Débat

Recompositions du marxisme, futurs du socialisme

Juan Dal Maso

Recompositions du marxisme, futurs du socialisme

Juan Dal Maso

Notes sur la lutte idéologique, la recomposition du marxisme et les futurs possibles du socialisme. Cet article est une contribution de l’auteur à la prochaine conférence de la Fraction trotskyste-Quatrième Internationale.

[Ill. Giorgio de Chirico (1888–1978), Le Rêve du Philosophe, entre 1925 et 1926]

L’article de Matías Maiello, « Démocratie conseilliste et planification socialiste, nouveaux enjeux », traite de plusieurs questions fondamentales liées à l’actualité de la perspective socialiste autour de deux axes : la démocratie conseilliste et la planification de l’économie. Sur la base des propositions de Matías, je voudrais revenir ici sur la question des conditions actuelles de la lutte idéologique et de l’actualité du socialisme, en tenant compte d’autres aspects.
 
L’idée de cet article est d’articuler la réflexion sur quatre niveaux, chacun d’entre eux posant, selon les cas, des problèmes différents ou abordant des problèmes identiques à partir de points de vue différents : 1) caractéristiques de la lutte idéologique au niveau du sens commun de masse dans la période actuelle ; 2) crise, recomposition et perspectives du marxisme ; 3) rôle de la politique culturelle dans la lutte idéologique, dans le contexte d’une crise civilisationnelle et comme un aspect de la révolution permanente ; 4) avenirs possibles du socialisme.
 
En raison de l’amplitude du domaine propre à chacun des niveaux énumérés ci-dessus, il est impossible de les analyser en profondeur dans un seul article. Par conséquent, l’objectif principal de ces lignes sera de présenter une série d’arguments élémentaires sur chacune de ces questions, pour servir de base à la discussion.
 

La question de la lutte idéologique au niveau du sens commun de masse

 
Le premier problème qu’il importe de considérer touche à l’extrême hétérogénéité des phénomènes idéologiques actuels au niveau international qui exige de distinguer différents aspects de la lutte idéologique. Que diverses tendances de droite et d’extrême droite se soient développées ces dernières années est un fait indéniable. Dans le même temps, l’intérêt pour le socialisme s’est renouvelé et renforcé (dans des secteurs plus spécifiques), comme le montrent la croissance de DSA aux États-Unis (même si cette organisation s’est enlisée, comme on pouvait s’y attendre, dans sa politique d’« entrisme » au sein du Parti démocrate) ou le retour du communisme et la révolution dans les discussions des cercles intellectuels et universitaires (pour prendre un exemple récent, Enfin libre, le livre de Lea Ypi sur son enfance dans l’Albanie « communiste » est devenu un best-seller en Europe alors que l’autrice défend ouvertement le caractère progressiste des révolutions dans l’histoire tout en étant critique à l’égard du stalinisme). En outre, comme nous le soulignerons plus tard, le marxisme semble avoir retrouvé une certaine autorité au niveau théorique pour aborder des questions telles que la crise économique, en dépit du fait que les phénomènes idéologiques les plus puissants à échelle de masse sont davantage liés à des positions de droite qu’à des positions de gauche.
 
D’une manière générale, il est possible d’identifier deux phénomènes majeurs au niveau du sens commun de masse : a) une croissance des tendances identitaires et souverainistes ; b) diverses formes de « néolibéralisme populaire ». Ces tendances, à divers égards contradictoires, sont nées de la crise du « néolibéralisme progressiste » et de la soi-disant « mondialisation », dans un contexte qui demeure cependant marquée par la généralisation de l’idéologie de la consommation comme forme de réalisation de l’individu isolé.
 
Ce qui unifie la lutte idéologique contre ces deux tendances (souverainiste/identitaire et néolibérale), par-delà leurs différences, imbrications et contradictions, c’est un certain retour de la question de la classe, qui constitue la manière la plus élémentaire d’enfoncer un coin entre certains secteurs ouvriers et populaires et les positions, alignées sur les intérêts de la bourgeoisie, auxquelles ils adhèrent.
 
