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La Izquierda Diario
1er de décembre de 2016 Twitter Faceboock

Bardudos, ouvriers et paysans…
Brève histoire de la Révolution cubaine (II). 59-61, les années décisives
Ciro Tappeste

Le Pacte ratifié par Castro à Caracas avec les représentants des principaux partis d’opposition à Batista en juillet 1958 ne prévoit que de timides réformes au niveau économique, notamment en direction des paysans pauvres. Sur le plan politique, l’ensemble des courants s’accordent sur la destitution du dictateur et de toute sa clique, mais à aucun moment il n’est question de tout chambouler. Pour ce qui est de l’armée, elle est même censée rester en place. Néanmoins, la pression des masses, d’un côté, et l’intransigeance des États-Unis, de l’autre, vont faire sauter les limites qui avaient été fixées. Après la première phase de la lutte antidictatoriale, c’est la « révolution par contrecoup », pour reprendre l’expression utilisée par Guevara pour définir le processus en œuvre après 1959.

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« La révolution nous a pris par la main », avouait, au début des années 2000, Fidel Castro à Lee Iacocca, ex. DG de Ford puis de Chrysler entre 1970 et 1982. En effet, rien de ce qui advient à partir de la fin décembre 1958 n’a été prévu par l’opposition modérée et elle prend par surprise la direction du Mouvement du 26 juillet (M26), dirigé par Fidel Castro, principale force militaire dans les maquis anti-dictature. Avec la fin de la dictature, début janvier 1959, d’ailleurs, une partie des jeunes cadres du M26 se radicalise à la suite de la multiplication des grèves dans les grandes propriétés sucrières, dans l’industrie et dans le secteur énergétique, le tout sur fond de contrôle, par les détachements armés constitués de militants et de sympathisants du processus, des commissariats et des bases militaires dans les principales villes du pays. Dans les faits, en janvier 1959, les forces de répression sont désarticulées, ce qui contribue à générer un ultérieur vide de pouvoir et une grande inquiétude chez les membres les plus modérés du gouvernement de transition dont Castro est l’allié.

Du côté des collabos, indics de la police de Batista, tenanciers des maisons de jeu et autres mafieux locaux, des arrestations sont opérées par les membres de l’Armée Rebelle et les milices armées. Dans les quartiers de La Havane et de Santiago, dans les petites villes du pays se constituent des tribunaux mixtes constitués pour moitié de membres de l’Armée Rebelle et pour moitié de citoyens respectés pour juger des crimes perpétrés sous la dictature, des cas de répression, de corruption et de biens mal acquis sous Batista. Quoi qu’en dise la presse américaine de l’époque et certains historiens, dans les premiers jours de janvier, ce ne sont pas plus de 200 bastitiens qui sont passés par les armes, bien moins, en tout état de cause, que les victimes de la répression sous le régime antérieur.

Résistances chez les modérés


Les dirigeants les plus modérés qui font partie du gouvernement résistent des quatre-fers face à la mobilisation qui se poursuit et à ce qu’ils jugent comme ses « excès », mais ils sont rapidement marginalisés par le processus lui-même. Début février 1959, le premier ministre Miro Cardona cède sa place à Castro, jusqu’alors à la tête de l’Armée Rebelle. En juillet, le président Urrutia, ancien premier magistrat de la Cour Suprême sous Batista, exige plus de modération de la part de Castro. Ce dernier répond, dans un discours télévisé, en dénonçant les pressions extérieures et intérieures contre le processus révolutionnaire et démissionne. L’allocution n’est pas finie que des centaines de milliers de cubains descendent dans la rue pour exiger le contraire, à savoir le départ d’Urrutia et le maintien de Castro. Ce dernier attend la grève générale du 23 juillet organisée en son soutien pour annoncer son retour, le 26 juillet, devant un demi-million de paysans pauvres ayant afflué à Santiago pour commémorer l’anniversaire de l’assaut contre la caserne Moncada et l’émission par le gouvernement des premiers titres de propriété.

Offensive à la base


La pression sociale oblige le gouvernement à radicaliser son programme et à répondre aux revendications des travailleurs et de la jeunesse de Cuba. La Loi sur la réforme agraire du 17 mai 1959 génère des réactions furieuses du côté des propriétaires, de l’Eglise catholique mais également d’une partie de la bourgeoisie antibatistienne qui avait participé au M26, dont Huber Matos, grand propriétaires de rizières dans la région de Camagüey.

