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22 de février de 2017 Twitter Faceboock

Interview
Guillaume Vadot : « Une ’guerre à la virilité’ est imposée aux jeunes hommes racisés par les policiers dans les quartiers populaires »

L’affaire Théo Luhaka a mis en lumière un aspect bien particulier des violences pratiquées quotidiennement par les « forces de l’ordre » dans les quartiers : celui qui concerne le rôle qu’y joue l’humiliation et les sévices sexuels. Dans le même temps, elle ne peut être abordée sans remarquer l’ampleur de la politisation, et la mobilisation qu’elle génère, qui a d’ores et déjà permis d’ouvrir une brèche dans l’écrasement politique, policier et militaire des quartiers populaires qui avait suivi les attentats de Charlie Hebdo, quand la quasi-totalité de la gauche et du mouvement ouvrier détournait le regard des perquisitions, des assignations à résidence et du regain des violences d’État.

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Nous publions ici la première partie d’une longue interview de Guillaume Vadot, membre du comité de rédaction de Révolution Permanente et qui avait été agressé par deux policiers alors qu’il tentait de filmer un contrôle au faciès en septembre dernier. Il y revient notamment sur l’imbrication entre violences sexuelles et racisme dans les pratiques policières qui visent les populations racisées, et notamment les jeunes hommes des quartiers.

Révolution Permanente : En quoi l’affaire Théo est-elle exceptionnelle ?

Guillaume Vadot  : Plus les jours passent et plus ce que recouvre « l’affaire Théo » s’élargit : il y a ce qui est arrivé, ce que cela représente, la mobilisation des habitant-e-s et notamment de la jeunesse d’Aulnay et d’ailleurs, la mise en branle du dispositif classique, politique, médiatique et policier de la (re)soumission des quartiers, ou encore le phénomène de politisation de plus en plus large contre les violences policières, qui accompagne et approfondit le discrédit généralisé qui touche aujourd’hui les institutions. Dans tout cela, il y a à mon avis du nouveau – qu’il faudrait définir – et de la banalité, celle de la brutalité sociale, « raciale », de la France d’après les indépendances.

« C’est bien l’objectif de ces violences policières au quotidien : elles valent pour ce qu’elles montrent à une collectivité plus encore que pour l’individu qui les subit »

Je te réponds donc avec deux éléments qui ne concernent que le point de départ, c’est-à-dire le viol de Théo, en réunion et en public – j’insiste là-dessus, on est dans la cour de la cité de la Rose-des-Vents, des centaines de personnes peuvent voir, et c’est bien l’objectif de ces violences policières au quotidien : elles valent pour ce qu’elles montrent à une collectivité plus encore que pour l’individu qui les subit. C’est-à-dire que ce sont des violences politiques, on n’est pas dans une fonction de défense du droit commun, quoique puisse exprimer ce dernier qui n’a souvent rien de « commun », mais dans une fonction politique.

« On peut se demander si le refus des différents gouvernements de légaliser le cannabis ne vient pas de ce que son interdiction permet de générer les conditions dans lesquelles peuvent s’exercer ces violences politiques »

D’une part, donc, l’agression de Théo est quelque chose de banal. L’écart à la norme se trouve dans l’intensité de la violence et des conséquences physiques. Mais l’interaction que cet équipage de la brigade spécialisée de terrain (une troupe de choc développée sous Sarkozy spécifiquement pour les quartiers) fait subir à un groupe de jeunes Aulnaysiens fait partie du quotidien. Le prétexte d’une suspicion de participation au deal de cannabis, qui sert de justification, est tout simplement la machine à fonder juridiquement ces violences massives, physiques et sexuelles (puisqu’il faut « chercher » le produit sur le corps des personnes contrôlées). On peut légitimement se demander si le refus des différents gouvernements de légaliser le cannabis ne vient pas de ce que son interdiction permet de générer au quotidien les conditions dans lesquelles peuvent s’exercer ces violences politiques de l’État sur les populations racisées, des quartiers. Être jeune et racisé à Aulnay ou dans des dizaines de cités, c’est être en permanence suspect de trafic, et donc objet de contrôle ; ce n’est pas une affaire de « comportement individuel » des policiers : c’est la situation objective, construite par l’État lui-même. Et c’est dans ce cadre général que ce qui est arrivé à Théo arrive.