En ce qui concerne les tendances identitaires et souverainistes, on voit progresser dans des secteurs de la gauche (tels que l’aile de DSA, liée à la revue Jacobin, ou la scission de Die Linke dirigée par Wagenknecht en Allemagne) l’idée que, contre la politique fondée sur des lieux communs progressistes qui éloignerait les secteurs ouvriers et populaires et les pousserait vers les positions de l’extrême droite, il faudrait copier la tactique de l’adversaire. Soit en se dotant d’un discours économiciste, qui se présente comme un discours « de classe », en reléguant la lutte antiraciste au rang de « politique de l’identité » (Jacobin), soit en adoptant des positions en faveur de la régulation de l’immigration (Wagenknecht).

Contre ces positions, notre pratique à la FT-QI consiste à reprendre une politique d’interpellation de classe, liée à une perspective hégémonique, en soulignant, d’une part, la communauté d’intérêts qui unit la classe ouvrière, au-delà des origines ethniques ou nationales et de tout autre type de différence, et, d’autre part, la nécessité d’unir la classe aux mouvements qui luttent contre les différentes oppressions. Les interventions d’Anasse Kazib et de Révolution Permanente sont particulièrement remarquables à cet égard. A partir de ce cadre, je crois que l’on pourrait renforcer, comme lutte idéologique large à mener à une échelle de masse, le combat contre les tendances évoquées plus haut, étant donné que cette [politique d’interpellation de classe] permettrait d’influencer les secteurs de la classe ouvrière qui ne sont pas impliqués dans les mouvements de lutte et de s’attaquer à la division entre nationaux et étranger ou entre ceux qui s’identifient comme une majorité raciale, ethnique ou culturelle et les minorités qu’ils oppriment.
 
En même temps, elle sert à réintroduire la question de classe dans les mouvements organisés autour d’autres types de revendications. On peut envisager ici une propagande aussi populaire que possible autour de trois questions centrales : a) l’obligation commune de travailler pour vivre ; b) la similitude des conditions de vie (quartiers populaires ou zones urbaines et/ou périurbaines touchés par la « désertification des services publics ») ; c) le caractère général de l’offensive capitaliste qui attaque simultanément les droits de différentes fractions de la classe ouvrière et des secteurs populaires ; d) la faiblesse des réponses sectorielles, isolées.
 
Plusieurs de ces aspects ont été soulevés lors de processus tels que le mouvement des Gilets jaunes, la récente lutte en France contre la réforme des retraites et le soulèvement qui s’en est suivi dans les quartiers populaires, mais aussi par la relation entre Génération U [Union, c’est-à-dire syndicat, NdT] et Black Lives Matter aux États-Unis.
 
En ce qui concerne le « néolibéralisme populaire », ses idées de base peuvent être résumées comme suit : a) le capitalisme est le seul système possible ; b) si, en tant qu’individu isolé, on fait un effort et travaille dur, on peut avoir accès à de bonnes conditions de vie ; c) ces bonnes conditions de vie sont essentiellement définies par la possibilité d’accéder à la consommation, non seulement pour couvrir les besoins de base, mais aussi pour accéder à divers produits qui permettent d’occuper son temps libre (ou de pallier le manque de temps libre) ; d) que la politique est l’affaire des « politiciens » et n’est pas conçue comme l’action des masses dans l’espace public, ni comme une politique de classe, ni comme une politique révolutionnaire ; e) que les entrepreneurs génèrent des richesses et fournissent des emplois.
 
