1979-1989

La révolution avortée

La révolution avortée

Les espoirs immenses nés de la victoire de juillet 1979 ont été rapidement frustrés. Du fait de l’agression conduite par les Etats-Unis à partir de 1981, mais aussi de la politique menée par la direction sandiniste, conjuguant collaboration de classes, hostilité à la démocratie ouvrière et autoritarisme bureaucratique.

[Crédits. Claudia Montealegre (1980). “Département de Carazo [sud-ouest de Managua]. De paysans qui s’apprêtent à occuper une grande propriété". On peut lire sur la banderole "Nous ne sommes pas des oiseaux qui vivent dans le ciel, nous ne sommes pas des poissons qui vivent dans l’eau. Nous sommes des hommes et nous vivons de la terre".]

L’arrivée au pouvoir du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) a été le résultat d’un ensemble de facteurs nationaux et internationaux.

Au plan international, elle a coïncidé avec un changement dans la politique extérieure des Etats-Unis. Quatre ans après sa défaite au Vietnam (à laquelle allait s’ajouter l’humiliation infligée par l’Iran lors de la « crise des otages »), l’impérialisme US n’était pas en condition d’envahir l’Amérique centrale. Son dirigeant de l’époque, le démocrate Jimmy Carter, estimait en outre que la démocratie bourgeoise offrait une issue plus stable que les dictatures militaires. Ses idées ont été alors synthétisées par le secrétaire d’Etat pour les affaires de l’hémisphère occidental, Viron P. Vasky, qui affirmait : « le véritable problème que les Etats-Unis ont dans leur politique étrangère n’est pas de tenter de préserver la stabilité contre les révolutions, mais de tenter de construire la stabilité à partir des révolutions. » [1]. Autrement dit, nous ne pouvons pas empêcher la révolution, mais nous pouvons nous efforcer de la dévier vers la démocratie bourgeoise.

Les Etats-Unis ont mené cette politique d’abord en utilisant la pression « douce » de Carter, puis à travers la « guerre de basse intensité » et le blocus commercial de Ronald Reagan. Avec des exceptions, l’invasion en 1983 de la Grenade et celle du Panama en 1989, ils ont poursuivi jusqu’à présent dans la même ligne. Ce qui n’exclut nullement le soutien à des coups d’Etat, comme celui du Honduras en 2009 ou les tentatives, faillies jusqu’à présent, au Venezuela.

Le FSLN bénéficiait du soutien de nombreux gouvernements latino-américains, de Fidel Castro à Cuba jusqu’à la dictature militaire de Torrijos au Panama, en passant par le Costa-Rica, le Mexique et le Venezuela. En Europe, tant les partis et gouvernements de l’Internationale socialiste que ceux de l’URSS et de l’Europe de l’Est ont aidé les sandinistes avec de l’argent et des armes. Et ils ont continué à la faire après le 18 juillet 1979, lorsque le Gouvernement de reconstruction nationale s’est retrouvé à la tête d’un pays en ruine. Selon les mots de Fidel :« Il y a beaucoup de misère dans le pays. Je pense que le Nicaragua a besoin de l’aide de tout le monde. Au cours des semaines précédentes, des dirigeants de nombreux pays ont déclaré être prêts à aider le Nicaragua. Cela nous paraît très juste. Des gouvernements de toutes sensibilités, de toutes idéologies, ont affirmé être disposés à fournir une aide importante au peuple du Nicaragua. Et le Nicaragua en a besoin. Même les Etats-Unis ont dit être prêts à envoyer de la nourriture et à mettre en place diverses formes d’aide. Nous en sommes heureux, très heureux. Ils ont dit qu’ils allaient mettre en place un pont aérien pour envoyer chaque jour 300 tonnes d’aliments. Cela nous paraît très bien (…) et je le répète, nous sommes prêts à une émulation avec les Etats-Unis (…) Nous invitons les Etats-Unis, tous les pays d’Amérique latine, ceux d’Europe, ceux du Tiers-monde, nos frères des pays socialistes, tous, à participer à cette émulation pour aider le Nicaragua. » [2], après la prise du pouvoir, ce sont des dizaines de milliers qui se sont rendus dans ce pays pour aider à le reconstruire et à bâtir le « nouveau Cuba ».

