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La question de l’État dans la crise écologique. Débat avec Peter Gelderloos

Seb Nanzhel

La question de l’État dans la crise écologique. Débat avec Peter Gelderloos

Seb Nanzhel

La question de l’État ne cesse d’agiter le mouvement écologiste. Dans Stratégies pour une révolution écologique et populaire, le militant anarchiste américain Peter Gelderloos affronte cette question.

[Ill. John Martin (1789-1854), The Great Day of His Wrath, entre 1851 et 1853, Wikimedia Commons]

Peter Gelderloos place la question de la violence d’État au centre du débat stratégique de l’écologie, plaide pour une société sans État comme remède à la crise écologique et une stratégie « décentralisée » pour y parvenir. Il échoue cependant à envisager la question de la classe comme un levier pour une stratégie écologiste révolutionnaire.

Alors que l’illusion d’un État au service du bien commun se fracture, entre autres, face à sa gestion catastrophique de la crise écologique, cette question de l’État ne cesse d’agiter le mouvement écologiste. En témoignent les slogans dénonçant l’« inaction climatique » des gouvernements, les actions de désobéissance civile visant différents lieux de pouvoirs (des commissariats à l’assemblée nationale) ou encore les appels à un « État d’urgence climatique ». En parallèle, l’expérience anti-État de Notre Dame Des Landes reste structurante pour le mouvement écolo.

Dans Stratégies pour une révolution écologique et populaire, le militant anarchiste américain Peter Gelderloos affronte cette question. L’auteur de Comment la non-violence protège l’État livre dans cette nouvelle contribution une analyse de la répression à l’œuvre contre les militants écolos et autochtones. Il plaide pour une société sans État comme remède à la crise écologique et une stratégie « décentralisée » pour y parvenir. Son essai s’inscrit dans une polémique constante avec les propositions du théoricien suédois Andreas Malm, et notamment avec son « léninisme écologique ».

Remettre la violence d’État au centre de la question écologique

Après un rapide mais efficace tour d’horizon de la crise écologique qui fait rage et s’amplifie chaque jour, l’auteur dissipe toute illusion sur une possible solution dans le système actuel : « Les experts ne peuvent pas résoudre le problème ». « Le chœur des voix dominantes qui célèbrent l’objectif optimiste d’une "neutralité carbone d’ici 2050", discute rarement des souffrances extrêmes et de la dévastation qu’implique leurs choix ».

Pire, le meurtre en masse des réfugiés écologiques aux frontières, ou encore l’exposition des populations racisées des quartiers populaires à des pollutions mortelles, montrent que la crise écologique « constitue déjà l’une des plus grandes causes de mort et de souffrance auxquelles les humains sont confrontés ».

Alors que le mouvement écologiste est confronté à un niveau de répression croissant et se divise sur la question de son rapport à la violence, le mérite de l’approche de Gelderloos est d’opter pour une analyse systémique de la répression, organisée par et pour les classes dominantes. Ainsi, l’auteur affirme : « Nous n’avons pas besoin des riches et des puissants pour enrayer la destruction de la planète. Ce dont nous avons besoin, c’est qu’ils s’en aillent. Mais ils ne le feront pas, et d’ailleurs, ils s’efforceront plutôt de systématiquement faire taire, marginaliser, emprisonner, brutaliser, torturer et tuer celles et ceux qui sont les plus touchés par la crise écologique, qui ont l’expérience la plus collective et les meilleures idées pour sauver la planète. »

A travers sa réflexion sur la violence d’État, l’auteur propose une critique originale des solutions de type « capitalisme vert » à la crise écologique et des ONG qui les défendent. Ces solutions s’appuient en effet sur les forces répressives : « Il n’est donc pas étonnant que des gardes forestiers paramilitaires payés par des ONG environnementales comme la WWF aient été accusés de pratiques génocidaires et d’actes de violences à l’encontre de populations autochtones au Congo, au Cameroun, au Botswana et ailleurs », et servent au final un pillage colonial des ressources et des terres : « en mettant l’accent sur la séquestration du carbone, les gouvernements mondiaux et les ONG préparent le terrain pour un accaparement massif des terres qui devrait égaler l’ampleur des invasions et de la colonisation des XVIe et XVIIIe siècles ».

Placer la question de la violence d’État au centre du débat stratégique de l’écologie est un mérite de ce livre. Dans une séquence marquée par le durcissement répressif à l’encontre des militants écolos, mais également de tous les secteurs qui se mobilisent contre la politique antisociale et xénophobe du gouvernement, la question d’une riposte d’ensemble face à la répression est un enjeu central.