« Théo rompt donc le silence. […] Et ce faisant, il a rendu possible une mobilisation politique contre des pratiques généralisées mais tues. C’est un apport énorme »

Poser cela permet de mettre en lumière ce qu’il y a de proprement exceptionnel dans ce qui est arrivé. Et cette exception, c’est Théo lui-même. Si des policiers peuvent frapper, gazer, mais aussi palper, toucher en public, c’est qu’il y a une loi générale qui les protège : le silence. Pour les sévices sexuels, la honte prend le relai de la peur, surtout dans un contexte spécifique qui n’est pas celui d’un virilisme plus intense dans les quartiers qu’ailleurs (il faudra un jour nous expliquer quelle est « l’avance » qu’ont le XVIe arrondissement, la Manif pour tous ou Donald Trump en matière de lutte contre l’oppression de genre) mais bien d’une « guerre à la virilité » imposée aux hommes (surtout les jeunes) de ces quartiers par les policiers eux-mêmes. Théo rompt donc le silence. Il a le courage hors-norme de se lever et de dire, en regardant en face : j’ai été violé par quatre policiers, je suis gravement blessé. Il ne s’est pas arrêté à la peur du regard qui allait être porté ensuite sur lui, comme homme violé. Et ce faisant, il a rendu possible une mobilisation politique contre des pratiques généralisées mais tues. C’est un apport énorme.

R.P. : «  Guerre à la virilité  » ? Qu’est-ce que tu veux dire par là, et plus généralement, comment comprendre ces humiliations sexuelles dans les pratiques de la police ?

G.V. : Récemment, une anecdote racontée dans un article de Mediapart m’a beaucoup touché. Cela s’est passé samedi 11 février, à Bobigny, pendant le rassemblement qui a regroupé près de 5000 personnes. L’un des jeunes qui se retrouve face aux policiers qui chargent, fonce vers eux en disant « plus jamais vous ne me ferez ça ». Il n’a peut-être jamais parlé à personne des contrôles qu’il a subis. Et là, ça devient possible.

« on doit se représenter ce qui arrive comme une transposition, par les « forces de l’ordre », de leur mission politique en un langage et des pratiques qui font sens pour eux. […] « Maintenir l’ordre », c’est « être les vrais mecs ». »

À présent que la boîte de Pandore s’entrouvre, on se met à entendre parler publiquement des humiliations sexuelles pratiquées par la police en banlieue. Quelques histoires surgissent, Alexandre à Drancy en 2015, les adolescents du douzième arrondissement de Paris, pour ce qui est des sévices sexuels. Mais il faut être clair : même ce qui est dit aujourd’hui, c’est un millième de la réalité. Alors comment comprendre cet aspect, et le rôle qu’il joue dans le maintient de l’ordre ? D’abord, et sans prétendre avoir moi-même tout compris, je crois qu’il faut poser la question de cette manière. On n’est pas face à des agressions sexuelles d’individus sur d’autres individus, c’est une institution qui agit. Et l’on n’est pas non plus dans la recherche, violente et oppressante, d’un plaisir sexuel par les agresseurs. Non, ce qui se passe est politique. Et cela permet de comprendre pourquoi la police, ses corps spéciaux chargés de la répression des habitants des quartiers, visent presque exclusivement les hommes quand ils agressent sexuellement. Les femmes sont ciblées aussi évidemment par des humiliations, mais le contact physique est en général réservé aux hommes. Je crois que pour bien comprendre, on doit se représenter ce qui arrive comme une transposition, par les « forces de l’ordre », de leur mission politique en un langage et des pratiques qui font sens pour eux. Aucun policier ne dit : « tu es Noir, Arabe ou pauvre vivant dans un quartier ségrégué pour les Noirs et les Arabes, donc tu dois te sentir en insécurité permanente pour accepter de travailler en étant sous-payé, et/ou sans contrat, accepter le chômage, l’insalubrité des logements, des transports, les difficultés d’accès aux soins, le manque de profs, regarder piller sans rien dire les pays africains, etc. ». Policiers et gendarmes disent tout simplement : « tu n’es pas un vrai mec, tu dois fermer ta gueule  », car c’est ce qui fait sens pour eux. « Maintenir l’ordre », c’est « être les vrais mecs ». Voilà je crois un premier aspect.

