Critique

Le cinéma, anatomie

Nicolas Vieillescazes

Le cinéma, anatomie

Nicolas Vieillescazes

« Anatomie nous a réappris à voir le cinéma pour ce qu’il est, un agencement d’images et de sons, un moyen de faire apparaître le monde », une critique cinéma par Nicolas Vieillescazes, traducteur et directeur des éditions Amsterdam.

Anatomie d’une chute, réal. Justine Triet, sc. Arthur Harari et Justine Triet, 2023.

A priori, l’affaire est simple : Anatomie d’une chute raconte l’histoire d’une femme accusée du meurtre de son mari. Or, il se pourrait que la mort de Samuel ne soit pas vraiment son centre, comme on l’imagine sur le chemin du cinéma, mais avant tout un appât, un moyen de susciter l’intérêt des spectateurs et spectatrices en leur livrant un mystère à résoudre. Aujourd’hui les histoires d’amour ne suffisent plus, par exemple, et n’importe quel soap multiplie les intrigues criminelles pour préserver sa part de marché. Entre autres privilèges, les flics ont acquis le monopole de l’énigme, ce qui en dit long sur l’état de notre monde.

Justine Triet le sait, mais police et justice ne sont visiblement pas son problème ; aussi les décentre-t-elle d’emblée, en empêchant leur point de vue de devenir celui de son film : dans la scène qui suit la découverte du corps de Samuel, c’est au ras du sol, depuis la position du chien, le bien nommé Snoop, qu’est appréhendée la masse affairée des ambulanciers, pompiers et autres gendarmes. Ensuite, bien que la majeure partie d’Anatomie se déroule au tribunal, on assiste à tout autre chose qu’à un film de procès, Triet ne reprenant facétieusement de ce dispositif que l’opposition entre deux positions réifiées, les parties représentées par l’avocat général et les avocats de la défense, sans oublier, au-dehors, le bavardage des médias. Il y a un ordre des choses, où chacun doit tenir son rôle : comme le disait Michel Poicard dans À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959), « les dénonciateurs dénoncent, les voleurs volent, les assassins assassinent, les amoureux s’aiment ».

Les institutions ont donc ici la consistance d’un cadre : décor de carton-pâte peuplé de stéréotypes – c’est pourquoi le film ne se soucie pas de donner une représentation réaliste de leur fonctionnement – et construction d’un point de vue sur les protagonistes, le mort, sa femme Sandra, leur fils Daniel (en vérité, le bloc Daniel-chien). Point de vue surplombant, évidemment focalisé sur la deuxième, qui donne parfois au film des accents chabroliens – quand transparaissent, dans les propos de l’avocat général et ceux du policier venu témoigner à la barre, les préjugés petits-bourgeois sur la femme infidèle, forcément coupable – et qui contraste avec celui que l’on construit pour nous, coïncidant avec elle, que nous ne quittons quasiment jamais. Toutefois, il serait trop simple de dire qu’Anatomie repose sur une opposition entre deux points de vue, l’un social et l’autre intime, l’un inauthentique et l’autre authentique : d’une part, un personnage, Vincent, l’avocat, qui est un vieil ami de Sandra, occupe les deux positions à la fois ; d’autre part, celle-ci nous reste d’un bout à l’autre opaque ou, plutôt, dispersée dans la variété de ses manifestations. On se demande même si l’expression « point de vue » est adéquate et s’il ne vaudrait pas mieux avant tout considérer les personnages ou blocs de personnages comme des appareils perceptifs et de production de perceptions. La cécité de Daniel nous met sur cette piste, le film jouant sur la clairvoyance conventionnellement associée aux aveugles depuis les Grecs.

Une histoire de perception, en effet : il apparaît petit à petit que le nœud du film ne se trouve pas dans la scène inatteignable de la mort de Samuel, dont différentes versions nous sont données au cours du procès (l’accident, le meurtre, le suicide), mais que cette dernière, par son absence même, fait écran à une autre scène, qui, bien que première dans l’ordre de la narration, ne prend qu’ultérieurement consistance. Nous l’avons vue, pourtant, mais, alors que nous entrions dans ce bain nouveau, nos sens n’étaient pas encore ajustés – le film ne nous ayant pas encore dicté ses règles de lecture – et nous n’avions pas saisi son importance, capitale parce qu’elle juxtapose trois plans perceptifs, dont chacun correspond à l’un des habitants de la maison : le plan Sandra, en conversation avec une étudiante venue l’interroger sur son travail de romancière ; le plan Daniel, qui lave son chien à l’étage, signalé par la balle qui, dans la première image, en rebondissant mollement jusqu’au bas de l’escalier, dans la pièce où se trouve sa mère et la jeune femme, vient établir un lien fortuit avec le plan précédent (et donner la première chute du film) ; enfin le plan Samuel, lui aussi quelque part en haut et qui n’existe que par l’assourdissante boucle musicale qu’il diffuse, la version instrumentale de « P.I.M.P. » de 50 Cent prenant possession de la maison au point de contraindre les deux femmes à interrompre leur entretien au bout d’une poignée de minutes, indiquées sur l’écran du téléphone qui l’enregistre.

