L’effarant monsieur Zemmour

Le stade clinique du capitalisme français

Christa Wolfe

Le stade clinique du capitalisme français

Christa Wolfe

Nous faisons face, depuis la rentrée, à une campagne médiatique cohérente et de grande ampleur autour du médiocre Zemmour, polémiste habitué des plateaux télés soudainement promu candidat de fait, le tout dans le sentiment d’une évidence fabriquée dont il est nécessaire de se demander ce qu’elle recouvre

On peut en effet partir du principe que, dans cette offensive idéologique cohérente, les discours du sinistre Zemmour viennent recouvrir les effets de réalité produits par la crise et que celui-ci joue un rôle pour la classe dominante, tel un idiot multitâches dont il est nécessaire de produire un peu l’analyse. Dans la vidéo qui officialise sa candidature, la mise en scène surchargée de symboles et le discours de « sauveur de la France » sont les baromètres idoines pour mesurer le degré clinique atteint désormais par les représentants politiques qui se donnent comme mission avant tout de conserver le capitalisme.

L’emballement médiatique comme arme idéologique

Il faut sans doute prendre au sérieux la manière dont sa candidature a d’abord été simplement putative, c’est-à-dire non déclarée. En premier lieu parce que cela permet de mesurer le degré de connivence des médias bourgeois, qui se sont tous précipités pour l’interroger, le diffuser, le célébrer, comme si sa candidature ne faisait aucun doute. Cet empressement nous renseigne également sur le sentiment d’urgence qui habite aujourd’hui une partie de la bourgeoisie à trouver une issue à la crise politique que traverse le pays, renforcée en raison de la pandémie de Covid-19.
Et puisque le groupe de Zemmour s’intitule « les amis d’Eric Zemmour », cette présence médiatique permanente -nous montre à quel point le réseau bourgeois et son entre-soi se sont accaparés le monopole de l’information et de la diffusion, moyens supplémentaires de mener la lutte des classes, comme le prouve assez clairement la déferlante qui porte désormais aux nues un écrivaillon raciste.
Cela coïncide, de manière assez remarquable, avec des choix de lignes éditoriales et de journalistes accrédités, non seulement sur Cnews mais dans de nombreux médias français, manière de montrer qu’un consensus global s’est noué sur le langage à tenir dans la situation immédiate, marquée pourtant par le retour au concret engendré par la crise sanitaire et la réalité criante de la précarité : on voit bien que la bourgeoisie dans son ensemble cherche à imposer les préoccupations qui l’arrangent et est prête à alimenter les pires fantasmes de l’extrême droite dans le seul but de nous boucher la vue.
Même dans l’espace de sa candidature non déclarée, Zemmour a réussi à opérer à la fois comme le signifiant du pire – de l’extrême droite sans aucun frein – mais aussi comme un vecteur de reconfiguration du champ politique de la droite et de l’extrême droite. Avec sa candidate "naturelle", le RN accuse le coup de son échec aux régionales de l’année dernière et, probablement, de la prestation mal digérée de 2017 lors du débat Le Pen-Macron. Occupée à démontrer au patronat qu’elle est une candidate crédible pour les intérêts bourgeois, comme en témoigne encore récemment son éloge du nucléaire, Marine Le Pen se trouve débordée sur sa droite par le discours de Zemmour, porté lui aussi par les intérêts de grands patrons comme Bolloré. Du côté de LR, alors que le parti est en panne dans l’attente de sa candidature et qu’il perd ses forces militantes, en raison du facteur d’instabilité généré par la tentative de Macron depuis 2017 de réunir un « extrême centre », d’une part, attractif pour une partie de la droite traditionnelle, et de l’attirance de plus en plus forte d’un rapprochement avec l’extrême droite, de l’autre. On voit que la candidature de Zemmour produit là encore une reconfiguration. En réalité, dans un parti qui a toujours été travaillé par la « Nouvelle Droite » d’Alain de Benoist, qu’à son époque Sarkozy avait parfaitement illustrée, Zemmour ne peut que jouer le rôle d’un aimant idéologique fort. Des positions individuelles peuvent pourtant diverger : si Ciotti se montre résolu à s’allier avec le polémiste Muselier vient d’annoncer son départ dans le contexte de ce rapprochement
De toute évidence, l’issue de la procédure de choix du candidat des Républicains va décider des positions de LR vis à vis du candidat Zemmour. Mais en créant un appel d’air à l’extrême droite, Zemmour aura contribué au ton de la campagne à venir. On peut s’attendre ainsi à une « clarification » idéologique et à la mise en avant d’un consensus idéologique fort sur les thèmes les plus à droite.
Mais la candidature Zemmour, agitée depuis septembre comme un colifichet par les médias, si elle est un vecteur d’instabilité, reste elle aussi instable : car, à part ses idées fixes sur le « déclin français » et ses thèmes racistes, il n’a en réalité pas grand-chose de concret à proposer qui ressemblerait à un programme. Produit verbeux du temps, il en est cependant le discoureur assez exact, puisqu’il offre un miroir acceptable à une partie de la droite.
Toute une partie du champ politique connait donc une recomposition idéologique, marquée par des formes décidément explicites de racisme, de sexisme, d’islamophobie. Le polémiste parvient à raviver les clivages et à produire des effets centrifuges : au-delà de la médiocrité évidente du personnage, il s’agit de comprendre que son discours vient énoncer un certain nombre des impensés de la droite et de l’extrême-droite - dans la lignée de la « décomplexion » que revendiquait Sarkozy. C’est une droite dure, et prête à la surenchère sur ses thèmes fétiches, qu’on va entendre durant la campagne qui s’ouvre.

