Lutte entre idéologies

Démocratie conseilliste et planification socialiste, nouveaux enjeux

Matías Maiello

Démocratie conseilliste et planification socialiste, nouveaux enjeux

Matías Maiello

Le texte que nous publions est une contribution de l’auteur aux débats de la prochaine conférence de la Fraction Trotskyste pour la Quatrième Internationale, le courant qui anime le Réseau International de La Izquierda Diario.

[Ill. Florence Henri (1893-1982), Fruit, 1929, Victoria & Albert Museum]

Après la chute du mur de Berlin, l’affaiblissement de l’intensité de la confrontation politique est apparu comme le signe d’un dépassement définitif de l’« ère des extrêmes ». Ce que Tariq Ali a appelé l’extrême centre a pris le dessus dans les démocraties néolibérales. Le néolibéralisme, avec ses nuances, s’est imposé comme le cadre de pensée quasi exclusif d’un large spectre de partis politiques, réduits à l’état de morts-vivants, dont beaucoup avaient été par le passé socialement réformistes ou nationalistes bourgeois dans les pays de la périphérie. Dans ce contexte, Chantal Mouffe, à partir de Carl Schmitt, a pu avancer la nécessité de revaloriser la notion d’antagonisme pour revitaliser ces démocraties en difficulté. Selon elle, la disparition de l’ancienne opposition ami-ennemi entre totalitarisme et démocratie pouvait conduire à une profonde déstabilisation des sociétés occidentales. Mais il s’agissait là d’une reconnaissance limitée de la dimension antagoniste du politique, transformé en simple opposition dans le cadre de la démocratie bourgeoise. Les ennemis politiques devenaient ainsi des adversaires qui partageaient ce cadre commun.

Le paysage de ces dernières années semble résister de plus en plus à ce type de domestication du politique. D’une part, on a assisté à l’émergence de ce que l’on appelle la nouvelle droite à échelle mondiale. Ce phénomène s’accompagne d’un retour de l’usage, et de l’abus, du terme « fascisme » dans le langage politique courant. Certains auteurs, comme Enzo Traverso, parlent de « post-fascisme », d’autres, comme Maurizio Lazzarato, de « nouveau fascisme ». D’autre part, depuis les Printemps arabes de 2011, on assiste à une prolifération de processus de mobilisation de masses plus ou moins violents dans les pays les plus divers. Les révoltes sont devenues un élément incontournable de la situation mondiale. Parallèlement, depuis la guerre en Ukraine, la dynamique de la guerre a muté par rapport aux décennies précédentes, donnant lieu à un nouveau niveau de confrontation entre les puissances mondiales. Le génocide en cours à Gaza en est le chapitre le plus récent et pourrait potentiellement déstabiliser le Proche et Moyen-Orient. En contrepartie, un vaste mouvement mondial de solidarité avec le peuple palestinien a vu le jour. La confrontation politique intense semble donc faire un retour inattendu.

Aujourd’hui, les tendances profondes de l’époque impérialiste à la guerre, aux crises et aux révolutions, telles que définies par Lénine, réapparaissent au premier plan [1]. Parallèlement, comme le souligne Fredric Jameson, il semble toujours « plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». Cela s’explique en grande partie par la crise que traverse le projet socialiste révolutionnaire. Parmi ses causes, on pourrait en souligner trois principales. Premièrement, le discrédit dont ce projet a souffert du fait du stalinisme, avec les dictatures bureaucratiques parasitaires des anciens États ouvriers qui ont fini par passer avec armes et bagages à la restauration capitaliste. Deuxièmement, le rôle joué par la social-démocratie et les divers mouvements nationalistes bourgeois qui prétendaient défendre une certaine idée de socialisme. Dans de nombreux cas, ils se sont directement soumis aux politiques néolibérales. On songera ainsi au chavisme qui se présentait comme l’incarnation du « socialisme du 21e siècle », mais qui incarnait en réalité un courant étatiste bourgeois qui, à son apogée, s’est partiellement affronté à l’impérialisme mais qui poursuit actuellement une politique néolibérale agressive. Troisièmement, les quatre décennies de domination néolibérale qui n’ont pas été sans effet sur la subjectivité des masses.

