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21 de avril de 2017 Twitter Faceboock

Tribune libre
Glottophobie : un Président, c’est sans accent

Hélène Rochette /

Pourquoi Benoît Hamon a-t-il perdu son accent du Finistère nord ? La prononciation rocailleuse de Jean Lassalle lui fait-elle perdre des voix ? Les candidats doivent-ils nécessairement gommer leurs particularismes linguistiques et se conformer à la norme pour être pris au sérieux ? Réponses du sociolinguiste Philippe Blanchet.

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Interview publiée originellement dans Télérama.

Jean Lassalle gagnerait-il des voix s’il gommait les rugosités de son guttural phrasé des Pyrénées ? Et Philippe Poutou engrangerait-il des suffrages supplémentaires s’il consentait à tempérer sa verdeur et son parler populaires ? A la veille de la soirée présidentielle, sur France 2, le sociolinguiste Philippe Blanchet décrypte pour Télérama les particularités linguistiques des candidats. Cet enseignant de l’Université Rennes 2 a publié un essai stimulant – Discriminations : combattre la glottophobie, ed. Textuel, 2016 – sur les pratiques discriminantes liées aux accents. Pour fustiger cette discrimination qui pénalise autant les francophones affublés de « l’accent des cités » que ceux qui parlent dans une langue pimentée à l’aïoli, il a inventé le concept de « glottophobie ». Même si les intonations chantantes et les tournures régionales font parfois sourire, le sujet est des plus sérieux. La preuve : depuis novembre dernier, la législation française interdit les discriminations linguistiques – article 225 du code pénal. Petite victoire pour un chercheur qui ne mâche pas ses mots et défend une expression libre, métissée et vibrante, gorgée d’accents et de régionalismes.

Les deux seuls candidats à la présidentielle qui possèdent un accent, Jean Lassalle et Philippe Poutou, sont membres de petits partis et n’ont que peu de chance d’accéder au second tour. Cela signifie-t-il qu’un candidat doté d’un accent prononcé ne peut recevoir l’investiture d’un grand parti pour la présidentielle ?

Cela confirme une logique, observée depuis longtemps. Dans tous les « grands » partis, l’accès à des fonctions importantes ou à des postes avec un enjeu national est réservé à des personnes qui parlent un français très neutralisé. On privilégie les candidats qui s’expriment sans marque sociale ou régionale particulière. Dans les grands partis, bon nombre de candidats ont pourtant une origine qui devrait les faire parler de telle ou telle façon. Benoît Hamon vient d’une région, le Finistère nord, où les populations issues du peuple et du monde rural possèdent un accent très particulier ; or il n’en a gardé aucune trace. Il y a eu un système de filtrage durant ses études, sa vie d’adulte et de militant. Soit ceux qui veulent accéder aux fonctions importantes en politique se conforment à la norme et transforment leur façon de parler, soit ils ne s’y conforment pas et n’ont pas accès aux hautes responsabilités. Quelqu’un comme Jean-Claude Gaudin a fait une carrière exclusivement locale, et même Charles Pasqua n’a eu que des fonctions temporaires de ministre ; il n’a jamais candidaté à la présidence de la République… Les exceptions n’infirment pas la tendance massive selon laquelle, pour être pris au sérieux, il faut utiliser un français neutralisé, et a fortiori encore plus pour la présidentielle.

Philippe Poutou et Jean Lassalle possèdent l’un et l’autre, à des degrés divers, une certaine faconde méridionale : est-ce que cela les pénalise de la même manière ?