Anthropocène, « Étatocène » ou Capitalocène ?

Mais pour Gelderloos, l’État n’est pas seulement un outil au service des classes dominantes pour réprimer toute contestation. Il serait également et avant tout, à l’origine de la catastrophe écologique en cours.

Ainsi, l’auteur réfute la fameuse notion d’Anthropocène, qui rend compte du caractère historique de la crise écologique en théorisant l’entrée dans une nouvelle ère géologique façonnée par l’activité de l’espèce humaine considérée dans un ensemble indistinct, anthropos. Il cherche plutôt l’origine de la crise écologique dans l’organisation des sociétés. « Quels types de sociétés humaines ont provoqué l’effondrement d’écosystèmes entiers ? Il s’avère qu’il existe un modèle clair de grandes civilisations détruisant leur sol par la déforestation et la surexploitation, et connaissant ensuite une sorte d’effondrement politique et démographique. » Pour lui, « il est possible que le déclin des cités-État de la Grèce classique soit à mettre sur le compte d’une crise écologique ». D’autres exemples sont mobilisés, de l’Empire Chinois au Japon impérial, en passant par l’Empire Romain et la Mésopotamie antique.

« Tous ces exemples concernent des États anciens. L’existence d’États est une chose relativement rare dans l’histoire de l’humanité. Ce n’est que depuis quelques centaines d’années qu’ils sont venus à dominer l’ensemble du globe. Mais tous les États semblent avoir en commun de détruire leur environnement. » L’auteur conclue : « Nous avons trouvé une pièce du puzzle. Ce ne sont pas les humains qui détruisent l’environnement, mais les États. »

L’argumentaire a pour objectif de doter l’anarchisme d’un équivalent au concept de Capitalocène, central dans le marxisme écologique, qui inscrit l’origine de la crise écologique dans l’émergence d’un mode de production basé sur l’exploitation sans limite de l’environnement et des humains, forgé entre autres par Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire. Si Peter Gelderloos ne donne pas de nom à sa propre démarche, on pourrait être tenté d’y lire une proto-théorie de « l’Etatocène », dans la mesure où il pointe le rôle de l’Etat comme acteur central de la crise écologique.

Sa démonstration rencontre toutefois une limite importante. En effet, elle s’appuie sur les exemples de chutes d’empires antiques confrontés à des catastrophes écologiques locales. De ce fait, le concept peine à expliquer la situation inédite à l’échelle historique – aussi bien du point de vue de l’histoire humaine que géologique – que représente l’actuelle crise écologique globale. En guise de justification, on devra se contenter d’un raisonnement par homologie, qui fonctionne à condition d’accepter de remplacer les États antiques de la démonstration par les États capitalistes actuels : « Ce n’est que depuis quelques centaines d’années qu’ils sont venus [les États, ndlr] à dominer l’ensemble du globe. »

Une carence importante, là où le concept de Capitalocène brille par sa capacité à saisir la source de la crise écologique dans la période d’expansion coloniale du capitalisme à l’échelle mondiale, qui coïncide parfaitement avec le début de l’affolement de tous les indicateurs scientifiques de la crise écologique. Une limite que l’auteur lui-même est obligé de souligner, en présentant la présence d’États comme une des pièces du puzzle, les deux autres pièces étant le capitalisme et le colonialisme. En outre, la notion de Capitalocène a l’avantage de mettre en cause un mode de production précis, le capitalisme, quand la focalisation sur l’État générique apparaît comme dénuée de détermination historique ou sociale. Ce débat sur l’origine de la catastrophe écologique a nécessairement des implications stratégiques.

Le jeune État ouvrier soviétique contre la théorie de l’« Étatocène »

Face à l’« Étatocène », la conclusion de Gelderloos est logique et s’impose d’elle-même : il faut détruire l’État bourgeois par un processus révolutionnaire. Une conclusion avec laquelle on ne peut que s’accorder. Mais une autre implication découle de sa théorie : le processus révolutionnaire ne devrait surtout pas mettre sur pieds un autre type d’État, ces derniers étant écocidaires par nature. Une conclusion plus problématique.