Combattre pour faire émerger un projet socialiste au XXI° siècle implique un travail dans plusieurs dimensions. Il existe une dimension tactique, qui a trait à la manière dont les luttes ponctuelles sont menées. Il y a également une dimension stratégique, qui se réfère à l’utilisation des résultats de ces luttes, victoires ou défaites, pour des buts ou des objectifs socialistes. Ces objectifs sont condensés dans le programme socialiste révolutionnaire. Ce programme, néanmoins, ne les aborde pas tous. Le Programme de transition, élaboré par Trotsky et adopté par la Quatrième Internationale, était un programme qui n’allait pas plus loin que le début de la révolution socialiste [2]. En ce sens il existe également une dimension idéologique qui implique de recréer un imaginaire socialiste, celui d’une société permettant d’aller au-delà de l’horizon de barbarie que nous impose le capitalisme. Cela implique aujourd’hui à la fois un retour sur le passé, une compréhension du présent et une projection dans l’avenir.

Au fil de ces pages, nous proposons de développer quelques éléments en lien avec cette dernière dimension, en nous concentrant sur deux thèmes que nous considérons comme fondamentaux : la démocratie conseilliste et la planification socialiste. Avant de les aborder, nous commencerons par rappeler synthétiquement les grandes coordonnées de la situation contemporaine, distinctes de celles du XX° siècle.

Affrontements entre hégémonies et affrontements entre idéologies

Dans son interprétation des Cahiers de prison de Gramsci, le philosophe italien Nicola Badaloni distingue l’affrontement entre hégémonies et les affrontements plus génériques entre idéologies. Le premier met aux prises des idéologies d’un type particulier, dans lesquelles se condensent des comportements et des conceptions du monde propres à différents modes de production et à leurs réalités respectives. Ainsi, l’affrontement entre hégémonies se met en place lorsque les rapports sociaux existants entrent en conflit avec de nouveaux rapports sociaux qui ont émergé et sont devenus historiquement visibles. Avec cette distinction, Badaloni entend souligner la spécificité de la lutte des idéologies, comme choc entre hégémonies, qui apparaît au XXe siècle avec la victoire de la révolution russe.

De par son existence même, cette révolution a réfuté la prétention universaliste de la bourgeoisie, qui postulait ses intérêts particuliers comme étant ceux de « l’humanité tout entière ». L’affirmation de Marx selon laquelle, sous le capitalisme, « l’application pratique du droit de l’homme à la liberté est le droit de l’homme à la propriété privée » est mise à nu. Cet universalisme se nourrissait également du pillage et de l’oppression des autres peuples du monde et, sous le drapeau de la « civilisation », il avait conduit à la Première Guerre mondiale. L’individualisme bourgeois, qui dans la représentation la plus élémentaire de Marx était l’apparence idéologique de fondements collectifs inconscients (le capital), allait devoir se mesurer aux capacités d’un collectivisme consciemment assumé et donc capable de s’institutionnaliser [3].