La "Société ingouvernable" et le pari du maintien de la domination

C’est que la bourgeoisie est en panne de récit pour 2022. Or, si le discours de Zemmour est d’une bêtise crasse, s’il est plein d’erreurs factuelles, de contre-vérités entretenues sciemment, s’il consiste essentiellement à figer – dans une pure logique identitaire et essentialisante, il a l’avantage d’être clair et simpliste. Son point de vue s’inscrit à la fois comme la résultante d’une époque, puisqu’il propose son vécu comme récit collectif, mais il témoigne aussi des hantises d’une partie de la société française. Pour mémoire, en 2005, une loi proposait d’enseigner l’histoire des « bienfaits de la colonisation ». En s’inscrivant dans le camp historique du pouvoir colonial et de ses résurgences, au nom de son vécu personnel, Zemmour fait aussi figure de provocateur. Mais la provocation est toujours un risque et ces dernières années ont montré que l’histoire est redevenue un sujet brûlant pour notre camp social : en approfondissant l’antagonisme, ce qui semble être le rôle de Zemmour, la classe dominante fait un pari risqué sur sa capacité à maintenir sa domination.
Mais dans ce contexte, il correspond bien aux coordonnées qui sont déjà en place, depuis la loi Séparatisme, ou encore l’offensive récente de Blanquer sur le "wokisme". Une telle concordance des temps n’a rien d’énigmatique : une partie des membres du gouvernement vient des mêmes groupes d’extrême-droite que le polémiste, tel Darmanin qui a commencé sa carrière politique à l’Action française
A nouveau, donc, les discours de Zemmour ne font qu’expliciter un vieux fond de la pensée bourgeoise. Et Macron a beau jeu de se démarquer de la violence verbale du polémiste, en célébrant la résistance le 11 novembre dernier pour faire oublier les hommages rendus jusqu’alors à Pétain. Ou encore Darmanin et Dupont-Moretti, qui jouent un numéro d’hypocrite à propos du sort réservé aux migrants, que le gouvernement Macron n’a jamais cessé de violenter et de pourchasser. Le "laisser-dire" qui s’applique au polémiste, pourtant régulièrement sanctionné pour ses propos racistes et outranciers, permet au gouvernement de faire bonne figure, sans avoir besoin, à son tour, de construire un récit qui lui conférerait un minimum de consentement collectif. Le repoussoir Zemmour sert donc, en accentuant le poids du discours public médiatique vers les propositions d’une extrême-droite débraillée, de faire basculer un gouvernement particulièrement offensif et très proche, dans les faits sinon dans les paroles, de l’extrême-droite, vers le centre.
Le récit que propose Zemmour vient aussi dire que la bourgeoisie compte bien attaquer les entraves qui restent au "gouvernement de la société", dont elle accuse depuis deux ans déjà explicitement les militant.e.s comme en témoignaient les propos de Vidal et Blanquer sur l’islamogauchisme en pleine crise sanitaire. Mais dans ce contexte, Zemmour produit un "effet de seuil" plutôt qu’une authentique rupture dans la mesure où la bourgeoisie est depuis plusieurs années à l’offensive pour contraindre et encadrer agressivement la société.
