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17 de février de 2017 Twitter Faceboock

#1917. « L’ennemi principal est dans notre pays ! »
Internationalisme et « défaitisme révolutionnaire » face à la guerre selon Lénine (II)

Nous poursuivons ici la réflexion, initiée dans la première partie de l’article, sur le « défaitisme révolutionnaire » mis en avant par Lénine au début de la première guerre mondiale, puis dans le cadre de discussions ouvertes aux conférences de Zimmerwald et Kienthal, dont nous avons célébré les centenaires respectifs en 2015 et 2016 à l’aune de la vigueur de leur actualité, qui ont contribué à pavé le chemin du 1917 russe dont nous nous occupons, dans le même esprit, cette année.

Camille Münzer

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II. Les réponses des révolutionnaires à la guerre mondiale

De Zimmerwald à Kienthal

A l’issue de la conférence de Lugano du 27 septembre 1914, dont le manifeste est inspiré des « Thèses » de Lénine (lire partie I de l’article), les organisations socialistes italienne et suisse convoquent une nouvelle conférence socialiste internationale avec la participation de militants de pays engagés dans la guerre. Celle-ci devait avoir lieu en Suisse les premiers jours de septembre 1915. Si l’on ne pouvait pas compter avec la participation de la direction de l’ancienne Internationale, il existait néanmoins des oppositions socialistes et syndicales à la guerre dans la plupart des pays belligérants.

Des délégations d’Allemagne, de France, d’Italie, d’Angleterre, de Russie, de Pologne, de Bulgarie, de Roumanie, de Suède, de Norvège, de Hollande et de Suisse se rencontrent à Zimmerwald. Il y avait des bases communes à tous les délégués, mais des divergences étaient évidentes par rapport à la suite à entreprendre. Une partie des présents avait peu d’ambitions sur l’issue de la conférence et voyait en elle tout au plus une manière de rétablir des relations entre socialistes à l’échelle européenne. Ces mêmes délégués ne voulaient pas rompre avec l’ancienne direction de l’internationale et il était donc hors de question d’en fonder une nouvelle.

Pour Lénine, la conférence était principalement l’occasion de défendre auprès des socialistes oppositionnels européens ses thèses sur le défaitisme révolutionnaire, c’est-à-dire le caractère impérialiste de la guerre, la défaite de son propre gouvernement comme un « moindre mal » et la transformation de la guerre mondiale en guerre civile entre les classes, de même que la perspective d’une nouvelle internationale. On y trouve notamment la formulation suivante de la politique révolutionnaire face à la guerre dans le projet de résolution de la gauche de Zimmerwald :

« La guerre impérialiste inaugure l’ère de la révolution sociale. Toutes les conditions objectives de l’époque actuelle mettent à l’ordre du jour la lutte révolutionnaire de masse du prolétariat. Les socialistes ont pour devoir, sans renoncer à aucun des moyens de lutte légale de la classe ouvrière, de les subordonner tous à cette tâche pressante et essentielle, de développer la conscience révolutionnaire des ouvriers, de les unir dans la lutte révolutionnaire internationale, de soutenir et de faire progresser toute action révolutionnaire, de chercher à transformer la guerre impérialiste entre les peuples en une guerre civile des classes opprimées contre leurs oppresseurs, en une guerre pour l’expropriation de la classe des capitalistes, pour la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, pour la réalisation du socialisme. »
[1]

Néanmoins, Lénine devra faire des concessions sur la question de la défaite de son propre gouvernement, position qui ne se trouvera pas dans la résolution finale. Malgré le fait qu’il trouvait le projet de résolution rédigé par le Trotsky « inconséquent et timoré », la résolution est adoptée à l’unanimité. Celle-ci était, pour Lénine, un pas en avant indispensable dans la rupture avec le socialisme patriotique qui s’était rallié à la bourgeoisie et à sa guerre [2].