La période de l’Entre-deux-guerres est marquée par des révolutions dont la défaite conduit à l’isolement de la révolution russe. La bureaucratisation stalinienne de l’URSS et, à partir de là, de l’Internationale communiste, alimente en retour le cycle de l’isolement et de la défaite. Mais le capitalisme est loin d’être stabilisé et l’individualisme bourgeois continue d’être largement remis en question. Gramsci et Trotsky analysent alors le besoin du capital de se reconfigurer à grande échelle pour contrer sa propre tendance à la crise. Ils voient dans le fascisme et l’américanisme deux réponses à ce besoin. L’alternative s’est résolue en faveur du second. Cela n’était possible, comme le prévoyait Trotsky, qu’à travers une nouvelle guerre mondiale. Gramsci avait souligné qu’il était relativement plus facile pour les États-Unis de rationaliser la production et le travail en raison des particularités de leur développement historique. Cela a donné lieu à une combinaison particulière de force et de persuasion, un cadre au sein duquel les deux éléments essentiels étaient des salaires élevés basés sur une forte croissance de la productivité et une consommation de masse. Dans le cadre de l’américanisme, « l’hégémonie naît à l’usine », sans qu’il soit nécessaire de recourir à des intermédiaires professionnels de la politique et de l’idéologie pour l’exercer.

Presque en miroir, Trotsky souligne, à propos de l’hégémonie prolétarienne en URSS, qu’en dernière instance « la classe ouvrière peut maintenir et renforcer son rôle dirigeant, non pas par le biais de l’appareil d’État ou de l’armée, mais par le biais de l’industrie qui donne naissance au prolétariat » [4]. Mais sous la direction du stalinisme, c’est l’inverse qui se produit. Comme l’analyse Trotsky dans La Révolution trahie, avec la liquidation des soviets et l’enracinement d’une nouvelle caste bureaucratique, une dictature finit par s’imposer sur le prolétariat. La question de l’hégémonie sur la paysannerie est « résolue » à la fin des années 1920 au travers du pouvoir coercitif de l’État. La bureaucratie sape dans le même mouvement la planification économique et la conscience collective et, avec elle, le nécessaire développement d’un nouvel individualisme sur la base de la collectivité et la revitalisation de la société civile. Trotsky relie étroitement cette revitalisation à la renaissance des soviets en tant qu’organes d’autodétermination des masses.

Après la Seconde Guerre mondiale, les contrastes s’accentuent. En Europe, des processus importants – en France, en Italie et en Grèce – sont détournés ou écrasés, et les nouvelles révolutions qui sont victorieuses, comme en Chine ou en Indochine ont pour cadre des pays arriérés de la périphérie capitaliste, avec à leur tête de nouvelles bureaucraties qui prennent d’entrée de jeu le contrôle de l’État. Configurées à l’image de l’URSS stalinienne, elles imposent de nouveaux rapports sociaux à l’intérieur, mais ne poussent pas à l’extension de la révolution internationale. Tout cela contribue progressivement à l’identification entre le collectivisme et le totalitarisme bureaucratique. L’affrontement entre hégémonies se poursuit, mais sous une forme de plus en plus caricaturale. Le monde capitaliste, qui venait de provoquer un massacre mondial couronné par les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, répond au défi de la révolution par le développement de l’« État-providence ». Sur la base des destructions causées par la guerre, le système connaît un boom économique de trois décennies au cours desquelles des éléments de planification étatique de l’économie capitaliste et une série de droits sociaux et du travail sont introduits dans différents pays dans un contexte de plein emploi. Dans la périphérie, avec le processus de « décolonisation », l’impérialisme se contente de concéder une indépendance formelle à de nombreux pays afin de tempérer les processus de contestation de sa domination.

À la fin des années 1960, l’expérience du capitalisme régulé par l’État a échoué. La crise économique et la crise fiscale se sont combinées et ont démultiplié la pression à la baisse sur le taux de profit. La combinaison de la crise mondiale et de la lutte des classes a rompu l’équilibre relatif qui avait caractérisé toute la période s’étendant de la fin de la Seconde guerre à la fin des années 1960. La montée généralisée de la lutte des classes secoue alors le centre et la périphérie capitaliste autant que l’autre côté du rideau de fer. La défaite de ce cycle est suivie par la crise finale de l’URSS et la montée du néolibéralisme sous Reagan aux États-Unis et Thatcher au Royaume-Uni. La restauration du capitalisme par la bureaucratie en URSS, en Chine et dans les États où la bourgeoisie avait été expropriée va donner lieu à une étape mondiale de restauration bourgeoise [5]. Le capitalisme sort triomphant de l’affrontement entre hégémonies qui a marqué le XXe siècle. Dans ce contexte nouveau, face à la crise définitive du schéma capitaliste qui avait prédominé jusqu’alors et à la baisse du taux de profit, les piliers de l’ancien État-providence vont être démantelés et les pays de la périphérie vont se voir imposer un sérieux tour de vis au nom du « Consensus de Washington ».