Dans le présent du récit, Samuel vivant consistera dans ce seul signe sonore ; puis, comme Salvatore Giuliano dans le film de Francesco Rosi (1962), il n’aura plus d’existence que posthume, d’autre statut que celui de trace : cadavre ou trace corporelle de l’individu qu’il fut, trace photographique, à travers les images de lui dispersées dans la maison, trace mnésique, dans les témoignages des personnes qui l’ont, à divers titres, connu, trace écrite, avec les e-mails qu’il a envoyés à son éditeur, trace sonore, dans l’enregistrement d’une dispute qu’il a réalisé à l’insu de sa femme la veille de sa mort. Mais ce qui vaut pour Samuel vaut pour l’ensemble des personnages. Avant l’être, il y a son signe, à la fois liaison, moyen de le faire apparaître, et obstacle qui nous sépare de lui : les autres ne sont jamais pour nous que des images. Triet donne à la relation-séparation une torsion supplémentaire, linguistique, puisque la majeure partie du film se déroule en anglais, moyen de communication entre les personnages alors que ce n’est la langue maternelle de personne.

La juxtaposition est illustrée à merveille dans la scène de dispute, qui, par son insoutenable durée, saisit, comme seuls Cassavetes, Pialat et Bergman l’avaient fait auparavant, la cruauté des rapports de couple, où chacun, campant sur sa position, se retrouve à la fois bourreau et victime, s’adonne à l’outrance et à l’injustice, balance, presque à son insu, à la seule fin de faire mal, des horreurs qui n’auraient jamais dû remonter à la surface. Mais au fond, peu importe que Samuel soit foncièrement incapable de terminer un livre, ou que sa femme soit si dominatrice qu’elle l’ait empêché de devenir le grand écrivain, ou qu’à l’inverse elle l’ait, comme elle le répète, toujours soutenu. Peu importe : l’interprétation psychologique, bien que possible car suscitée par le cadre judiciaire où l’on tente d’établir des « profils » (c’est-à-dire d’unifier la variété des traces dans une identité), est ici sans objet. La scène, en faisant coexister deux interprétations contraires des mêmes faits, deux positions antagoniques entre lesquelles il nous sera à jamais impossible de trancher, n’est que le paroxysme de la disjonction perceptive sur lequel le film se fonde et dont il ne cesse d’explorer différentes combinaisons.

Par exemple, la disjonction entre le son et l’image. À la barre, Daniel rapporte les propos que son père lui a tenus un jour qu’ils étaient en voiture : apparaît alors le visage en gros plan de Samuel (vu, sans doute, du point de vue de Daniel) mais la voix qui semble sortir de sa bouche est celle, parfaitement synchrone, de l’enfant qui témoigne dans le présent du récit. Plus troublant encore, quand est diffusé au tribunal l’enregistrement audio de la dispute entre Samuel et Sandra, la bande-son semble elle-même sécréter une image qui ne se rattache au point de vue d’aucun personnage mais pourrait correspondre à la vérité des faits ou, à l’inverse, être seulement inférée par un public imaginaire avide de connaître le fin mot de cette histoire – celui du tribunal, celui que nous sommes –, un peu comme, dans Blow Out de Brian De Palma (1982), le son émis par l’éclatement du pneu, peut-être dû à l’impact d’une balle, vient susciter l’image hypothétique de l’événement et ainsi, donner complétude et cohérence à la scène matricielle qui obsède le protagoniste. Or ici, à l’instant où la dispute atteint son point culminant, où les mots de reproche cèdent la place aux cris, aux gémissements et aux coups, Triet enlève l’image et nous ramène dans la salle d’audience où sa caméra se focalise sur le visage décomposé de la juge en train d’écouter cet enregistrement.

On aurait tort de voir là un petit jeu pervers avec le public, une manipulation de la part d’une réalisatrice qui, cachant par devers elle le savoir qu’elle détient, le divulguera seulement quand elle l’aura décidé. Au contraire : Triet nous met sous les yeux, hors de toute perspective morale, notre désir d’obtenir une explication simple, la fascination que toutes et tous nous éprouvons pour le sordide, pour le fait divers, donc sans doute pour le point de vue policier, et la construction des « faits », c’est-à-dire sa méthode, analyse des moyens du cinéma.

