Les yeux tournés vers l’Afrique

L’Afrique, la guerre en Ukraine et la diplomatie du gaz européenne

Philippe Alcoy

L’Afrique, la guerre en Ukraine et la diplomatie du gaz européenne

Philippe Alcoy

Conséquence de la guerre en Ukraine, l’Afrique devient une source potentielle de gaz et pétrole pouvant éventuellement substituer à terme les importations d’hydrocarbures russes vers l’UE. Entre risques de conflits régionaux et dérèglement climatique, l’appétit impérialiste pour l’Afrique semble renouvelé.

Depuis des années l’Union Européenne tente de diversifier ses fournisseurs de gaz et de pétrole afin de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie dans ce domaine. En effet, jusqu’ici l’UE importait 40% de son gaz depuis la Russie. La guerre en Ukraine a mis en exergue cette situation et notamment, du point de vue des puissances européennes, le besoin d’accélérer la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement en gaz et pétrole. Pour les dirigeants européens il ne s’agit pas simplement d’une manière d’éviter de financer la guerre de Poutine mais aussi d’enlever un atout géopolitique que le Kremlin sait si bien utiliser face à l’UE. Dans ce contexte, le continent africain est en train d’attirer la convoitise de différents pays et entreprises européens, notamment pour son gaz. En effet, l’Afrique possède de très importantes ressources gazières qui mettent le continent dans le viseur de ce que l’on pourrait appeler une véritable « diplomatie du gaz » européenne. Cela ne se fait pas cependant sans créer et/ou accentuer des tensions régionales ainsi qu’au risque d’aggraver la crise climatique qui touche déjà fortement l’Afrique.

Ainsi, dès les premiers jours de l’invasion russe en Ukraine, la diplomatie italienne s’activait. En effet, le pays importe 45% de son gaz depuis la Russie. Les dirigeants italiens ont donc rencontré dès mars ceux de l’Algérie afin d’augmenter la production et les exportations vers le pays européen depuis l’Algérie. Ils ont également rencontré des responsables angolais et congolais (Brazzaville) avec les mêmes objectifs. Pour sa part, l’Allemagne a déjà conclu des accords avec le Sénégal et la Mauritanie qui partagent des champs de gaz sur leurs côtes. Nous pouvons mentionner également l’accord que l’UE a passé récemment avec la dictature égyptienne du maréchal al-Sissi et l’Etat colonial d’Israël afin que ces deux pays exportent du gaz vers l’UE.

Mais les acteurs étatiques ne sont pas les seuls acteurs sur cette question. Comme l’écrit Julia Simon du Georgia Public Broadcasting dans un article récent, « des cadres américains et européens du secteur de l’énergie ont atterri en jet privé dans toute l’Afrique, afin de persuader les gouvernements d’accélérer des projets qui, selon eux, permettraient de répondre à la demande désespérée de gaz de l’Europe. L’une de ces entreprises énergétiques est la société italienne ENI, qui accélère ses projets de GNL au Congo et a signé de nouveaux contrats gaziers dans ce pays et en Angola depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie ».

Pour autant, les choses ne semblent pas si simples. En effet, les dirigeants européens sur le terrain font face à la concurrence des pays asiatiques qui ont des accords à long terme depuis longtemps avec les producteurs africains. En ce sens, Le Monde rapporte les propos de Mamadou Fall Kane, le conseiller énergie du chef de l’Etat sénégalais, concernant les négociations avec l’Allemagne sur les nouvelles livraisons en direction de l’UE : « les premières livraisons sont réservées pour le marché asiatique, mais rien n’empêche de renégocier les destinations avec l’opérateur du fait du basculement de la géopolitique de l’énergie ». Le même article cite Thierry Bros, professeur à Sciences Po Paris, qui pointe un autre aspect de la question : « l’Europe a beaucoup de chance, car elle redirige vers elle du gaz issu de projets construits notamment par la Chine. Les 40 % de GNL supplémentaires par rapport à 2021 qui sont arrivés en mai ont été rachetés à la Chine, à l’Inde, etc. Nous profitons des investissements des autres, mais les pays producteurs et les "majors" du pétrole et du gaz ont besoin de contrats à long terme ».

Autrement dit, ce tournant de la diplomatie du gaz européenne commence à avoir des répercussions sur les gouvernements africains et leurs partenariats avec la Chine, d’autres pays asiatiques ou même la Russie. Et si dans le cas du Sénégal le gouvernement semble prêt à rediriger sa production vers l’Europe, ce n’est pas si simple pour tout le monde. Certains gouvernements préfèrent garder une position « neutre » dans ces frictions qui opposent de plus en plus deux blocs au niveau international.

Des gouvernements africains dans une position inconfortable

Depuis quelques années plusieurs Etats africains ont développé des relations parfois étroites avec la Chine et la Russie. Et cela que ce soit dans le domaine du commerce, des investissements mais aussi de l’armement et de la coopération militaire. En effet, à la différence des pays impérialistes occidentaux où le poids des opinions publiques oblige les dirigeants à poser quelques conditions (souvent minimales) en termes de respects de certains droits et libertés civiles, la Chine et la Russie n’émettent aucune exigence sur ces plans comme condition pour conclure des accords.