La fin de cet affrontement entre hégémonies [6] n’a cependant pas signifié, et ne pouvait pas signifier, un retour à la situation de l’affrontement entre idéologies d’avant la Révolution russe. Il a plutôt donné lieu à l’émergence de la « pensée unique » et à l’idée qu’« il n’y a pas d’alternative ». Comme le souligné Perry Anderson dans son éditorial de la New Left Review de février 2000, « Renewals », il s’ensuit une consolidation et une diffusion universelle du néolibéralisme qui couvait depuis les années 1930. Au-delà des limites qui ont entravé – et entravent encore – sa pleine réalisation, le néolibéralisme en tant qu’ensemble de principes s’impose donc à échelle mondiale. Il constitue, selon Anderson, l’idéologie qui a eu le plus de succès de l’histoire de l’humanité [7]. L’individualisme bourgeois a trouvé un terrain propice pour progresser à des niveaux jamais atteints auparavant. Le néolibéralisme a été associé à la démocratie, définie par sa simple opposition au totalitarisme. Il a identifié l’idée de liberté au modèle du libre-échange contre toute forme de collectivisme, assimilé à une forme d’étatisme. L’idée de mondialisation traduisait ainsi la domination incontestée de l’impérialisme étatsunien.

Aujourd’hui, ces trois piliers sont en crise. Tout d’abord, les démocraties néolibérales sont de plus en plus autoritaires et semblent impuissantes face aux contradictions qui traversent les sociétés contemporaines. Elles sont contestées principalement sur leur droite, la prise du Capitole étatsunien en a été l’un des symptômes les plus significatifs, mais également par des révoltes qui ont secoué de nombreux pays au cours de la dernière décennie. Par ailleurs, la mondialisation « harmonieuse » a pris fin. Il existe un conflit entre l’intégration mondiale établie sous l’hégémonie étatsunienne, actuellement en crise, et le défi redoublé à cet ordre mondial qu’opposent des puissances « révisionnistes » telles que la Russie et la Chine. La guerre en Ukraine a entraîné le retour de la guerre interétatique avec l’implication de puissances des deux côtés (bien que les États-Unis et l’OTAN interviennent indirectement). La guerre commerciale et les tensions militaires croissantes avec la Chine s’inscrivent dans cette même dynamique. Récemment, le génocide perpétré par l’État d’Israël à Gaza est venu s’y ajouter. Enfin, le cadre libéral et le marché ont subi un coup dur avec la crise de 2008 et le sauvetage massif des banques et des entreprises qui a entraîné une augmentation exponentielle des inégalités au niveau mondial. Une sorte de « chute du mur de Wall Street ».

Il est important de ne pas confondre ces éléments de crise avec un recul du néolibéralisme en tant que tel. Bien sûr, la vitalité du néolibéralisme est directement liée à l’hégémonie étatsunienne, aujourd’hui en déclin. Et le capitalisme ne dispose actuellement pas d’un projet hégémonique alternatif, comme le fascisme ou l’américanisme l’ont été par le passé. Toutefois, le néolibéralisme n’est pas non plus exposé à une lutte d’hégémonies comme celle qui a marqué le XX° siècle. Il survit donc malgré sa décadence. La prétendue nouvelle droite avance des postulats autoritaires et manie des discours nationalistes même si, dans les pays de la périphérie capitaliste, elle continue de défendre le néolibéralisme le plus radical. Les discours contre le socialisme ou le communisme, associés à des régimes capitalistes autoritaires comme ceux de la Chine ou du Venezuela, prétendent insuffler une nouvelle vie au discours néolibéral en tentant de mimer un affrontement entre hégémonies, en singeant ce qui avait pu être la Guerre froide. Cela ne signifie pas que ces discours n’ont pas un certain pouvoir idéologique dans la situation actuelle, mais cette dernière est avant tout caractérisée par une absence d’alternatives et, surtout, par la crise prolongée du projet socialiste révolutionnaire.