Ils ont tous les deux un accent du Sud-Ouest, beaucoup plus prononcé pour Lassalle. Mais on décèle une autre différence linguistique. Par sa carrière locale de maire et de député pyrénéen, Lassalle a connu une forme d’intégration marginale, mais une forme d’intégration quand même, aux cercles du pouvoir. Cela se traduit par des indicateurs d’une bonne conformité à la norme nationale : la façon dont il s’habille et dont il respecte les conventions sociales. Si vous enlevez à Lassalle son accent des Pyrénées, il parle exactement le même français que les autres candidats : un français normé du point de vue du vocabulaire et de la syntaxe. A l’opposé, Philippe Poutou, qui est d’origine populaire, n’a jamais connu d’autres pratiques sociales que celles ancrées dans son milieu ouvrier. Il a donc conservé, outre son léger accent, des façons très ordinaires de s’exprimer. Il parle avec des manières moins lissées, moins filtrées que tous les autres candidats, utilisant des mots qui peuvent être considérés comme vulgaires dans certains milieux. Lors du grand débat du 4 avril, il a interpellé certains candidats par leurs noms de famille, comme on peut le faire dans une entreprise, où l’on s’appelle par son prénom quand on se connaît bien, et par son nom quand on se connaît moins bien. Et personne ne trouve cela déplacé. Mais en plein débat pour la présidentielle, cela a été mal perçu… Le candidat du NPA bouscule aussi les journalistes car il y a une cohérence entre son langage et son projet de transformation radicale de la société. Parce qu’il est porteur d’un message de remise en cause des privilèges et des privilégiés, Poutou perturbe ceux qui l’interviewent qui sont eux-mêmes des privilégiés : des privilégiés en termes de capital culturel, de reconnaissance sociale et surtout en termes de capital économique. Il les dérange même dans la forme : dans la façon dont il s’habille, dont il se tient…Dans les cercles médiatiques, il y a une forme de mondanité dans la relation, assez hypocrite par ailleurs, avec ce petit côté « réception chez l’ambassadeur » ! Philippe Poutou ne respecte pas ce cadre : il parle aux médias comme il parle dans la vie ordinaire. Il est le candidat local total, jusque dans sa différence sociale.

Un candidat doté d’un accent plus septentrional, chti ou alsacien par exemple, provoquerait-il les mêmes réactions ?

Le rejet ou le décalage serait encore plus fort, je pense, pour un candidat avec un accent chti, alsacien, ou berrichon bien prononcé. Je pense qu’il ne pourrait même pas avoir l’investiture d’un grand parti. Car si les prononciations méridionales sont stigmatisées parce qu’elles ne font pas sérieux, surtout pour une candidature à la présidentielle, elles sont toutefois les moins rejetées. Ce capital de sympathie dont bénéficient les accents du Sud a été beaucoup étudié par les linguistes : un français du midi est toujours globalement perçu comme agréable ; cela se vérifie dans toute la francophonie. Mais les intonations du Nord, c’est autre chose ! Rappelez-vous les attaques ignominieuses qu’Eva Joly a subies avec son accent nordique, norvégien en l’occurrence, quand elle a été candidate des Verts à la présidentielle de 2012. On va parler dans ce cas d’attaques xénophobes car cela renvoie à une autre nationalité, mais c’est exactement le même phénomène que quand on stigmatise un accent du Nord, de l’Est ou de basse Bretagne ! A l’époque d’Eva Joly, les discriminations linguistiques n’étaient pas encore entrées dans le Code pénal et interdites. Désormais, des candidats qui seraient raillés pour leur accent, comme elle l’a été, pourraient porter plainte et demander réparation devant les tribunaux, pour discrimination et humiliation publique.

Dans les médias, les universitaires, les scientifiques ou les philosophes semblent moins discriminés que les politiques : les compétences d’un Michel Serres n’ont jamais été mises en cause, en dépit de son accent appuyé… Comment l’expliquez-vous ?

