargon financier – a souffert des sorties de capitaux, en plus de devoir faire face à des taux d’intérêt plus élevés pour financer la dette publique.

La situation mondiale est marquée par l’instabilité et des chocs déstabilisants.

Article initialement publié en espagnol le 10 juillet dans la rubrique Ideas de Izquierda de notre journal frère Izquierda Diario en Argentine.

 
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