Contrairement au XX° siècle, il n’y a plus aujourd’hui d’affrontement entre hégémonies. Le trait marquant de l’étape actuelle est l’absence d’hégémonies, tant du côté du socialisme que du capitalisme lui-même. Mais contrairement à l’étape précédente, celle de la Restauration bourgeoise, l’espace pour une lutte d’idéologies et, avec elle, la possibilité de transformer le projet socialiste en une force matérielle, s’ouvre à nouveau. Il ne s’agit pas de rééditer l’affrontement entre idéologies telle qu’elle s’est déroulée avant la Révolution russe. C’est la perspective que défendent certains secteurs de la gauche radicale étatsunienne qui prônent une sorte de retour à la social-démocratie des origines [8]. L’enjeu est de partir du bilan du XX° siècle et de reprendre les aspects les plus avancés de ces expériences. Recréer la perspective d’un socialisme par en bas pour le XXI° siècle – en opposition à l’expérience stalinienne – implique de partir des réalités actuelles du capitalisme, de la classe ouvrière et des opprimés, pour qu’il soit possible de concevoir le socialisme comme une alternative à la crise de civilisation que nous impose le système capitaliste.

Nous allons tenter d’aborder quelques éléments que nous considérons significatifs pour asseoir cette perspective, articulée autour des thèmes de la démocratie conseilliste et de la planification socialiste. Ces deux questions ont été comme expulsées de la mémoire du XX° siècle et complètement ternis par l’idée selon laquelle démocratie politique et émancipation socio-économique seraient absolument incompatibles. Ils représentent néanmoins des enjeux fondamentaux pour la recréation d’un projet de socialisme par en bas. D’où la nécessité d’interroger ces deux idées à partir d’une perspective historique et théorique de façon à penser leur actualité.

La question des conseils et du pouvoir constituant aujourd’hui

Traditionnellement opposés l’un à l’autre, le rapprochement entre le libéralisme et la démocratie s’est opéré au cours des dernières décennies du XIX° siècle. Tocqueville soulignait ainsi cette antinomie entre les deux termes : la démocratie pouvait conduire à l’indépendance et à la liberté des citoyens ou à leur servitude, incarnant le spectre de l’imposition totale de la volonté des majorités. C’est d’ailleurs ainsi qu’il conclut, en 1840, De la démocratie en Amérique : « Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères.. » Après les révolutions de 1848, c’est la Commune de Paris de 1871 qui obligera le parlementarisme libéral à élargir définitivement sa base électorale, limitée jusqu’alors par différentes entraves censitaires garantissant l’homogénéité des intérêts représentés par les parlements. À l’époque, c’est la discussion rationnelle qui conférait à la loi sa légitimité, comme expression d’un « intérêt général » limité en réalité aux intérêts de la bourgeoisie. Avec l’avènement de la politique de masse, cette légitimité va entrer en crise.