Dans ce contexte, je considère que la lutte idéologique contre ces présupposés devrait commencer aux niveaux les plus élémentaires, en abordant plusieurs questions liées à ces éléments de base : a) que le capitalisme n’est pas le seul système possible, mais qu’il est l’un des nombreux systèmes qui ont existé tout au long de l’histoire de l’humanité ; b) que la société capitaliste n’est pas composée d’individus qui mènent leur vie séparément afin d’atteindre chacun leur propre bien-être, mais qu’il s’agit d’une structure complexe, faite de de rapports et d’organisations de toutes sortes, basée sur des relations de classe et sur une organisation et une division du travail social dirigée par la bourgeoisie ; c) que les bonnes conditions de vie ne dépendent pas uniquement de la consommation dans les coordonnées de l’offre promue par le système actuel, mais de la possibilité pour chacun de se développer en tant que personne, ce qui sera impossible tant que les contraintes matérielles (à commencer par la nécessité de travailler de façon plus ou moins obligée pour vivre) nous en empêchent ; d) que l’antipolitique (compréhensible de prime abord lorsqu’elle vise le personnel politique de la bourgeoisie, totalement discrédité) implique de renoncer à l’intervention de la classe ouvrière et des classes populaires dans les affaires publiques ; e) que le capital dont dispose l’entrepreneur est le produit de l’exploitation de la force de travail.
 
En même temps, plusieurs des arguments contre le « néolibéralisme populaire » pourraient être synthétisés ou complétés par des arguments plus fondamentaux sur la question de la classe dont nous avons signalés l’importance pour la lutte contre la souveraineté/l’identitarisme.
 
Contre ceux qui s’opposent à cette perspective tout en soulignant l’importance de la « redistribution » par le biais de l’intervention de l’État pour compenser les injustices du capitalisme, il convient de répondre que l’idée de l’État en tant que régulateur des injustices du capitalisme se heurte à son caractère de classe, qui s’exprime notamment dans la dynamique régressive des réformismes en période de crise, parfaitement expliquée par Stuart Hall dans son livre classique sur la montée du thatchérisme. Il est donc nécessaire de changer le système par la lutte des classes, par une révolution sociale venant d’en bas à même d’organiser la société sur de nouvelles bases (c’est ici que prennent place les considérations de l’article de Matias sur les soviets et la planification). A cela s’ajoute le caractère non viable de la poursuite de l’exploitation capitaliste du point de vue écologique. Ce dernier argument peut également être utilisé pour s’opposer à ceux qui accusent le marxisme et le socialisme d’être « étatistes », avec les réajustements qui s’imposent.
 
Dans ce qui suit, nous insisterons sur les conséquences de ces débats, au niveau du sens commun de masse, sur la recomposition théorique du marxisme, avec ses avancées et ses contradictions.
 

Mille et un marxismes et la nécessité d’une nouvelle synthèse

 
Dans un contexte où le marxisme a retrouvé une certaine autorité académique pour l’analyse des crises capitalistes, depuis 2008, il convient d’interroger les conditions de possibilités d’une recomposition théorico-politique plus large. Il est donc important de tenter de dresser un inventaire minimal des acquis (au sens large).
 
Dans l’article « Au-delà des mille et un marxismes ? », écrit à propos des débats soulevés par le livre de Santiago Roggerone, Sur les traces du marxisme occidental, nous avons soulevé quelques questions pour réfléchir à l’état actuel de la théorie marxiste et aux défis qu’elle doit relever. Tout d’abord, les « mille et un marxismes » ont aujourd’hui enrichi la théorie marxiste de multiples élaborations qui sont autant de points d’appui : une meilleure connaissance de l’œuvre de Marx et Engels ; des analyses du capitalisme et de l’impérialisme dans la conjoncture actuelle ; des élaborations sur les rapports entre production et reproduction sociale dans le capitalisme, et notamment le rôle des femmes et du féminisme dans la lutte des classes ; des analyses sur le problème de l’Etat, de l’idéologie et de l’hégémonie ; des élaborations sur la question écologique et son rapport au socialisme, ainsi que des réflexions sur les relations entre le marxisme et les sciences ; des études sur les mutations de la classe ouvrière à l’échelle internationale (liées par exemple au développement spécifique de la logistique) et leur impact sur les formes d’organisation et la lutte des classes. On pourrait ajouter à cette liste les intellectuels dont les élaborations sur la planification socialiste et ses moyens technologiques actuels que l’article de Matias commentent.
 