La plupart de ces débats se renouvelleront lors de la deuxième conférence organisée par les socialistes opposants à la guerre qui aura lieu à Kienthal en avril 1916. De nouveau une aile droite et une aile gauche se dessinent autour de la question de la rupture avec la Deuxième internationale. L’aile droite de Zimmerwald continuait à voir dans ces conférences un phénomène temporaire pour faire pression sur la direction de l’Internationale, en espérant la redresser à l’issue de la guerre, tandis que Lénine et Trotsky voyaient dans la trahison de l’Internationale la fin d’une époque. Quant au mot d’ordre de « défaite de son propre gouvernement », il ne sera pas présent non plus dans la résolution issue de la conférence. Mais entre Zimmerwald et Kienthal, le mouvement socialiste oppositionnel débattra sans cesse de la question du « défaitisme révolutionnaire ».

Le débat de Lénine avec Rosa Luxembourg

Luxembourg répond à Lénine sur le « défaitisme révolutionnaire » dans une brochure signée sous le pseudonyme de Junius publiée en 1916 [3]. Pour elle, tant la victoire comme la défaite sont également indésirables.

Elle partage l’idée de Lénine selon laquelle cette guerre est d’une nature différente des précédentes, principalement en raison de l’époque dans laquelle est rentré le capitalisme : « Réduite à son sens historique objectif, la guerre mondiale actuelle est d’un point de vue général, une lutte de concurrence d’un capitalisme déjà parvenu à sa pleine maturité, pour la souveraineté mondiale et pour l’exploitation des dernières zones du monde restées non capitalistes. C’est pourquoi on assiste à un changement complet dans le caractère de la guerre elle-même et de ses effets. » [4] La guerre montre le degré élevé du développement atteint par les forces productives dans les principales puissances européennes. Mais le niveau technique élevé de la production devient sous la guerre mondiale un niveau technique élevé de destruction. Comme le dira Walter Benjamin en 1935, la guerre, « au lieu de canaliser des cours d’eau, elle remplit ses tranchées de flots humains. Au lieu d’ensemencer la terre du haut de ses avions, elle y sème l’incendie. » Les techniques qui autrement seraient consacrées à satisfaire les besoins les plus élémentaires de l’humanité, se révoltent contre celle-ci, produisant son contraire.

Malgré cet accord, Luxembourg tire une conclusion très différente de celle de Lénine : en raison du pourrissement social auquel est arrivé le capitalisme, et le développement de la technique sous celui-ci, on ne peut pas formuler une prise de position en termes militaires, on ne peut donc pas choisir entre la victoire ou la défaite. L’impérialisme a rendu caduc le programme démocratique bourgeois et les guerres de libération nationale, cette guerre n’a absolument aucun aspect progressiste et on ne peut pas prendre position au sein d’un conflit réactionnaire qui oppose deux factions de la bourgeoisie internationale [5]. Les deux groupes qui s’affrontent depuis 1914 visent une victoire qui constituerait une défaite pour le prolétariat. Celui-ci ne peut donc pas prendre position pour aucun des deux blocs, ni souhaiter la victoire ou la défaite d’un d’entre eux. Le prolétariat devrait lutter contre l’impérialisme comme un bloc et de manière internationale : « Ni la victoire ni la défaite ne peuvent en fin de compte rien changer à ce phénomène, qui rend au contraire tout à fait douteuse une décision purement militaire : il est de plus en plus vraisemblable que la guerre s’achèvera finalement par l’épuisement extrême de tous les adversaires. Dans ces conditions, si l’Allemagne devait sortir victorieuse de la guerre - même si les fauteurs de guerre impérialistes accomplissaient leurs rêves ambitieux, s’ils réussissaient à poursuivre le massacre jusqu’à l’élimination complète de tous leurs adversaires -, elle ne remporterait qu’une victoire à la Pyrrhus. » [6] C’est-à-dire qu’une victoire de l’Allemagne apporterait non seulement la ruine de la France ou l’Angleterre, pays avec lesquels elle entretient des liens économiques étroits, mais sa propre ruine. Qui plus est, la défaite de l’Allemagne, dit Luxembourg avec une grande clairvoyance, voudrait dire tout simplement « de nouveaux préparatifs militaires fiévreux » en vue d’une nouvelle guerre mondiale. L’alternative n’est ne situe pas entre victoire ou défaite de son propre gouvernement, mas entre « socialisme ou barbarie ».