Plus vous êtes du côté du pouvoir, plus on vous impose d’être un représentant conforme à la norme de l’identité nationale, y compris sur le plan linguistique. Quand vous êtes plus éloigné du pouvoir, ou que votre fonction n’est pas une fonction de pouvoir, comme les universitaires et les philosophes, la pression est moins forte. Mais très peu d’intellectuels célèbres ont conservé un particularisme aussi fort que celui de Michel Serres. Si l’on pense à Pierre Bourdieu qui était Béarnais, il aurait dû parler comme Jean Lassalle ! Sa langue première était le Béarnais et jusqu’au lycée, il a dû parler exactement comme Lassalle avec ses parents ! Or, à la fin de sa vie, Bourdieu parlait un français presque aseptisé. Il avait beaucoup gommé de son accent et, dans un extrait du documentaire qui lui est consacré [La sociologie est un sport de combat, de Pierre Carles, ndlr], il admet lui-même s’être fait complètement piégé et avoir intégré la nécessité de se conformer à la norme. Il déclare qu’il a fini par prendre en horreur son propre accent d’origine ! Cela montre la puissance de ce que j’appelle « l’hégémonie du français standardisé » : même de grands intellectuels critiques comme Bourdieu prennent conscience de cette domination et s’y soumettent, en la trouvant juste.

Que pensez-vous du cas de l’ex-ministre déléguée, Marie-Arlette Carlotti, qui avait été brocardée par Le Petit Journal de Yann Barthès pour sa façon de minimiser ou de renforcer son accent marseillais en fonction de ses interlocuteurs ?

Oui, je me souviens, on lui avait reproché de vouloir faire local et populaire, quand elle était à Marseille, et l’inverse quand elle était à Paris. Je crois que c’est un faux procès : car c’est une compétence banale chez les humains que d’avoir plusieurs façons de parler et de choisir dans notre palette linguistique ce qui nous semble le plus adapté à la situation. C’est une adaptation spontanée à son environnement : elle est originaire de Marseille, et, se trouvant dans un quartier de Marseille, entourée de Marseillais, son français est redevenu plus marseillais qu’il ne l’est quand elle réside à Paris, au milieu des ministres et des députés. Moi qui suis Marseillais, je perçois cela très bien puisqu’on me dit tout le temps que lorsque je réponds au téléphone, on peut deviner si je parle à quelqu’un du Midi : mon français devient plus méridional avec un interlocuteur du Sud ! C’est un fonctionnement banal qui a beaucoup été étudié en sociolinguistique. On ne peut pas reprocher à quiconque de choisir la façon de parler qui lui semble la plus efficace et la plus agréable pour créer une relation de communication.

Ne peut-on pas aussi supposer que de la part de Mme Carlotti, cette adaptation prouve qu’elle a perçu plus ou moins consciemment l’impossibilité de briguer un mandat national, en conservant pleinement son accent du Midi ?

Bien sûr on peut s’interroger. Est-ce totalement présent à son esprit quand elle parle, ou est-ce un réflexe intégré comme un habitus, pour reprendre le terme de Bourdieu, donc parfaitement entré dans les schémas de fonctionnements sociaux dominants ? Est-ce le fruit d’un raisonnement qui l’inciterait à faire attention à la façon dont elle s’adresse aux Marseillais, et à parler différemment devant la représentation nationale, à Paris ? On ne peut pas savoir… On a en revanche bien observé une forme d’autocensure importante dans la population adulte française : les enquêtes montrent que beaucoup de personnes, conscientes de leur faiblesse d’élocution, de leur accent ou de leur particularisme, préfèrent s’autocensurer. Ils se disent que vu la façon dont ils s’expriment, ils ne pourront jamais prétendre accéder à tel emploi, à telle responsabilité… Cela signifie qu’ils ont intégré les normes sélectives et qu’ils s’autocensurent soit en se taisant, soit en limitant les lieux et les circonstances où ils vont prendre la parole. C’est très grave, cette autocensure révèle une sanction dans la prise de parole publique ; il s’agit donc bel et bien d’une discrimination, puisque le critère pour décider qui peut parler n’est pas légitime. Chacun doit pouvoir s’exprimer dans la langue qu’il veut et de la façon qu’il a choisie, c’est un droit fondamental !

 
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