Ces nouvelles élaborations interviennent dans un contexte où la distinction canonique établie par Perry Anderson entre le « marxisme classique » et le « marxisme occidental » est, dans les faits, de moins en moins nette et plus souple qu’il ne le laisse penser dans son ouvrage, Sur le marxisme occidental. Pour plusieurs raisons. La première est que, bien qu’il existe des courants marxistes militants, il n’y a pas de mouvement ouvrier socialiste ou marxiste de masse comme par le passé. La seconde tient à l’extension à outrance de l’académisation qui conduit, dans les faits, à des croisements entre des tendances qui se réclament du marxisme classique et d’autres plus liées aux diverses traditions du dit « marxisme occidental », tant en débattant et analysant des problèmes communs qu’au travers de la participation militante à des mouvements sociaux. Sans rouvrir le débat sur la pertinence de la catégorie utilisée par Anderson, on peut également souligner que la principale différence entre ceux qui se revendiquent des différents legs de ces deux traditions reste avant tout l’importance qu’ils accordent ou non à la tâche de construction d’un parti. En tout cas, quiconque souhaite avoir de véritables interlocuteurs dans des débats qui aient un impact important doit débattre avec les deux secteurs.
 
Du point de vue d’un marxisme militant qui entreprend de construire un parti, la lutte pour la recomposition théorique est (ou devrait être) inséparable du travail de création d’une tendance révolutionnaire au sein de l’intelligentsia. Dans ce cadre, les avancées sur ce terrain impliqueront nécessairement la croissance d’une tendance plus engagée dans le militantisme révolutionnaire dans une frange, au moins, du marxisme académique, qui, à son tour, repensera la relation entre le marxisme et le processus d’« académisation ».
 
Dans ce contexte, la question se pose de savoir si les conditions existent déjà ou doivent être construites pour une « nouvelle synthèse » ou – pour le dire plus clairement et utiliser un terme moins prétentieux - une nouvelle recomposition du marxisme qui intégrerait toutes ces contributions diverses dans une théorie puissante, au service de la critique du capitalisme, la préfiguration de la construction du socialisme et la théorie de la révolution, et à laquelle le trotskysme pourrait apporter des contributions remarquables et spécifiques. Dans l’article cité ci-dessus, nous avons souligné que le trotskysme pouvait apporter à cette « nouvelle synthèse » trois contributions centrales : la théorie de la révolution permanente « en tant qu’explication globale du caractère et du processus des révolutions contemporaines », la question de l’auto-organisation des masses et la critique du stalinisme (en proposant également une stratégie et un programme alternatifs).
 
Sur ces deux derniers points, l’article de Matias souligne de nombreux éléments. Dans la section suivante, je me référerai un peu plus en détail au premier apport du [trotskysme à une nouvelle synthèse de la théorie marxiste] : la théorie de la révolution permanente et sa validité, dans le contexte d’une « crise de civilisation » qui pose à la gauche trotskyste la question de la réévaluation du rôle de la politique idéologique et culturelle.
 

Crise civilisationnelle, révolution permanente et lutte idéologique

 
Dans Bilans et perspectives (1906), Trotsky soulignait que le processus révolutionnaire en Russie amènerait le prolétariat à prendre la direction d’un soulèvement national en menant une « politique démocratique générale » tandis que l’exercice du pouvoir (face à la résistance de la bourgeoisie) imposerait de passer de cette politique démocratique à une « politique de classe ». Par politique de classe, Trotsky désignait une politique de rupture avec la bourgeoisie, tournée vers la construction du socialisme. Pour cette même raison, sa conception de l’hégémonie insistait davantage que celle des autres marxistes russes sur la lutte déterminée de la classe ouvrière pour ses propres intérêts (sans ignorer, toutefois, l’importance de la prise en compte des revendications des secteurs alliés).
 
Le principal problème subjectif de la politique révolutionnaire actuelle tient aux difficultés qui entravent le passage d’une « politique démocratique générale » à une « politique de classe », c’est-à-dire, la discontinuité qui les sépare. Deux raisons principales expliquent ce phénomène. Premièrement, la crise du mouvement ouvrier en tant que sujet politique, capable d’unir autour de lui tous les secteurs opprimés. Deuxièmement, l’absence d’une perspective socialiste qui apparaîtrait comme quelque chose de souhaitable et de possible, non seulement aux yeux des masses démobilisées mais également de celles et ceux qui prennent part aux mouvements sociaux organisés autour de revendications spécifiques (qui sont la plupart du temps adaptés à « l’obtention de droits » au sein des démocraties capitalistes).
 