Les sandinistes au pouvoir

La guérilla sandiniste est arrivée au pouvoir en se portant à la tête d’un immense mouvement de masse, qui a commencé en janvier 1978 après l’assassinat de Pedro Joaquín Chamorro. Dans les termes d’Humberto Ortega, « nous avons appelé à l’insurrection (…) Le mouvement des masses a dépassé la capacité de l’avant-garde à prendre les devants. Nous ne pouvions pas nous opposer à ce mouvement de masse, aller à contre-courant de ce torrent, nous devions nous porter à l’avant pour pouvoir plus ou moins le mener et l’orienter. En ce sens l’avant-garde, consciente de ses limites, s’est placée à la tête d’une décision générale des masses. » [3]

Les masses ont réalisé une révolution démocratique-bourgeoise qui a détruit l’appareil répressif de l’Etat et toutes ses institutions. Mais du fait de la nature petite-bourgeoise de la direction du processus révolutionnaire, le nouvel Etat est né avec une contradiction. Dès le début le FSLN, sous la pression des bureaucraties staliniennes et des impérialismes dans le monde, a tout fait pour parvenir à des accords avec les secteurs de la bourgeoisie qui s’opposaient à Somoza. La Junte (exécutif) du Gouvernement de reconstruction nationale (GRN), constituée le 18 juillet au Costa-Rica, a été composée de trois membres du FSLN (Daniel Ortega, Moisés Hassan et Sergio Ramírez) et de deux représentants de la bourgeoisie (Violeta Chamorro, veuve de Pedro Joaquín Chamorro et Alfonso Robelo, fondateur du Mouvement démocratique nicaraguayen). Elle a été le produit d’un accord entre le FSLN, le patronat à travers le COSEP (Conseil supérieur de l’entreprise privée) et des secteurs de droite, ces derniers étant présents à la tête de ministères où ils resteront y compris plusieurs mois après les démissions, en mars puis avril 1980, de Robelo et Chamorro. On avait clairement affaire à un gouvernement de collaboration de classes.

Pris entre les masses mobilisées et les accords signés avec la bourgeoisie nationale et internationale, le cours du GRN a été erratique. Il a nationalisé les banques et décrété un contrôle d’Etat du commerce extérieur. Mais comme la bourgeoisie somoziste avait fui en emmenant ses fonds avec elle et en laissant le système bancaire en faillite, l’« expropriation » avec indemnisation a en réalité été une façon de sauver les banques. Le Monde du 19 octobre 1979 signalait que l’on nationalisait « un passif : c’est pourquoi la mesure a provoqué chez les ‘‘victimes’’ plus de soulagement que de grincements de dents. »

Conformément à ce qu’affirmait Humberto Ortega, pour qui « nous avons avancé un programme large d’union nationale, dans le cadre de laquelle nous avons donné sa place à la bourgeoisie que nous avons considérée patriotique et favorable à tous ces changements qui bénéficient à l’ensemble de la société, y compris à elle-même en tant que classe » [4], le GRN a défendu la conception d’une « économie mixte ». La majeure partie des moyens de production est restée entre les mains de la bourgeoisie « patriotique » et la politique économique menée a globalement protégé les capitalistes en leur offrant des aides financières et des exonérations fiscales.

Le nouveau gouvernement a accepté la dette extérieure de la dictature de Somoza, sans même procéder à un audit. En 1984, le seul paiement des intérêts de la dette extérieure représentait 40 % des exportations. L’économie du nouvel Etat est née sous le poids d’une dette qui a ensuite crû de façon exponentielle et dont le paiement a exigé l’application de mesures draconiennes contre la classe des travailleurs et le peuple.

Réformes et intégration : la question de l’indépendance politique

Cependant, avec les masses dans la rue, le FSLN a dû faire des concessions aux travailleurs et au peuple, qui ont connu une amélioration relative de leur niveau de vie, de santé et d’éducation. Cela a représenté pour des secteurs importants, en particulier le prolétariat agricole et les travailleurs urbains pauvres, de grandes avancées étant donné ce qu’étaient le délabrement ou la non-existence des services publics de base et la misère à laquelle étaient condamnés sous le somozisme une majorité des Nicaraguayens.