Ainsi, le Nigeria, le plus grand producteur de gaz et pétrole en Afrique, tout en entretenant de très bonnes relations avec les puissances occidentales a des relations commerciales assez fluides avec la Russie et a récemment passé des accords militaires avec Moscou (vente d’équipements, formations, etc.). Cela rend très délicat pour le gouvernement nigérian de prendre position clairement en condamnant la Russie pour son invasion de l’Ukraine. Mais la complexité de la situation s’exprimait dans les propos du président nigérian qui déclarait la semaine dernière être prêt à compenser le manque éventuel de l’approvisionnement en gaz russe pour l’UE.

L’un des cas les plus paradigmatiques en ce sens est sans doute celui du Mozambique. Le pays entretient de bonnes relations avec les puissances occidentales, avec l’Ukraine elle-même mais aussi avec la Russie (et la Chine). L’économie mozambicaine est donc en train d’être affectée par la guerre. A titre d’exemple, selon les chiffres avancés par le journal mozambicain O Pais, sur les 521,3 millions de dollars d’importations de grains en 2020, 76 millions correspondaient à des importations de céréales russes (à quoi il faut ajouter 9 millions de dollars d’importations de fertilisants) et 21,7 millions à des importations depuis l’Ukraine. En tout 19% des importations de blé du pays provenaient de la Russie et de l’Ukraine.

Le Mozambique entretient également des relations avec la Russie et les puissances impérialistes occidentales dans le domaine militaire. Cela est particulièrement important pour le pays étant donné la continuité du conflit à Cabo Delgado, région du nord du pays très pauvre mais où l’on a découvert des gisements de gaz convoités par de grandes multinationales telles TotalEnergies.

En ce sens, l’analyste mozambicain, Calton Cadeado, exprime à sa façon la position du gouvernement dans une interview à la presse allemande : « les partenaires occidentaux font pression sur le Mozambique pour qu’il se positionne en faveur de la cause ukrainienne, qui est soutenue par eux (...) Maintenant, la Russie ne peut pas nous imposer de ne pas vendre notre gaz à l’Union européenne ou à certains pays d’Europe qui en ont besoin, sans nous donner des garanties que cela ne nuit pas à notre intérêt national. L’intérêt national du Mozambique, en tant que pays, est de devenir ami avec tout le monde et de développer des projets pour le Mozambique ».

Projets pharaoniques et changement climatique

Mais si certains dirigeants africains veulent conserver leurs bonnes relations avec la Russie, cela ne veut pas dire qu’ils renoncent à tirer le maximum de profit de la nouvelle situation sur le marché des hydrocarbures. Nous avons déjà évoqué le cas du Nigeria et son double jeu. Ce pays, le plus peuplé d’Afrique et possédant les plus grandes réserves de gaz du continent, est en effet au cœur de deux méga projets, des projets pharaoniques, d’exportation de gaz vers l’Europe.

Le premier est le Gazoduc Transsaharien. Il s’agit d’un projet de gazoduc de 4 128 km allant de Warri au Nigeria à Hassi R’Mel en Algérie en passant par le Niger. Depuis l’Algérie le gaz nigérian pourrait fournir l’Europe à travers l’Espagne ou l’Italie jusqu’en Allemagne et d’autres pays européens aujourd’hui très dépendants du gaz russe. L’idée de ce projet est née dans les années 1980 mais un premier accord n’a été signé qu’en 2009. Cependant, la guerre en Ukraine et les besoins de gaz de l’UE ont poussé les représentants de l’Algérie, du Niger et du Nigeria à signer au mois de juin un accord pour lancer les travaux nécessaires. Il reste cependant beaucoup d’interrogations quant à la faisabilité concrète de ce projet qui devrait traverser des zones dominées par des conflits armés importants, depuis le Delta du Niger jusqu’au Sahel.

L’autre grand projet pharaonique est celui de la construction d’un gazoduc sous-marin longeant la côte atlantique de plus d’une douzaine de pays africains jusqu’au Maroc puis l’Espagne. Un tel projet présente les mêmes interrogations quant à la sécurité des zones que le gazoduc traverserait. Mais aussi le tracé du gazoduc touche plusieurs pays sujets à des formes d’instabilité politique importantes. Le cas le plus emblématique étant sans doute la crise au Sahara Occidental qui non seulement n’est pas résolue mais les tensions entre le Maroc et l’Algérie (soutien historique des saharaouis face aux prétentions marocaines) ne font que s’aggraver.

Justement, la réactivation de conflits régionaux gelés ou le surgissement de nouveaux conflits est un résultat des conséquences de cette accélération de la politique de l’UE de recherche de nouveaux fournisseurs de gaz et pétrole. Une autre conséquence probable sera une politique plus agressive des puissances impérialistes européennes en Afrique, où elles voudront plus que jamais installer des gouvernements à leur merci et totalement dociles. Le rôle des anciennes puissances coloniales, dont la France, sera en ce sens déterminant.