On le voit, ces entraves sont coextensives à la question de l’hégémonie dans la mesure où ces deux problèmes théoriques s’inscrivent dans une même dynamique : la transformation des luttes sociales, économiques et démocratiques en luttes pour le socialisme au moyen de la consolidation d’une force sociale et politique poursuivant cet objectif. Bien entendu, ce problème subjectif est lié au rôle des directions bureaucratiques de la classe ouvrière et des différents mouvements sociaux et à leurs stratégies réformistes qui les transforment en appareils d’endiguement et de conservation. Elles jouent ainsi le rôle de « police », comme l’avait déjà signalé Gramsci et Trotsky en leur temps. La question de la recomposition subjective est ainsi centrale, même si elle ne dépend pas entièrement de notre volonté qui ne peut remplacer l’expérience des masses.
 
Il est crucial de lier la participation résolue à la lutte de classe, qui doit rallier les secteurs les plus militants des masses et tirer les bilans des politiques communes entreprises dans la chaleur de la lutte, à un travail d’intervention qui vise à influencer les conceptions du monde dominantes aux différents niveaux que nous avons distingués dans ces lignes. Au niveau du sens commun de [masse], la lutte idéologique doit partir des éléments fondamentaux que nous avons mentionnés (perspective de classe, politique d’interpellation et critique du « néolibéralisme populaire »). Pour ce faire, elle doit s’appuyer sur un renouvellement du marxisme et sur ses possibilités de recomposition, reconstruction qui est actuellement plus avancée sur le plan théorique que sur le plan politique (et qui ne dépend pas de notre seule volonté mais également sur la situation de la lutte des classes). Par conséquent, il convient de réexaminer la force explicative de la théorie de la révolution permanente (et de la théorie de l’hégémonie) et de travailler sur les éléments qui pourrait lui rendre sa vitalité. Et cette reconstruction dépend à son tour de certaines préconditions dont il nous faut réfléchir aux moyens de les consolider : notamment le développement d’une classe ouvrière dotée d’une subjectivité de classe productrice (et donc consciente que ses intérêts l’opposent au capitalisme). À cette fin, nous reviendrons sur certaines contributions de Mariátegui et de Gramsci.
 
En 1923, dans un contexte mondial présentant certaines similitudes mais aussi de grandes différences avec la situation actuelle, Mariátegui définissait (lors de ses conférences à l’Université Populaire González Prada) la crise du capitalisme comme une crise de la civilisation à la fois économique, politique et idéologique. C’est pourquoi Mariátegui accordait une attention particulière aux avant-gardes artistiques dont il considérait l’apparition comme un symptôme de la crise mondiale et comme un signe de la construction de quelque chose de nouveau, alors que la situation internationale était fortement impactée par la Révolution russe. Impliqué plus tôt que Mariátegui dans les organisations ouvrières, Gramsci avait souligné - dans des articles tels que Socialisme et culture (1916), Pour une Association de Culture (1917) ou Culture et lutte des classes (1918) - le caractère intégral de la crise en tant que crise de la civilisation capitaliste, comme Mariátegui, tout en soulignant l’importance pour la classe ouvrière d’assumer de manière critique l’héritage culturel de la société actuelle et de construire les bases de pratiques culturelles alternatives. Au cours des années d’Ordine Nuovo, il approfondirait cette orientation, en liant ses préoccupations culturelles à l’idée de la classe ouvrière en tant que classe productrice.
 