Mais ces concessions ont eu un prix élevé : l’intégration à la nouvelle machine étatique du sandinisme des organisations indépendantes de la classe ouvrière et de la paysannerie. Afin de renverser Somoza, les masses s’étaient mobilisées en créant leurs propres organisations, notamment les Comités de défense civile (CDC). Dans les jours ayant suivi la fuite du dictateur et de ses amis, les CDC ont occupé et remis en fonctionnement des usines et des propriétés terriennes abandonnées, en chassant, emprisonnant et parfois exécutant les représentants de la dictature et les membres de la Garde nationale qui n’avaient pas pu s’échapper. Le peu qu’il pouvait rester de la dictature a été détruit par les masses avec leurs organes embryonnaires d’auto-organisation.

Mais avec l’argument selon lequel « depuis le 19 juillet, le FSLN contrôle le pouvoir au nom des travailleurs et des autres secteurs opprimés, ou, ce qui revient au même, les travailleurs contrôlent l’exercice du pouvoir à travers le FSLN » et « l’Armée populaire sandiniste est l’organisation armée par excellence des masses révolutionnaires du Nicaragua » [5], la direction sandiniste a désarmé et dissout ces embryons de pouvoir populaire. Les CDC ont laissé place aux CDS, Comités de défense sandiniste, et les miliciens indépendants ont été intégrés au nouvel appareil militaire formé par l’Armée populaire sandiniste (EPS) et la Police sandiniste (PS). Ces deux organisations ont fonctionné dès le début selon une conception hiérarchique bourgeoise et se sont employées à défendre la propriété privée, comme elles l’ont montré en réprimant les travailleurs en grève.

Persécutions contre la gauche révolutionnaire et les travailleurs en lutte

Ceux qui refusaient de dissoudre les organisations syndicales indépendantes ou de rendre leurs armes ont été qualifiés de « confusionnistes » et réprimés. Pour la direction du FSLN, il n’y avait pas de différence entre les restes de la bourgeoisie somoziste, les paysans qui réclamaient une terre et la gauche révolutionnaire : « un autre danger pour les masses et concrètement pour le mouvement ouvrier est le travail séparatiste, confusionniste, de boycott et de sabotage entrepris par la droite et par l’ultragauche. Dans le cas de cette dernière, son expression n’est pas plus politique ou d’organisation, mais également de caractère armé. Même si son influence n’est pas suffisamment décisive (…) elle se donne pour objectif (…) de tromper un secteur arriéré de notre peuple comme c’est le cas de la paysannerie (…) La position du FSLN vis-à-vis des partis de gauche dépend de leur attitude envers le processus révolutionnaire. Si cette attitude implique un danger concret, ces partis seront traités comme des ennemis de la révolution. Tel est le cas des groupes qui, depuis des conceptions d’ultragauche, ont adopté des positions de sabotage et contre-révolutionnaires, comme c’est le cas du MAP et de ses organisations, ainsi que des groupes trotskystes. Ces groupes qui s’opposent au processus… doivent être écrasés ! » [6]

La même politique avait été adoptée à l’encontre de la Brigade Simon Bolivar, formée à l’initiative du PST (Parti socialiste des travailleurs) de Colombie et de la Fraction bolchevique, alors la principale opposition – très majoritaire en Amérique latine – au sein du Secrétariat unifié de la IV° Internationale. Constituée de 300 militants nicaraguayens, colombiens et d’autres pays latino-américains, cette brigade avait combattu sur le front sud et la côté caraïbe (Bluefields), sous la direction militaire du FSLN. Après le renversement de la dictature, elle a aidé à la syndicalisation, s’est opposée à la dissolution des syndicats indépendants et au désarmement des milices populaires, ce pour quoi le FSLN l’a expulsée le 16 août 1979. Ses membres non nicaraguayens ont été envoyés au Panama, fichés par Interpol, interrogés et torturés par les services du dictateur Torrijos, puis déportés vers leurs pays d’origine.

La répression contre la gauche a été systématique. Les syndicats indépendants ont été contraints de s’affilier à la CST (Centrale sandiniste des travailleurs). Le vide politique créé par cette persécution a été occupé par des partis et secteurs de droite.