Cette proposition d’analyse du phénomène Zemmour comme d’un « effet de seuil » prend à la fois au sérieux le sentiment d’évidence que manifeste l’ensemble de la bourgeoisie, dans la situation historique présente – un sentiment réellement classiste, dans la mesure où, comme des sondages l’ont montré, la candidature de Zemmour fait l’objet d’un refus largement majoritaire – mais montre qu’il est aussi l’indice d’une certaine fébrilité de la classe dominante face à l’instabilité ouverte par la série des crises et des luttes qui ont marqué le mandat Macron.
Il s’agit donc de comprendre que, si la candidature Zemmour est capable de ranimer les groupes les plus réactionnaires de l’extrême droite française et de légitimer les discours les plus explicitement violents, elle apparait clairement comme une candidature de la polarisation et du clivage, et pas comme une candidature qui porterait le souci du plébiscite et d’une élection majoritaire. Autrement dit, il n’y a pas de masse derrière Zemmour, même s’il y a sans doute une partie des intérêts bourgeois les plus installés médiatiquement et les plus offensifs. En cela, Zemmour est bien la chambre d’écho de la partie la plus réactionnaire de la classe dominante, un « symptôme » comme le nomme Kouvelakis, ce qui implique de voir comment il s’inscrit dans la continuité de l’offensive à l’oeuvre depuis plusieurs années. Il est à la fois le symptôme d’une panne de récit et de l’incapacité à produire encore du consentement sauf à produire des repoussoirs et à recourir à la contrainte la plus brutale. Mais il est également celui d’une offensive sociale qui a mis à son service toute la structure institutionnelle : une guerre sociale menée avec les moyens de l’Etat. Et c’est probablement ce choix de la "tournure" interne que la classe dominante applique aux institutions qui révèle le mieux le processus en cours. Zemmour assume ainsi la part explicite de cette entreprise qui va retrouver dans l’histoire des Républiques françaises leur part la plus violente et agressive.
Pour l’heure, on voit en tout cas les discours les plus explicitement racistes occuper l’espace médiatique dans une situation particulièrement démoralisante. Avec la crise sanitaire, qui a interrompu les mobilisations, qui a aussi aggravé la précarité et le sentiment d’impuissance, cette saturation de l’espace médiatique est aussi manière de cadenasser les imaginaires politiques, dans une situation où au contraire le besoin d’alternative est très fort : face à la crise climatique, à la crise sanitaire ou aux inégalités, jamais la nécessité d’en finir avec cette société ne s’est rendu aussi urgente et tout le jeu médiatique bourgeois consiste bien à barrer, autant que possible, la conscience de cette nécessité et de cette urgence.
La candidature d’Anasse Kazib vient justement offrir une autre issue dans cette situation et aux effets de saturation que créent actuellement les discours d’extrême-droite. Il s’agit d’organiser une riposte d’ampleur, en soudant notre classe autour d’une figure militante connue qui vient bousculer le jeu du racisme, de l’islamophobie, du sexisme et du mépris de classe : il s’agit maintenant de réouvrir l’horizon et de faire leur place aux voix de celles et ceux qui, sans cesse, sont pris pour cibles et attaqués sans avoir jamais la possibilité de rétorquer, et d’imposer la centralité du travail et des conflits de classe dans le débat public. A ce stade désormais clinique du capitalisme, ce sont plus seulement deux classes qui s’affrontent, mais en réalité deux mondes.

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