Cependant, un autre effet de ce tournant concerne une question très délicate pour le continent africain : le changement climatique et les catastrophes écologiques de plus en plus fréquentes. En effet, la géopolitique a eu raison des timides mesures sur lesquelles les principales puissances mondiales s’étaient engagées lors des dernières COP. Maintenant, les puissances impérialistes sont en train de pousser tous les pays susceptibles de les aider à réduire leur dépendance vis-à-vis de la Russie à développer des projets gaziers.

L’Afrique est particulièrement concernée. C’est l’un des continents les plus directement touchés par le réchauffement climatique et en même temps celui qui émet le moins de gaz à effet de serre. L’exploitation accrue du gaz africain pourrait avoir un effet contraire aux intérêts des peuples du continent : bénéficier à des régimes politiques répressifs et corrompus, des couches privilégiées des classes dominantes africaines et produire encore plus de catastrophes naturelles dans le continent.

Parallèlement, des analystes estiment que cette « fièvre du gaz » pourrait aussi se révéler un mirage pour les Etats africains. Comme on peut le lire dans l’article de Julia Simon que nous avons déjà cité : « si les prix du gaz naturel sont élevés aujourd’hui, cela pourrait changer à mesure que ces projets arrivent à maturité, explique Laura Page, analyste principale du GNL chez Kpler, une société d’analyse de données. Selon elle, les énergies renouvelables deviennent moins chères et plus fiables. De plus, les pays envisagent l’hydrogène et reconsidèrent le nucléaire. "La trajectoire de la demande de gaz au cours des 20 à 30 prochaines années n’est pas très claire", explique Mme Page ». Autrement dit, d’un point de vue des intérêts de la classe ouvrière et des classes populaires africaines, ce boom gazier tant vanté ne promet rien de bon pour eux, que ce soit d’un point de vue social, économique ou écologique.

Accentuation des rivalités inter-puissances et lutte anti-impérialiste

La guerre en Ukraine marque un tournant dans la politique internationale : de plus en plus deux blocs semblent se former et la rivalité entre eux est déjà en train de marquer de nouveaux réalignements internationaux. D’un côté nous avons les principales puissances impérialistes occidentales ; de l’autre un tandem de plus en plus politique et économique (même s’il est marqué par des contradictions) entre la Chine et la Russie qui entendent réactiver le bloc des BRICS afin d’influencer des pays dudit « Sud global ».

En ce sens, Antonia Colibasanu de Geopolitical Futures écrit : « le G7, et plus généralement ce que l’on appelle l’Occident, a besoin d’alliés pour l’aider à défendre les règles et normes internationales existantes et pour l’aider à réduire sa dépendance à l’égard de l’énergie russe. Il a également besoin d’alliés pour lutter contre la crise alimentaire potentielle, orchestrée par la Russie - elle-même un producteur massif de denrées alimentaires - via la destruction des installations de stockage de céréales ukrainiennes et le blocus de la mer Noire. À cette fin, les hôtes allemands du sommet du G-7 ont invité l’Argentine, l’Inde, l’Indonésie, le Sénégal et l’Afrique du Sud à se joindre à eux ».

Autrement dit, chaque nouvel allié est fondamental pour l’impérialisme occidental. Mais cette recherche d’alliés ne se fera pas simplement au travers de négociations diplomatiques. Si la situation se dégrade suffisamment il n’est pas à exclure que les politiques plus ouvertement agressives d’ingérence reviennent avec force sur le continent africain, et ailleurs. On ne peut pas exclure la même chose du côté de la Chine ou de la Russie bien évidemment. Si au niveau international on se dirige vers un monde avec plus de frictions inter-puissances, au niveau de chaque pays on pourrait voir de plus en plus des luttes entre fractions des classes dominantes répondant plus à un bloc ou à un autre. La position d’équilibriste de plusieurs gouvernements africains sera difficilement tenable sur le long terme.

La question qui se pose d’un point de vue des intérêts des classes laborieuses et des secteurs populaires du continent africain c’est de savoir si une plus grande agressivité et ingérence de la part des puissances impérialistes, des autres puissances mondiales et même des puissances régionales ne pourrait pas faire émerger une forme de sentiment national progressiste et qui puisse évoluer vers des formes révolutionnaires d’anti-impérialisme, suivant une ligne d’indépendance de classe vis-à-vis des différents blocs capitalistes. Dans ce contexte, toute lutte du mouvement ouvrier dans les pays centraux qui aille dans le sens de contrer les plans réactionnaires des bourgeoisies impérialistes au niveau national ou international ne peut être qu’un encouragement pour la classe ouvrière des différents pays africains. Le contraire est aussi vrai : la lutte des travailleurs, de la jeunesse et des classes populaires en Afrique peut être un puissant encouragement pour les luttes ouvrières dans les Etats impérialistes. Cette unité de classe sera déterminante en dernière instance pour éviter plus de souffrances pour les peuples d’Afrique mais aussi pour aller au-delà des luttes et révoltes défensives et mettre les classes subalternes à l’offensive.

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