En août 1980, un décret gouvernemental a interdit les grèves et les occupations de terres, stipulant que ceux qui « incitent, aident ou participent au lancement ou à la poursuite d’une grève ou d’une occupation de centres de travail (…) ceux qui organisent ou participent à des invasions de terres ou s’en emparent, en contrevenant à ce qu’établit la loi de réforme agraire » commettront des « délits contre la sécurité économique et sociale de la nation », passibles de peines de un à trois ans de prison [7]. Au cours des années suivantes, le droit de grève a été rétabli puis supprimé à nouveau à plusieurs reprises, dans le cadre des décrets réglementant l’état d’urgence alors que le Nicaragua subissait l’agression des groupes de guérilla financés par les Etats-Unis.

Les choix erratiques du sandinisme face à la question agraire

Mais la décision la plus grave du gouvernement sandiniste, dont les conséquences se sont avérées catastrophiques, a été la politique qu’il a choisi d’appliquer vis-à-vis de la paysannerie. Au début de la révolution, le FSLN s’était gagné le soutien des paysans grâce à sa promesse de leur répartir les terres. Mais cet engagement a été remplacé par une réforme agraire en trois phases. D’abord, afin de ne pas diviser les latifundia somozistes, on créerait des « unités de production », ou entreprises agraires. Ensuite viendrait la « coopérativisation de la paysannerie dispersée, individualisée et marginalisée ». Enfin, ce serait le moment de « résoudre le problème de la paysannerie sans terre, avec l’expropriation des terres non exploitées. » [8]. Au prétexte que diviser en petites parcelles les grandes propriétés expropriées à la bourgeoisie somoziste n’était pas viable économiquement, les paysans sans terre ont été abandonnés à leur sort.

Les conséquences sont apparues dans toute leur étendue en octobre 1980, lorsqu’une révolte a éclaté dans les principales villes de la côte atlantique (ou caraïbe). Les Afro-nicaraguayens, ainsi que les autochtones miskitos, sumus et ramas qui peuplent cette région, longtemps sous domination ou influence britannique, sont des minorités nationales avec une langue, une culture, des coutumes différentes de celles du reste du Nicaragua. Un an après la révolution, non seulement il n’y avait pas eu de redistribution de terres mais le gouvernement avait décidé d’étatiser les terres indiennes ancestrales que les nations considéraient comme leur propriété collective. Les fonctionnaires envoyés par le FSLN, ignorants des us et coutumes de la population locale, ont multiplié les mesures bureaucratiques. Les habitants ont alors mené une grève générale pour exiger le départ d’importants responsables sandinistes. Le GRN les a accusés de séparatisme et a envoyé des troupes pour les réprimer, en interdisant aux médias de transmettre la moindre information sur ces événements.

La rébellion de Bluefields, principale ville de la côte caraïbe, a constitué le prologue d’un soulèvement de la paysannerie nicaraguayenne contre le contrôle bureaucratique du FSLN. Ces paysans, bientôt instrumentalisés par la contre-révolution et l’impérialisme, allaient devenir la base sociale de la Contra, la guérilla anti-sandiniste soutenue et armée par les Etats-Unis. La cinéaste nicaraguayenne Mercedes Moncada, sandiniste dans sa jeunesse, dit de ce processus que « la Contra ne s’est pas seulement nourrie des fonds de la CIA et du Congrès des Etats-Unis, ni de la seule dissidence de Nicaraguayens sympathisants de la dictature somoziste ; beaucoup ont été motivés par les abus du Front dans les zones rurales, l’imposition du modèle paysan agraire chez les peuples originaires, le mépris à l’égard des modèles de société des peuples originaires et, dans le cas des Miskitos, les crimes dont ils ont été victimes. » [9]

Peu à peu s’est installé un régime qui niait systématiquement les libertés démocratiques des masses ouvrières et paysannes. Et cette situation s’est aggravée à la suite de l’agression impérialiste.

La politique de l’impérialisme : la Contra + Contadora

L’accession au pouvoir de Ronald Reagan en janvier 1981 a modifié la situation à l’échelle nationale comme internationale. La victoire du FSLN avait encouragé la guérilla salvadorienne du Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), ainsi que les guérillas guatémaltèques. L’Amérique centrale était devenue un baril de poudre. En janvier 1983, sur les instances du gouvernement US et avec le soutien de la social-démocratie, du stalinisme, de l’Eglise catholique et des bourgeoisies latino-américaines, les gouvernements du Mexique, de Panama, de Colombie et du Venezuela ont constitué le Groupe de Contadora. Son but : favoriser des mécanismes de négociation politique qui permettraient d’éviter l’extension en Amérique centrale d’une guerre de guérilla révolutionnaire.