Car si les États bourgeois sont écocidaires, c’est car ils sont des outils de classe, développés pour asseoir et défendre les intérêts de la classe qui profite de l’exploitation sans borne des humains et de l’environnement. A l’inverse, il est frappant de constater à quel point le jeune État ouvrier soviétique dément la thèse de Gelderloos d’une structure-État intrinsèquement écocidaire. Comme le rapporte le théoricien marxiste John Bellamy Foster dans son recueil Marx écologiste : « La tragédie de la relation de l’Union soviétique à l’environnement, qui a pour finir pris une forme qu’on a pu qualifier d’ "écocide" [1], a tendanciellement éclipsé le dynamisme fantastique de l’écologie soviétique dans les années 1920, et le rôle que Lénine avait joué personnellement dans la défense de politiques de conservation. »

Le jeune État ouvrier, malgré son niveau d’arriération culturelle et technique, et alors que les préoccupations autour de l’écologique n’avaient rien de commun avec celles de notre époque, devient en réalité un précurseur mondial en matière d’écologie : « Dans les années 1920, c’est en Union soviétique que la science écologique la plus élaborée », explique ainsi Bellamy Foster : « Vernadsky avait introduit le concept de biosphère au sein d’un cadre d’analyse dialectique encore pertinent aujourd’hui. Vavilov utilisa la méthode historico-matérialiste pour établir un relevé cartographique des centres où l’agriculture était née et des "centres d’origine de la biodiversité" à travers le monde. Au même moment que Haldane en Grande-Bretagne, Oparin développa la première explication matérialiste moderne vraiment influente de l’origine de la vie sur terre, à partir du concept de biosphère élaboré par Vernadsky – une théorie qui devait jouer un rôle déterminant dans la conception de Rachel Carson [autrice du livre de référence Printemps silencieux, ndlr]. »

Une émulation théorique qui s’est couplée à une réelle pratique d’État de l’écologie : « Lénine fonda en 1919, dans le Sud de l’Oural, la première réserve naturelle d’union Soviétique – et même la première réserve naturelle établie par un gouvernement à des fins exclusives d’étude scientifique de la nature. » C’est la contre-révolution stalinienne qui balaiera ces formidables avancées comme tant d’autres, et ouvrira la voie aux multiples catastrophes écologiques comme celle fameuse de la Mer d’Aral : « A l’Est dans les années 1930, le stalinisme purgea littéralement le commandement et la communauté scientifique soviétique de ses éléments les plus écologistes – ce qui n’avait rien d’arbitraire, puisque c’est dans ces cercles que se trouvait une part de la résistance à l’accumulation primitive socialiste. »

Face à une classe dominante particulièrement organisée, consciente de ses intérêts et prête à tout pour les défendre, comme Gelderloos le montre à raison avec son analyse de la répression, défendre la victoire d’un processus révolutionnaire passe nécessairement par la création d’un État répondant à nos intérêts. Un État, issu de la mobilisation des masses, et temporaire, tourné comme une arme contre les anciennes classes possédantes qui ne se laisseront pas faire sans opposer une résistance féroce, et chercheront par tous les moyens à écraser le processus révolutionnaire. De plus, la crise écologique actualise à sa manière la nécessité de construire un État transitoire répondant à nos intérêts. En effet, dans son dernier chapitre, Peter Gelderloos préconise à juste titre la mise en place de mesures comme l’abolition de la propriété intellectuelle, des transferts de ressources et de technologies en direction du « Sud », l’abolition de la production industrielle de viande, le contrôle ouvrier de la production et l’organisation de cette dernière en fonction des besoins de tous, ou encore l’ouverture des frontières et la création d’itinéraires de transports sécurisées pour les réfugiés écologiques. Autant de mesures qui nécessitent de se doter d’un outil centralisé capable de coordonner ces chantiers, répartir les ressources, trancher démocratiquement des besoins.

Les arguments de Gelderloos s’inscrivent dans une polémique assumée et frontale avec le « léninisme écologique » développé par Andreas Malm dans La chauve-souris et le capital. L’apport central de Malm est de considérer la question de la prise du pouvoir, et donc de l’État, comme essentielle pour faire face aux ravages écologiques en cours. Mais son scepticisme sur la capacité des masses à se doter d’organes de type soviétiques dans leur mobilisation et donc de la possible construction d’un État ouvrier défendant leurs intérêts (« Aucun État ouvrier fondé sur des soviets ne naîtra miraculeusement en une nuit »), le conduit à abandonner la perspective de la destruction de l’État capitaliste et à plutôt opter pour une stratégie de pression sur ce dernier via des actions radicales. En évacuant du débat la question centrale de la nature de classe de l’État, l’analyse anarchiste de Gelderloos perd finalement en précision par rapport au diagnostic « léniniste » de Malm.

Lire aussi : Pandémies, crise climatique et léninisme écologique. Débat avec Andreas Malm

Ecosystème de la révolte : toutes les stratégies se valent-elles ?