Le gouvernement intervient dans le secteur tarifaire, alors que les travailleurs de la Cuban Electric Company sont en grève. Il exige par ailleurs que les propriétaires des domaines sucriers accèdent aux revendications des ouvriers agricoles, en grève dans 21 « ingenios », ce qui leur fait pousser des haut-cris. Entre fin juin et début juillet, les principales raffineries et centre de stockage de carburant du pays, aux mains de Texaco, Esso et Shell passent sous contrôle du gouvernement. Un mois plus tard, ce sont toutes les entreprises états-uniennes du secteur pétrolier, sucrier, téléphonique et électrique qui sont nationalisées « au nom du peuple ». En octobre, c’est au tour du secteur bancaire, local et étranger, de même que 400 grandes entreprises de capitaux cubains, notamment.

En novembre, Felipe Pazos, l’un des signataires du Pacte de Caracas, homme aux multiples réseaux aux Etats-Unis et très proche de l’administration républicaine quitte la direction de la Banque Centrale et s’exile au Canada. Arrivé sur place, il déclare à la presse que « le bruit d’une foule en colère est l’un des sons les plus terribles qui existent ». Guevara, qui le remplace, signera les billets de banque d’un simple « Che ».

Intransigeance des USA


Les Etats-Unis sont oscillants dans leur attitude. D’entrée de jeu ils ont reconnu le gouvernement de transition mais ils tolèrent les incursions d’avionnettes batistiennes qui bombardent les champs de canne à partir de la Floride. Lorsque Castro se rend pour la première fois aux Etats-Unis en tant que premier ministre et déclare qu’il ne souhaite instaurer à Cuba « ni le communisme, ni le fascisme ni le péronisme », Eisenhower ne fait même pas l’effort de le recevoir. Il reste jouer au golf en Caroline et c’est son vice-président Nixon qui rencontre Castro. Bien qu’il ait placé en poste à son ambassade à La Havane un représentant plus libéral et moins lié à Batista qu’Earl T. Smith, le Département d’Etat multiplie les courriers de protestation contre les mesures prises par le gouvernement qui affectent les intérêts américains dans le secteur agricole, de l’énergie, des télécommunications et du commerce. En juillet, les contrats d’achat de sucre cubain par les Etats-Unis sont drastiquement réduits. Bientôt ce sera l’embargo complet.

Au sein des classes populaires, ces obstacles qui sont mis sur la voie de leurs revendications intensifie la demande de changement radical, sans pour autant que les premiers éléments d’auto-organisation qui avaient pu surgir, spontanément, fin 1958 et début 1959, ne se consolident. Ce sont de nouvelles organisations, vertébrées par les militants du M26, notamment, et les cadres et militants expérimentés du PSP, les communistes cubains, qui vont structurer la poussée populaire, en limitant dans un premier temps sa capacité à intervenir pleinement et jusqu’au bout dans le processus, puis en la bridant de façon bureaucratique à partir de la seconde moitié des années 1960.

La poussée, néanmoins, est bien là : le 26 octobre 1959, un rassemblement monstre à l’appel de la CTC-R, la centrale syndicale, demande à ce que des mesures soient prises contre les contre-révolutionnaires ; le 28, la Milice Nationale Révolutionnaire est mise sur pied, substituant les groupes encore existant mais généralisant à l’ensemble de la population les structures militaires pour la défense du processus révolutionnaire. La radicalisation entraîne une réponse ultérieure du gouvernement : si l’Institut National de Réforme Agraire, nouvellement créé, a redistribué 0,8 million d’hectares de terres au cours de l’année 1959, ce c’est 0,6 million d’hectares qui sont confisqués pour la première semaine de 1960.

Le rôle de l’URSS


Un troisième acteur, jusque-là absent, arrive sur l’échiquier cubain, transformant l’île en l’un des points chauds de la Guerre Froide, même si le processus révolutionnaire, son développement et sa consolidation, précède son entrée en scène : il s’agit, bien entendu, de l’URSS. Cette entrée en scène va d’ailleurs signifier, à terme, « le gel » du processus révolutionnaire en tant que tel et sa transformation en une sorte de décalque tropical du « socialisme réellement existant » à l’Est.