La Contra avait fait son entrée en scène formelle le 14 mars 1982, en faisant exploser un pont sur le Río Negro, près de la frontière avec le Honduras, qui constituait sa base arrière. Elle était le produit d’un effort international : financée par la CIA, la Contra avait le soutien du gouvernement du Honduras, tandis que la dictature militaire argentine apporta les officiers traitants jusqu’au début de la guerre des Malouines, en avril 2002, qui allait marquer le début de sa chute – la CIA prenant alors le relais.

L’administration Reagan démontrait son habileté à circonscrire la révolution. D’un côté elle encerclait militairement le Nicaragua, en lançant une guerre « de basse intensité » (mais causant nombre de morts et de destructions), de l’autre côté elle ouvrait un processus complexe de négociations diplomatiques. La pression allait s’intensifier jusqu’en 1987, lorsque le sandinisme, au bord de l’effondrement, signa les accords d’Esquipulas II, même si elle n’a vraiment pris fin qu’après la défaite électorale des sandinistes, en 1990.

Pendant ce temps, les contradictions entre le FSLN et le mouvement ouvrier ont continué de se manifester. En 1982, le gouvernement décida de fermer 60 entreprises déficitaires, en laissant à la rue des milliers de travailleurs. Face aux grèves et occupations sauvages répondant à cette mesure, le FSLN lança les Milices populaires sandinistes à l’assaut des usines occupées. Il se servit par ailleurs de la destruction du pont sur le Río Negro pour appeler à la fin des grèves et mobilisations ouvrières, afin de pouvoir combattre l’impérialisme et la contre-révolution. En guise de concession, il lança la politique dite de « défense du salaire réel », prévoyant que les salaires restent gelés mais que les travailleurs reçoivent en complément certaines marchandises.

En 1983-84, utilisant comme base sociale la paysannerie du nord et de la côte est, la Contra réussit à s’implanter sur le territoire nicaraguayen et vint à compter dans ses rangs plus de 15 000 combattants. Constatant que la Contra gagnait le soutien de paysans en leur remettant la propriété des terres qu’ils occupaient, les sandinistes firent alors un tournant à 180 degrés. Les paysans occupant des terres furent amnistiés, reçurent des titres de propriété ainsi qu’un fusil afin de les défendre. Cette politique, initiée en 1983, s’est poursuivie jusqu’en 1985 et a permis de fortement réduire la base sociale de la Contra.

Le 6 octobre 1983, le sandinisme instaura le « service militaire patriotique », une politique de recrutement massif et obligatoire dans l’Armée populaire sandiniste, justifiée par la nécessité de combattre la Contra mais qui suscita dans la population, et pour des années, un profond mécontentement. Dans le journal El Nuevo Diario du 1er juin 1986, un travailleur remarquait que « chaque jour nous voyons les fils de bonne famille se promener tranquillement dans les rues de Masaya, alors que les fils d’ouvriers et de paysans luttent contre les agresseurs, et ce n’est pas juste. » Neuf jours plus tard, un article de Barricada posait la question : « pour quelle raison, si tout citoyen a le droit de défendre la Patrie (…), les pauvres sont-ils les seuls à combattre et les riches en sont-ils exemptés ? » Olimpia Colindres, dont le fils était mort au combat, estimait au même moment que « le service militaire patriotique (SMP) ne doit pas être réservé au prolétariat, mais inclure aussi les fils de bourgeois » (El Nuevo Diario, 10 juin 1986).

Sous la pression de la social-démocratie internationale, du Parti démocrate étatsunien et d’autres soutiens du groupe de Contadora, le GRN accepta d’appeler en 1984 à des élections générales, pour la présidence et l’Assemblée nationale. L’élection présidentielle consacra la victoire de Daniel Ortega, avec Sergio Ramírez comme vice-président, par 67 % des voix (pour une participation de 75 % des inscrits), le FSLN obtenant aussi près de deux tiers des sièges de député (61 sur 96). Alors que la « Coordination démocratique », secteur bourgeois le plus étroitement liée aux Etats-Unis et à la Contra, avait finalement décidé de ne pas se présenter et de boycotter le scrutin, les 30 % de voix obtenues par trois autres partis de droite produisirent cependant un sérieux malaise dans les rangs du FSLN et de ses alliés.