L’enracinement de l’idée de souveraineté populaire comme moyen de légitimation de la démocratie a entraîné une contradiction que les classes dirigeantes n’ont pas pu résoudre jusqu’à aujourd’hui. Une souveraineté populaire sans limites a toujours été potentiellement dangereuse pour la société bourgeoise, car elle pouvait théoriquement remettre en cause son pilier fondamental : la propriété privée des moyens de production. L’émergence d’une politique de masse, avec le développement généralisé des partis ouvriers et des syndicats, a accru le problème consistant à savoir comment affronter le monde du travail. Comme le souligne Gramsci dans les Cahiers de prison, les éléments sociaux subalternes qui, auparavant, n’avaient aucune voix au chapitre, ont, par le simple fait de s’unir, modifié la structure politique de la société. La réponse de la bourgeoisie en retour consiste à occuper l’espace de la société civile que le libéralisme classique avait laissé sans surveillance, donnant naissance à un « État intégral » (dictature + hégémonie). Il ne s’agit plus d’attendre le consensus mais de l’organiser par l’étatisation des organisations du mouvement ouvrier et de masse et par le développement de bureaucraties en leur sein, en intégrant leurs dirigeants pour qu’ils collaborent au maintien de l’ordre (par la conviction ou la corruption) à travers un processus que Gramsci appellera le « transformisme ».

La victoire de la Révolution russe et son influence sur l’Europe occidentale ont porté la contradiction posée par la politique de masse à un autre niveau. Carl Schmitt est l’un des idéologues qui a le mieux saisi ce problème du point de vue bourgeois. Avec le concept de « dictature souveraine », il thématise le passage de la souveraineté populaire à la dictature du prolétariat. Les soviets ou conseils sont apparus comme la forme politique d’un nouveau pouvoir constituant, l’expression d’une souveraineté populaire qui brise la structure bourgeoise du peuple en plaçant la classe ouvrière au centre. Des organisations de ce type se sont développées non seulement en Russie, mais également en Allemagne avec les Räte de la révolution de 1918, en Italie avec les conseils d’usine pendant le Biennio Rosso, au Royaume-Uni avec les shop stewards committees, etc. Cette tendance à l’émergence d’organes d’auto-organisation avec centralité ouvrière se répétera au cours des principaux processus de la lutte des classes au cours du XX° siècle.

Ce sont ainsi deux tendances opposées qui prennent corps. La première vers l’autonomie de la classe ouvrière, la seconde vers l’étatisation de ses organisations. Entre les deux se dessine une véritable « guerre de positions », qui comprend aussi des moments caractéristiques de la « guerre de mouvement », préparatoire aux affrontements décisifs entre les classes, au cours desquels la bourgeoisie cherchera à étatiser le mouvement de masse et à en intégrer les dirigeants, tandis que la classe ouvrière s’efforcera constamment de se développer indépendamment de l’État capitaliste et de lutter contre le transformisme. Dans ce cadre, la lutte pour le développement des conseils en tant qu’organes indépendants, non contrôlés par la bureaucratie, capables de relier les différents secteurs de la classe ouvrière et ses nombreux alliés, et de lier le social au politique afin d’éviter que le mouvement ne se limite à des luttes partielles et à la participation électorale, revêt une plus grande complexité. Le développement de courants propres à un parti révolutionnaire au sein des organisations de masse est en ce sens indispensable en vue de cet objectif.

Cependant, les soviets ou les conseils ne sortent pas de nulle part. Ce sont des organisations de front unique de masses, c’est-à-dire le produit de l’unification de la classe ouvrière et de ses alliés dans la lutte contre le capital. Ce sont des institutions capables d’harmoniser les différentes revendications et formes de lutte. Ils rassemblent tous les représentants des groupes mobilisés et ne sont liés à aucun programme a priori. Ils ouvrent leurs portes à tous les exploités et leur composition est constamment renouvelée au cours d’un mouvement. L’ensemble des tendances politiques du mouvement ouvrier organisé est censé pouvoir prétendre à leur direction sur la base de la démocratie la plus large possible en leur sein [9]. Pendant une bonne partie du XX° siècle, les conseils ont eu pour ennemis les principaux courants du mouvement ouvrier. Ils ont été combattus par la social-démocratie dans tous les pays, à commencer par l’Allemagne. La bureaucratie stalinienne les a écrasés en URSS. En dehors de ses frontières, elle les a évincés de sa perspective stratégique, d’abord par la politique d’ultra-gauche « classe contre classe », refusant toute convergence avec les travailleurs sociaux-démocrates, puis par la politique des fronts populaires, qui subordonne les organisations ouvrières à la bourgeoisie. Au cours de la seconde moitié du XX° siècle, les stratégies militaristes du maoïsme et les courants guérilléristes qui ont remplacés les conseils par des partis organisés sous la forme d’une armée populaire feront de même.