Appréhendée dans son caractère intégral, la crise exige d’intervenir non seulement sur les questions politique et économique mais aussi de répondre au problème idéologique au sens large, comme nous l’avons mentionné dans un autre article, en reprenant les anciennes questions d’Horacio González sur la « culture de gauche ». Ce travail demande de discuter tout autant les idées du sens commun ainsi que celles de l’intelligentsia, mais il impose aussi de promouvoir une pratique politique qui revalorise les questions culturelles. Dans ce cadre, la lutte pour la construction des partis révolutionnaires, liée à l’agitation politique orientée vers l’hégémonie, au développement de tendances classistes et antibureaucratiques dans les syndicats et les organisations de masse et à la promotion d’instances d’auto-organisation, ainsi que la lutte idéologique sur le terrain de la communication de masse (journaux numériques, radio, télévision, réseaux sociaux) et à l’intérieur des institutions scolaires telles que les écoles et les universités doivent inclure résolument le développement d’institutions politico-culturelles (des suppléments théoriques, des revues ou des maisons socialistes regroupant des travailleurs, des femmes, des étudiants, des intellectuels et des artistes). Même dans des situations où l’activisme social et politique se renforce, ces institutions doivent servir de lieux de regroupement et d’organisation, en lien avec les luttes quotidiennes menées collectivement.
 
Face aux objections que l’on pourrait me faire à propos des limites du « culturalisme », je voudrais insister sur deux points. Tout d’abord, je ne cherche pas à affirmer qu’une « culture socialiste » peut devenir majoritaire parmi les masses sous le capitalisme, ni à proposer une « culture prolétarienne » populiste ou stalinienne ou une politique « contre-culturelle » qui négligerait la lutte politique contre l’État bourgeois. Face à ces options, le développement d’instances politico-culturelles qui promeuvent des valeurs opposées à celles de l’idéologie capitaliste actuelle - et qui, en période de lutte des classes plus intense, agissent naturellement comme un lieu de regroupement et de débat - fait partie de la lutte politique pour une stratégie révolutionnaire, tout en cherchant à étayer l’idée de la classe ouvrière comme « classe productrice » et donc capable de peser (avec les alliances nécessaires) sur le terrain intellectuel. Les pièces de théâtre, les concerts, les expositions de peinture, les activités sociales et sportives, les discussions ou le cinéma/débat ne remplacent pas la politique « pure et dur », mais ils peuvent lui donner des bases plus large grâce aux pratiques qui contribuent à la formation d’une nouvelle subjectivité socialiste et révolutionnaire, qui dépasse à la fois les luttes spécifiques et la « politique démocratique générale ». Cette lutte soulève la question de la reconstitution d’un horizon socialiste qui apparaîtrait comme quelque chose de souhaitable et de possible aux yeux du mouvement de masse, auquel je consacre la conclusion de mon article.
 

Les futurs possibles du socialisme

 
Dans ses conclusions de The Ends of History (1992), Perry Anderson s’interrogeait, dans le contexte de l’hégémonie néolibérale, sur les possibles futurs du socialisme. Il présentait ainsi quatre « images-miroirs » ou « destins » possibles en construisant, à partir de certaines expériences historiques, quatre figures pour penser l’avenir du socialisme : Jésuite, Niveleur, Jacobin, libéral. Jésuite, parce que le socialisme pourrait être oublié et considéré, au mieux, comme une anomalie historique, à la manière des missions de la Compagnie de Jésus dans les territoires guaranis au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Niveleur [1] parce que le projet socialiste ne serait non pas voué à l’oubli mais reformulé. Anderson évoque ainsi les rapports entre la révolution anglaise du XVIIe siècle et la Révolution française de 1789. En dépit de son caractère pionnier et radical, la révolution anglaise n’a pas eu de continuité idéologique du fait de la prédominance dans la pensée qui lui a servi de fondement des imaginaires religieux, façonnés par le protestantisme. Ainsi, la Révolution française, pourtant menée par la même classe sociale, ne s’est pas inspirée des idées de sa prédécesseuse outre-Manche. Le Jacobin incarne, selon Anderson, l’hypothèse de « la mutation ». Le jacobinisme en tant que tel n’a pas perduré, mais, pour survivre, il a muté, à droite vers le libéralisme et à gauche vers le socialisme. Des éléments de continuité sont perceptibles chez chacun de ses héritiers, mais ces courants défendent essentiellement des idées différentes de celles de leurs prédécesseurs. Enfin, le destin du libéralisme clôt la liste des futurs possibles du socialisme et représente l’hypothèse de la rédemption. Profitant du discrédit des formes historiques de la politique de masse allant du bolchevisme à l’État-providence en passant par le corporatisme fasciste, le libéralisme l’a finalement emporté sur ses adversaires dans les années 1970 sous la forme du néolibéralisme. Comme le souligne Matias Maiello, Anderson radicalisera plus tard sa définition du libéralisme [comme figure historique de la rédemption de l’échec du socialisme], allant jusqu’à dire, dans son éditorial « Renouvellement » (2000), que le néolibéralisme est « l’idéologie qui a eu le plus grand succès dans l’histoire du monde ».
 