Mais c’est l’intransigeance états-unienne qui pousse le gouvernement dans le camp adverse. Castro et le M26, avec la bénédiction du PSP, n’envisagent, par ailleurs, aucune autre alternative mais saisissent dans ce nouveau partenariat avec les soviétiques l’occasion de stabiliser le pouvoir, par un accès aux crédits et aux marchés d’Europe de l’Est, alors que les Etats-Unis et le reste de l’Amérique latine se ferment aux échanges avec Cuba. Avant que n’éclate la crise des missiles, en octobre 1962, c’est de façon autonome, et grâce à la mobilisation populaire, que les Cubains vont résister victorieusement à l’agression américaine de l’invasion de la Baie des Cochons d’avril 1961, orchestrée par l’administration démocrate de Kennedy. Comme le souligne l’historien français Fernand Braudel, qu’on ne saurait taxer de gauchiste, avec la révolution et cette défaite cinglante infligée à l’impérialisme, Cuba devient « le trait de feu, la ligne de partage des destins de l’Amérique latine. Au vrai, une série de révolutions latentes, esquissées, possibles (…) ne cessent de travailler la masse de l’immense continent et de faire écho au drame cubain ».

La « révolution par contrecoup », sa portée et ses limites


Le Premier mai 1961, sans que cela ne corresponde à une exigence soviétique, bien au contraire, Castro proclame le « caractère socialiste » de la révolution.

Il s’agit d’une révolution qui est née par en bas, qui a épaulé l’avancée des Barbudos contre Batista, qui a radicalisé le programme du gouvernement post-dictatorial au point de le forcer à exproprier les multinationales étrangères, la bourgeoisie locale et à prendre acte avec de la rupture de l’impérialisme, qui instaure un autre type de rapport de propriété, à l’instar d’un Etat ouvrier, mais cette révolution, à son tour, est expropriée, politiquement, de son contrôle sur le processus en tant que tel. Carlos Franqui, révolutionnaire de la première heure qui est contraint de s’exiler en 1968, résume à sa façon ce que les marxistes révolutionnaires caractérisent comme un « État ouvrier déformé » né du processus de 1959 : « l’une des grandes discussions que j’ai toujours eue avec Guevara a tourné autour [du rôle déterminant de la mobilisation ouvrière et populaire dans le processus révolutionnaire, rôle supérieur au ‘mythe des douze’, à savoir la primauté de la petite groupe de guérilléros qui se retrouvent autour de Castro après 1956]. Guevara, comme tous les commandants de la Sierra, croyait à cette histoire de la guérilla comme accoucheuse et triomphatrice de la Révolution, et je lui disais toujours : ‘Rappelle-toi Lénine, qu’il n’y a pas de révolution sans mouvement révolutionnaire’. Fidel Castro crée ce mythe pour passer tout le pouvoir à l’Armée Rebelle et, à travers cette dernière, à lui-même ».

Indépendamment du degré de précision politique de la définition donnée par l’écrivain, poète et critique cubain, c’est bien la question de la double expropriation qui est en jeu : si le capital a été exproprié, dans les faits, et par « contrecoup », sous la pression des masses, ces dernières, sans auto-organisation, sans parti révolutionnaire indépendant, ont été expropriées, politiquement, du contrôle et de la conduction de leur révolution par l’appareil qui se construit autour d’un certain nombre de cadres du M26 dont Castro est à la tête.

Voilà l’une des leçons, également, des espoirs et de la tragédie que renferment les années héroïques de la révolution cubaine entre 1959 et 1961. La suite est celle d’une canalisation accrue de la dynamique des premières années de la révolution, de la marginalisation des secteurs les plus radicalisés au sein même du M26 et des organisations qui lui succèdent (ORI puis PCC), et de son ultérieure arrêt, au nom de la Realpolitik à l’égard de l’URSS, des pressions de Washington qui n’aura de cesse de soutenir tous les projets de déstabilisation du pays et, bien entendu, au profit des intérêts de la caste bureaucratique qui, bientôt, contrôle l’ensemble des rouages politiques et économiques de l’île, et ce jusqu’à aujourd’hui.

 
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