Se plaçant du point de vue de la géopolitique mondiale, ni la défaite, ni la victoire de son propre gouvernement peuvent être progressistes pour le prolétariat à l’issue de la guerre : « C’est la guerre elle-même, et quelle que soit son issue militaire, qui représente pour le prolétariat européen la plus grande défaite concevable, et c’est l’élimination de la guerre et la paix imposée aussi rapidement que possible par la lutte internationale du prolétariat qui peuvent apporter la seule victoire à la cause prolétarienne. » [7]

Si la défaite est exclue comme mot d’ordre d’agitation, que peut alors le prolétariat ? Comment ne pas réduire le prolétariat à la passivité au milieu du conflit ? Ce n’est pas à lui de dicter les termes de la paix, du désarmement, des futures frontières après la signature des accords de paix comme il n’y a pas de modération possible de l’impérialisme et de son militarisme. Comment trancher alors le nœud gordien de la politique révolutionnaire pendant la guerre impérialiste ? A partir de l’exemple de la Commune de Paris de 1871 ou des Jacobins français, Luxembourg défend que la seule politique responsable à défendre par les sociaux-démocrates est la « défense de la patrie » par le peuple en armes et non pas par l’armée permanente dirigée par les classes dominantes. Elle reproche au parti social-démocrate d’avoir « abandonné » la perspective d’une défense de la patrie face à une guerre impérialiste dont le but principal serait la conquête. Cela ne constituerait pas un ralliement politique à la bourgeoisie, mais une entreprise révolutionnaire de renversement de la bourgeoisie à travers l’armement de la population en dehors de l’armée permanente comme détachement d’hommes armés.

Lénine, toujours en invoquant le caractère fondamentalement différent de la guerre impérialiste par rapport aux guerres passées, répond à Luxembourg dans un texte intitulé « À propos de la brochure de Junius » [8]. Face aux guerres féodales et dynastiques des classes dominantes, on pouvait leur opposer les guerres révolutionnaires autour d’un programme démocratique bourgeois, de libération nationale ou de défense de la patrie. Or, l’impérialisme a effacé ces distinctions, puisque quelle que soit la forme de l’Etat bourgeois (l’Empire, le Royaume ou la République démocratique), toute victoire de celui-ci ne peut que être réactionnaire pour le prolétariat. On ne peut donc pas opposer la « défense de la patrie » au « défaitisme révolutionnaire » car il n’y a pas de patrie à défendre, seulement un Etat bourgeois imbriqué profondément dans la chaîne impérialiste mondiale. Ainsi, la « capacité d’action des masses prolétariennes dans leur lutte contre l’impérialisme » que Luxembourg revendique n’est selon lui qu’un vœu pieux si elle ne s’inscrit pas dans la perspective de la défaite de son propre gouvernement comme moindre mal. L’erreur de Luxembourg serait alors de se placer toujours dans le schéma qui a existé de 1793 jusqu’en 1871, celui où la « défense de la patrie », dans la continuation des luttes de libération nationale ou de l’exemple de la Commune de Paris, pouvait avoir un caractère progressiste et potentiellement révolutionnaire. Cependant, parce que la « situation objective » est différente, parce que, à l’époque impérialiste, les différents camps belligérants sont tout aussi réactionnaires les uns que les autres, il ne peut pas y avoir de « défense de la patrie » progressiste – d’où la nécessité de la transformation de la guerre mondiale en guerre civile.

Vers 1917 et une nouvelle internationale

« La guerre faisait son œuvre dans tous les domaines, détruisant et reconstruisant, ou amorçant seulement de nouvelles constructions […] Août 1914 : l’effondrement de l’Internationale clôt une époque, celle du socialisme parlementaire, qui a désappris et condamne la violence, favorise la trahison et la corruption ; il est hostile à toutes les formes du socialisme révolutionnaire, du syndicalisme, de l’anarchisme. » [9] La guerre avait fait éclater la Deuxième internationale et en même temps fait apparaitre deux tendances irréconciliables au sein de celle-ci. Les « socialistes de guerre » avaient commencé leur collaboration, abondant dans les politiques criminelles d’Union Sacrée, avec la bourgeoisie lors de l’éclatement de la guerre et continueront cette collaboration après celle-ci. Les oppositionnels continueront dans le chemin ouvert par Zimmerwald et Kienthal, chemin qui mènera à la Révolution d’octobre et à une nouvelle Internationale, et à l’enracinement du combat de Rosa, malgré l’écrasement de la révolution spartaciste puis la défaite du prolétariat allemand.