Ensuite, et je m’excuse pour les rêveurs, ceux-qui-croient-encore-à-l’universalisme-républicain, on ne pourra rien comprendre si l’on ne tient pas compte du caractère colonial de la France, « post » ou « néo », comme tu veux. Cette « transposition » dont je viens de parler, qui traduit les objectifs politiques en pratique et en langage quotidien, n’est pas une invention de 2017. Le projet colonial aussi a été transposé pour être pris en charge par ceux et celles qui ont dû l’incarner au quotidien et qui n’étaient, pas plus que les policiers de la BST, les donneurs d’ordres ou la minorité qui profitait en dernière instance soit du prestige politique lié à l’Empire, soit de ses retombées économiques massives pour certains secteurs capitalistes. Et ces transpositions ont systématiquement reposé, au moins en partie, sur un discours sur ce qu’étaient sexuellement les colonisés. L’orientalisme alimentait les fantasmes sexuels des hommes de la métropole, et le pouvoir y a mis les bouchées doubles au moment de la conquête de l’Algérie, quand, au milieu du XIXe siècle, la violence coloniale était si abjecte, si déshumanisante, que des secteurs entiers de l’armée française tombaient en dépression. Le discours sur les hommes colonisés s’est développé en corollaire, pour expliquer pourquoi il était légitime de prendre possession de « leurs » sociétés, dans une conception purement patriarcale qui s’est néanmoins souvent teintée – et cela continue aujourd’hui – d’une argumentation pseudo-féministe perverse sur la nécessité de protéger « leurs » femmes de ces hommes-là. Quiconque se plonge un peu dans les archives, exhume les discours, ne peut qu’être frappé par le copié collé entre ce que dit et fait aujourd’hui la police aux jeunes hommes des quartiers, et les justifications virilistes de l’époque sur le caractère efféminé, d’anomalie sexuelle, des hommes noirs et arabes.

« cette « guerre à la virilité » […] s’inscrit clairement dans le cadre idéologique général de la « guerre des civilisations » »

En un mot, cette « guerre à la virilité » qui est une traduction en pratique du rôle d’oppression et d’assignation politique joué par la police sur les populations racisées, s’inscrit clairement dans le cadre idéologique général de la « guerre des civilisations ». Il y a en permanence un postulat de supériorité chez les policiers, et qu’il soit aujourd’hui argumenté sur un plan culturel et non plus biologique comme il y a quelques décennies ne change pas grand-chose : voilà le racisme. Quand les deux policiers qui m’agressaient me menaçaient de mort, de viol, me faisaient tout ce qu’ils ont fait, ils étaient explicites sur la justification : « nous sommes en guerre contre Daech », tout contrevenant à l’action de la police est donc un dissident dans le cadre de cette croisade anti-terroriste et peut-être traité comme tel. Et, surtout, on l’a vu à travers les perquisitions permises par l’État d’urgence, la suspicion de terrorisme s’étend à toutes les personnes racisées, ou musulmanes (ou supposées l’être). Ce cadre idéologique de la guerre des civilisations, qui s’alimente de tout l’imaginaire colonial dont j’ai parlé, n’a cessé de s’approfondir, de s’endurcir depuis les années 1990, et les sociologues qui travaillent sur la police ont souvent noté la manière dont les agents qui interviennent dans ce qu’ils appellent « les quartiers difficiles » se considèrent comme une sorte de dernier rempart civilisationnel. Tout cela étant posé, on voit bien que la question de l’humiliation sexuelle des jeunes hommes racisés par la police n’a, dans la France de 2017, absolument rien d’innocent ou d’accidentel, et c’est ce dont l’affaire Théo doit permettre de parler.

R.P. : Alors, « tous les flics sont des bâtards » ?

G.V. : […] (la suite de l’interview sera publiée dans l’édition de samedi 25 février)

 
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