Dans Hémisphère gauche (2010), Razmig Keucheyan revient sur ces destins possibles du socialisme. Il constate que l’hypothèse jésuite a été écartée et que l’hypothèse d’une rédemption semble improbable. Cherchant à cartographier les multiples théories et courants critiques du capitalisme, qui ne sont pas nécessairement socialistes et, dans de nombreux cas, très éloignés du marxisme – ce que Keucheyan nomme les « nouvelles pensées critiques » - l’auteur formule une hypothèse plausible : on pourrait penser la période historique actuelle comme un moment similaire à celui qui sépare la Révolution anglaise du XVIIe siècle et la Révolution française du XVIIIe siècle.
 
Cette idée est suggestive pour plusieurs raisons. Premièrement, parce qu’à la différence d’Anderson, elle ne juge pas que la révolution soit désormais impossible dans le futur. Deuxièmement, l’idée selon laquelle les révolutions futures se donneront des imaginaires conformes à leurs propres problèmes et qui seront différents de ceux qui ont caractérisé les révolutions du XXe siècle, mérite d’être prise au sérieux. Sans aucun doute, le socialisme du XXIe siècle (qu’il ne faut pas confondre avec l’étatisme bourgeois soutenu par quelques mobilisations de masse que Chávez a désigné par ce nom) ne sera pas le rédempteur du socialisme du XXe siècle du simple fait que l’existence du stalinisme et sa débâcle empêchent un retour à la case départ. De la même manière, nous devons penser en terme de « reformulation » toute une série de questions nouvelles ou qui devraient être intégrées avec plus d’insistance ou de considérations spécifiques dans l’horizon du socialisme futur.
 
Par exemple, reformuler le rapport entre croissance et décroissance (selon les pays et les activités économiques), plutôt que maintenir l’idée générique de « développement des forces productives » et d’une « abondance » généralisée. Ou intégrer la question de la libération des femmes dans le contexte d’un essor des luttes féministes et d’une féminisation croissante de la classe ouvrière mondiale. Il convient toutefois de noter que la « reformulation » qui caractérise, pour Anderson, la relation entre Niveleurs et Jacobins pourrait être trompeuse : au-delà des grandes différences de contexte et d’imaginaire et de l’absence de référence aux premiers dans la pensée des seconds, nombre de leurs idées sont similaires. On pourrait dire la même chose au sujet de la reformulation possible du socialisme au XXIe siècle : s’il maintient ses lignes stratégiques concernant l’expropriation de la bourgeoisie et l’objectif d’une société sans classes, ce socialisme du XXIe siècle conserve une grande partie de l’héritage du marxisme, même s’il le reformule dans un nouveau cadre politico-idéologique. En ce sens, la reconstruction d’un imaginaire socialiste pourrait combiner la « reformulation » (Niveleur) et la « mutation » (Jacobin) et, dans la mesure où les fondements de la critique marxiste du capitalisme sont maintenus, la « rédemption » (libéralisme). Un travail théorique, politique et organisationnel ferme et soutenu, travaillant sur ces différents niveaux, et les expériences de la lutte des classes avec ses avancées, ses reculs, ses contributions et ses contradictions esquisseront cette « image dans le miroir ».

11/02/24

[Trad. et édition de "La imagen en su espejo" par MG, PM et ET.]

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Les Niveleurs ou Levellers est le nom donné par leurs adversaires à un groupe formé dans la guerre civile anglaise pour demander des réformes constitutionnelles et l’égalité des droits devant la loi.
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