Par en bas, la crise faisait aussi son œuvre. Le mécontentement se faisait sentir au front par des désertions par milliers et dans les usines par de nombreuses grèves face à une guerre qui durait au-delà de ce qui était prévu par les classes dominantes. En Russie, le lien politique qu’avait établi la guerre entre la bourgeoisie et les masses commençait à se déliter progressivement. Les défaites militaires et la misère dans les villes avait créé une situation au bord de l’explosion sociale, où chaque grève et chaque manifestation risquait de tourner en conflit ouvert. Lorsque les femmes ouvrières de Petrograd font grève le 24 février 1917, déclenchant la première révolution russe, le temps était arrivé pour les socialistes de mettre transformer la guerre mondiale en guerre civile.

Dans les manifestations, le slogan « Du pain ! » a très vite été systématiquement accompagné par « A bas la guerre ! ». Dans les propos d’un soldat rapportés par Trotsky [10], peu importait le vainqueur du conflit, la paix était souhaitée, quelque soient les conditions de celle-ci pour le gouvernement russe. Le travail politique que les socialistes opposants à la guerre, avec Lénine à leur tête, avaient effectué au départ, difficilement, dans la confusion du début de la guerre, puis insufflant de la haine de classe dans la démoralisation qui commençait à s’installer dans la population, pouvait enfin prendre corps dans les manifestations de masse en Russie qui allaient renverser une autocratie qui durait depuis des siècles.

Notes

[1] Lénine, « Projet de résolution de la gauche de Zimmerwald », 1915. Pour approfondir sur la « droite », la « gauche » mais aussi le « centre » de Zimmerwald, cf. F. Chuzeville, Zimmerwald - L’internationalisme contre la Première Guerre mondiale, Paris, Demopolis, 2015, et en particulier le « Compte-rendu officiel » et le « Manifeste ».

[2] « Ce serait du sectarisme que de renoncer à ce pas en avant avec la minorité des Allemands, des Français, des Suédois, des Norvégiens et des Suisses, quand nous conservons l’entière liberté et l’entière possibilité de critiquer l’inconséquence et de chercher à obtenir davantage. Ce serait une mauvaise tactique de guerre que de refuser de marcher avec le mouvement international grandissant de protestation contre le social‑chauvinisme, sous prétexte que ce mouvement est trop lent, qu’il fait "seulement" un pas en avant », Lénine, « Un premier pas », 1915.

[3] Appelée « Brochure de Junius », « La crise de la social-démocratie » est l’un des textes les plus importants de Rosa Luxembourg. Dans cette brochure écrite en prison en raison de ses activités antimilitaristes, Luxembourg tire comme Lénine les leçons stratégiques de l’effondrement politique du mouvement socialiste européen. Voir en priorité cette nouvelle édition du texte : La brochure de Junius, la guerre et l’internationale (1907-1916), Œuvres Complètes de Rosa Luxembourg, tome IV, Marseille-Toulouse, Agone-Smolny, 2014, éd. Etablie par F. Chuzeville, M. Laigle & E. Sevault.

[4] Luxembourg Rosa, « La crise de la social-démocratie », 1915. Pour approfondir sur l’actualité de RL, lire notamment les articles de La Izquierda Diario.

[5] Comme Lénine, elle pense que l’impérialisme a changé la nature des guerres entre puissances économiques : « Ainsi, c’est à chaque fois le cadre historique de l’impérialisme actuel qui détermine le caractère de la guerre pour chaque pays particulier, et ce cadre fait que, de nos jours, les guerres de défense nationale ne sont absolument plus possibles. », R. Luxembourg, op. cit.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Lénine, « À propos de la brochure de Junius », 1916.

[9] Rosmer Alfred, Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale, t. 2, De Zimmerwald à la Révolution Russe, op. cit., p. 77.

[10] Trotsky, Histoire de la révolution russe, t. 1, La révolution de février, 1930, ch. 2 « La Russie tsariste et la guerre ».

 
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