Si l’on s’accorde avec Gelderloos sur la nécessité de détruire l’État bourgeois, comment s’y prendre ? Dans un chapitre documenté, « Les solutions sont déjà là », l’auteur offre un tour d’horizon d’une diversité de tactiques qui représentent selon lui des « victoires éclatantes et de réalisations positives à travers le monde ». Un ensemble de tactiques que l’auteur invite à voir comme « un écosystème de la révolte », promis à un développement spontané par effet boule de neige et de contamination. Ainsi, au sein de cet « écosystème », « plutôt que d’essayer de contrôler ce que les autres font, de promouvoir les bonnes idées et de supprimer les mauvaises, nous comprenons notre place et créons des relations de réciprocité avec celles et ceux qui nous entourent ».

Une idée séduisante, mais dont Guelderloos démontre lui-même l’impasse en centrant son livre la capacité des classes dominantes à organiser la répression et la contention de toute protestation contre l’ordre établi. « Les principaux obstacles à la mise en œuvre à plus grande échelle des modèles présentés ici […] sont la répression gouvernementale, la violence policière et paramilitaire, ainsi que les médias, les ONG et les institutions universitaires qui rationalisent la répression et ferment les yeux ». Un refus de direction stratégique en forme d’impasse que le philosophe Frédéric Lordon critiquait dans un entretien avec Ballast en 2021 : : « l’abandon de toute position de direction nous voue à l’échec. “En face", on sait très bien ce qu’on veut et où on va. Pendant que nous nous proposons de cheminer dans le cheminement, eux avancent. De fait, ça fait trente ans que nous les regardons avancer, sans aucune positivité déterminée à leur opposer, sans aucun destin collectif alternatif à proposer. »

Quelle positivité déterminée leur opposer ? Alors que l’on assiste à un réveil ouvrier, des grèves de l’automobile aux USA à celles de la réforme des retraites en France, en passant par le Royaume Uni ou les grèves qui ont fait basculer les rapports de force lors des printemps arabes, le rôle stratégique de la classe ouvrière face à la crise écologique est absent de la réflexion de Gelderloos. Le positionnement spécifique de la classe ouvrière, au cœur du processus de production, la dote pourtant d’un poids inégalé et d’un intérêt concret à répondre aux enjeux écologiques, par la grève et la réappropriation des outils de production. Sa capacité à créer des rapports de force sur le terrain économique lui permet également de se positionner comme un acteur politique capable de coordonner les colères et les différentes tactiques.

Pour toucher le capitalisme en plein cœur, et faire face à la crise écologique, l’un des enjeux pourrait être alors de se battre contre la « stratégie du capitalisme  » qui consiste à « scinder en permanence le mouvement ouvrier du mouvement écolo », comme l’expliquent dans un entretien à Socialter le philosophe marxiste Paul Guillibert et Adrien Cornet, militant syndical et à Révolution Permanente, et raffineur acteur de la grève de Grandpuits, qui a donné lieu à une convergence inédite entre raffineurs et militants écologistes. Une perspective qui nécessite d’unir les secteurs de la jeunesse qui sont sortis dans la rue contre la crise écologique ces dernière années, les populations des quartiers populaires en lutte pour la justice environnementale et les peuples autochtones s’opposant au pillage impérialiste, autour du poids stratégique de la classe ouvrière.

Lire aussi : Pour une écologie de la classe ouvrière avec Paul Guillibert

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Comme l’écrit Bellamy Foster dans un autre article, « Dans les années 1930 et 1940, l’URSS purgea violemment la plupart de ses principaux penseurs écologistes et dégrada sérieusement son environnement dans une quête d’industrialisation rapide. Les conséquences ont souvent été qualifiées d’écocidaires, symbolisées par l’accident nucléaire de Chernobyl, la prise d’assaut du Lac Baikal, et l’assèchement de la Mer d’Aral, ainsi que des niveaux extrêmement hauts de pollution de l’eau et de l’air ». Le triomphe sous Staline de Lyssenko, pseudo-agronome et biologiste s’opposant à la génétique et promu par le stalinisme comme garant du dogme scientifique officiel, en est un autre exemple. Comme l’explique l’historien Jean-Jacques Marie : « En bref, ce charlatanisme délirant avait pour principale fonction […] de servir ou de couvrir la politique de Staline et d’établir définitivement, au sein de l’Académie des sciences agronomiques de Moscou, le règne d’un seul homme : Trofim Lyssenko. L’efficacité en agronomie comptait peu. Lyssenko servait parfaitement les desseins de Staline, et cela seul importait. »
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