L’année suivante, l’administration Reagan déclara un « embargo commercial et financier » contre le Nicaragua. Sans l’aide du CAME (Conseil d’aide mutuelle économique) formé par l’URSS, les Etats d’Europe de l’Est et Cuba, le Nicaragua n’aurait alors pas pu tenir. Du carburant aux médicaments, des ampoules électriques aux aliments, en passant par les camions et les armes nécessaires pour lutter contre la Contra, tout venait des pays dits communistes.

Une fois le Nicaragua au bord de l’effondrement, Daniel Ortega signa toutes les propositions que lui avait présentées le groupe de Contadora. Mais après chaque concession du gouvernement sandiniste, l’impérialisme et les gouvernements de la région formulaient de nouvelles exigences. Finalement, le 7 août 1987, sous le prétexte d’instaurer la paix sociale dans l’isthme centre-américain, le FSLN signa les accords d’Esquipulas II par lesquels il s’engageait à couper toute aide militaire aux guérillas salvadorienne et guatémaltèque.

Reagan et Gorbatchev avaient à ce moment commencé leurs négociations, et l’aide que les Soviétiques apportaient au Nicaragua était devenue un problème. Face au refus initial du Nicaragua de signer Esquipulas II, l’URSS lui coupa l’approvisionnement en pétrole. Cela, alors que le pays se débattait avec une hyperinflation de 36 000 % ! La complicité entre l’URSS et les Etats-Unis était évidente. L’objectif de l’impérialisme US, consistant à épuiser le gouvernement sandiniste politiquement et économiquement, était en passe d’être atteint. La guerre entra dans une impasse, qui allait toutefois se prolonger deux ans de plus. La Contra était militairement défaite mais le Nicaragua, exsangue, ne parvenait pas à asséner le coup final.

Début février 1989 se tint à San Salvador un sommet des présidents centre-américains, qui imposa au FSLN une prolongation et un dépassement d’Esquipulas II. A travers la signature de cet accord, Daniel Ortega s’engageait à convoquer des élections générales anticipées, au plus tard le 25 février 1990, en permettant la participation de tous les partis d’opposition, ainsi qu’à libérer les gardes somozistes et les contras emprisonnés. Il devenait en outre le garant de la participation du FMLN aux élections salvadoriennes. La pression exercée par Castro et le stalinisme mondial sur le FSLN, mais aussi sur le FMLN et la guérilla guatémaltèque, fut décisive pour arracher ces accords qui scellaient le destin de la révolution en Amérique centrale.

Le FSLN les présenta comme une victoire de sa stratégie diplomatique avec les Etats-Unis, mais ils étaient en réalité une conséquence de la situation calamiteuse à laquelle les avaient menés la guérilla contra et l’embargo impérialiste. Les prétentions du FSLN s’avérèrent clairement fausses lorsque l’administration Bush approuva, avec l’autorisation du Congrès, le versement d’une aide très substantielle à l’UNO (Union nationale de l’opposition) qui allait ensuite porter Violeta Chamorro à la présidence, et quand le Congrès vota un nouveau paquet d’aide « humanitaire » à la Contra, qui lui permit de se maintenir jusqu’aux élections. Tout ceci, évidemment, en flagrante contradiction avec les accords signés.

Une situation économique catastrophique

Les années 1980 ont été désastreuses pour l’économie nicaraguayenne. L’échec du modèle d’« économie mixte » revendiqué par le sandinisme était évident. Les capitalistes avaient sorti du pays quatre milliards de dollars, et ceux qui y restaient n’investissaient rien. A partir de 1987, l’économie ne put tenir que grâce à l’aide des « pays socialistes frères » et tous les efforts furent destinés à la simple survie. A la crise provoquée par la guérilla contra et l’embargo impérialiste s’est ajouté le paiement de la dette extérieure. De 1,561 milliard de dollars en 1979, celle-ci est passée à 10,715 milliards en 1990, soit un montant égal à 6,8 fois le PIB du pays et 27,4 fois la valeur de ses exportations [10].