Si le film évoque, pêle-mêle, Hitchcock, le Zodiac de Fincher (2007), plus discrètement Antonioni, si, peut-être plus que d’aucun autre genre, il se rapproche du cinéma de complot, c’est sur un point précis : l’énigme de la mort de Samuel constitue l’opérateur d’une généralisation de l’incertitude. Dès les premiers plans et de manière systématique, Triet enferme dans le cadre le visage parlant de ses personnages comme si elle voulait nous faire éprouver son indépassable opacité et, à force de le regarder de si près, le rend étrange, inhumain presque, paysage de chair dissocié de ses paroles et de l’intrigue. Ainsi va-t-elle beaucoup plus loin que dans ses films précédents, qui racontaient aussi des femmes en crise, des femmes « phalliques » (leur mot) s’interrogeant sur leur identité, et où, à l’exception, peut-être, de La Bataille de Solférino (2012), les autres personnages n’avaient qu’un statut accessoire, voire ornemental. Ici, son parti pris formel la conduit de l’autre côté de l’étude psychologique, de sorte que – malgré des scènes touchantes : celle où Sandra et Daniel jouent ensemble, maladroitement, un prélude de Chopin, elle main droite, lui main gauche – l’on peut être déçu par les rares moments où elle y revient, où l’on retrouve son aspiration à la réconciliation, qui, si ambiguë soit-elle, semble plaquée sur le film comme une facilité scénaristique.

Certes, Anatomie étant réversible, dédoublé, comme l’image du canard-lapin, entre le récit et sa construction, il n’était pas facile de le clore. Triet est allée si loin dans la décomposition de personnages-surfaces, interprétables mais impénétrables, résidant intégralement dans l’extériorité des images qu’ils produisent, qu’elle ne pouvait plus revenir en arrière. Elle a même dit, par la bouche de Vincent, qu’il fallait laisser de côté la vérité, donnant à son œuvre des accents qu’il y a trente ans l’on aurait qualifiés de « postmodernes ». Mais, et c’est ce qui fait la puissance immédiate du film, elle a su conjoindre ce scepticisme épistémologique avec le désespoir existentiel. S’il faut laisser de côté la vérité, il faut aussi abandonner avec elle l’espoir d’une félicité dans l’amour – amour au sein du couple, amour paternel, maternel ou filial. Au passage, Anatomie nous a réappris à voir le cinéma pour ce qu’il est, un agencement d’images et de sons, un moyen de faire apparaître le monde.

P. S. : Barbie (Greta Gerwig, 2023), dont on a peut-être entendu parler, c’est exactement le contraire. Pas tellement parce qu’il y est question de la chute d’une anatomie – le personnage joué par Margot Robbie se découvrant un beau matin les pieds plats et de la cellulite –, mais parce que le film, qui semble redouter d’être mal compris, martèle dans de pénibles tirades son message œcuménique de tolérance et d’empowerment féminin en recyclant au passage (d’abord en ricanant, puis avec un risible sérieux) un slogan de la firme coproductrice du film : « You can be anything. » Jusqu’ici, rien de nouveau sous le soleil d’Hollywood.

Le paradoxe est que, dans son obsession de clarté, Barbie devient confus, voire illisible. On le croirait écrit par les anciens spin doctors de Bill Clinton et de Tony Blair, qui, pour conquérir de nouvelles parts du marché électoral, avaient décidé de cibler des segments spécifiques de la population, au détriment de la cohérence du projet politique : ainsi, chacun·e pouvait se sentir représenté·e dans ses intérêts particuliers. Mais Barbie cible tout le marché global, car Barbie aime tout le monde, car tout le monde est Barbie : toi, et toi, et, oui, toi aussi. On imagine le casse-tête pour les scénaristes (Gerwig et Baumbach, que l’on n’ira pas jusqu’à plaindre), qui devaient en plus remplir le cahier des charges fourni par leurs sponsors. Le film défend donc tout et son contraire, et le féminisme bourgeois et le féminisme matérialiste (ou presque), et le capitalisme et l’anticapitalisme (ou presque), pour que n’importe qui, genre, nationalité, orientation sexuelle, origine, classe d’âge, etc., puisse s’y retrouver. Par conséquent, chose amusante, toutes les opinions que l’on a pu entendre à son propos sont vraies, sans exception. Le principal était de faire parler. Bref, Barbie est une collab correcte, sans plus – on glousse de temps à autre –, comme pas mal de marques de chaussures en ont fait ces dernières années. À la fin, c’est Mattel qui gagne. Tout va bien.

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