Sur une base 100 en 1977, le PIB par tête était tombé en 1985 à 56, et le salaire moyen à 37. A la fin de la décennie, le chômage dépassait les 30 % de la population active et 75 % des Nicaraguayens vivaient en situation de pauvreté, dont 46 % dans une extrême pauvreté, c’est-à-dire sans le montant de calories jugé quotidiennement nécessaire. Les exportations avaient diminué de plus de moitié. Alors que la balance commerciale affichait en 1979 un excédent de 227 millions de dollars, son déficit était en 1985 de 545 millions. Le salaire minimum s’élevait cette année-là à 10 650 córdobas, alors que les besoins élémentaires d’une famille de quatre personnes (la « canasta familiar ») étaient estimés à 79 367 córdobas. Cette situation a provoqué des débats dans les rangs mêmes du sandinisme, au point que selon Barricada du 15 juin 1986, « l’ouvrier vit quinze jours par mois de son salaire… et les autres quinze jours de l’air qu’il respire (…) Il faut être plus clair dans la défense des intérêts de la classe ouvrière ». Dans le même temps, 89 % des paysans ne parvenaient pas à satisfaire leurs besoins de base.

Pour faire face à cette situation, aggravée par l’hyperinflation, le FSLN imposa en 1988 un plan d’« ajustement économique ». Les objectifs étaient de promouvoir l’agro-exportation, de fermer les entreprises déficitaires et de réduire les services publics. C’était en réalité le même plan que celui proposé en 1980 par le COSEP, une politique typique de celles impulsées par le FMI. Sauf que dans ce cas, elle a été appliquée sans que le grand patronat n’ait rien demandé, dans un contexte d’effondrement économique et au nom de la « révolution ».

Deux secteurs se mirent alors en grève, les ouvriers du bâtiment et les enseignants. Les sandinistes n’osèrent pas réprimer les enseignants comme ils le firent en revanche avec les ouvriers du bâtiment. Daniel Ortega déclara que les revendications des enseignants étaient justes mais refusa de leur accorder des augmentations de salaire, qui furent « remplacées » par des aides en nature.

Toute cette politique allait connaître son épilogue en 1990. L’opposition de droite, qui avait axé sa campagne sur la fin de la guerre et du service militaire obligatoire, remporta largement les élections. La direction sandiniste, acclamée onze ans plus tôt par la population, était tombée dans un scrutin qu’elle avait elle-même organisé. Tandis que l’impérialisme US remportait une victoire retentissante, dont les conséquences allaient marquer longtemps – et sous certains aspects, marquent toujours – la situation non seulement au Nicaragua mais dans toute l’Amérique centrale.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1« Rapport au Congrès des Etats-Unis », 11 septembre 1979. Cité par Claudio VILLAS dans Nicaragua : Lessons of a country that did not finish its revolution

[2Fidel CASTRO, « Discours du 26 juillet 1979, pour le 26ème anniversaire de l’attaque contre la caserne de Moncada »].
La Nicaragua s’est transformé en un lieu de pèlerinage de la gauche mondiale. Si, selon Humberto Ortega, 5000 volontaires internationaux, principalement latino-américains, étaient allé combattre sous la discipline militaire du FSLN[[Humberto ORTEGA, Epopeya de la insurrección. Nicaragua siglo XX : Pensamiento y acción, análisis histórico, narración inédita, Managua, Lea Grupo editorial, 2010.

[3H. Ortega Cité dans Marta HARNECKER, Pueblo en Armas, la Estrategia de la victoria, Managua, Editorial Nueva Nicaragua, 1985, p.15

[5Thèses politiques et militaires du FSLN, « Document des 72 heures », Managua, 21-23 septembre 1979, p. 7 et 15

[6« Document des 72 heures », p. 9 et 12. Le Mouvement d’action populaire était une organisation maoïste.

[7La Gaceta, n° 205 du 10 septembre de 1981. Cité dans Nicaragua (1979—1990) : la revolución abortada, ouvrage d’Orson Mujica publié en 2014 par le Parti socialiste centre-américain.

[8Jaime WHEELOCK, « El Sector Agropecuario en la Transformación Revolucionaria », Revolución y Desarrollo n° 1, 1984, Managua, p.11.
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