Malgré ce contexte hostile, les tendances à la constitution d’organes d’auto-organisation de type conseilliste ne disparaissent pas pour autant. Au cours de la révolution espagnole elle-même, à l’apogée de la politique du Front populaire après le soulèvement franquiste, la classe ouvrière entreprend la constitution de multiples organismes qui prennent en charge l’ordre public, le contrôle de l’approvisionnement, le contrôle des entreprises, le pouvoir local et la justice (comités locaux, patrouilles de contrôle, comités d’approvisionnement, tribunaux révolutionnaires) [10]. Bien qu’ils n’aient pas prospéré, ils ont exprimé de façon embryonnaire une nouvelle institutionnalité parallèle à celle de l’État républicain. Ces tendances sont réapparues lors des différents processus révolutionnaires : au cours de la révolution bolivienne de 1952 autour de la Centrale ouvrière bolivienne (COB) et, deux décennies plus tard, dans le cadre de l’Assemblée populaire, toujours en Bolivie ; pendant la révolution hongroise de 1956 contre la bureaucratie stalinienne, avec tout un réseau de conseils ouvriers et paysans qui s’est développé ; lors de la révolution portugaise de 1974, avec les comités d’usine, de locataires et de soldats, pendant la révolution iranienne de 1979, avec les shoras ou encore au Chili, à partir de 1972, avec les Cordons industriels. Toutes ces expériences n’ont pas exprimé pleinement le pouvoir des conseils, mais elles ont montré la persistance de la tendance à leur développement, sans qu’aucun des principaux courants politiques les plus actifs dans ces mêmes processus n’ait misé sur eux stratégiquement.

Avec l’avènement de la période de Restauration bourgeoise, les grands appareils bureaucratiques socialistes, communistes et nationalistes bourgeois qui s’opposaient à ces tendances à l’auto-organisation n’existent plus ou ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils avaient été au XX° siècle. Mais ces tendances au développement de conseils ont également été affectées par la disparition de leur milieu naturel, la défaite historique de la fin du siècle dernier ayant ouvert une période de plusieurs décennies sans révolutions. Au cours de cette période, la physionomie de la classe ouvrière a énormément changé. Elle a connu un profond processus de fragmentation, avec de multiples formes de précarisation du travail. Les syndicats, bien qu’affaiblis, sont néanmoins restés les principales organisations de la classe ouvrière, malgré une accentuation de leur étatisation. Les bureaucraties ont laissé d’importants contingents de la classe ouvrière (précaires, chômeurs) en dehors des syndicats. Les « nouveaux mouvements sociaux » sont apparus, et ont également subi un vaste processus d’étatisation par le biais des ONG ou de leurs liens directs avec l’appareil d’État. En d’autres termes, l’« État intégral » a changé de physionomie mais a conservé sa fonction essentielle, celle d’organisation du consensus pour les classes dirigeantes.

Parallèlement à ce processus, la classe ouvrière a connu une expansion mondiale sans précédent dans l’histoire, avec l’incorporation de centaines de millions de salariés dans ses rangs. La classe ouvrière industrielle a reculé par rapport aux services mais s’est en même temps concentrée dans d’autres branches d’activité (logistique, transport, etc.), multipliant les « positions stratégiques [11] ». Elle est devenue plus hétérogène, beaucoup plus féminisée, immigrée, multiethnique, ce qui lui donne une capacité d’articulation hégémonique potentielle beaucoup plus grande face aux mouvements qui se sont développés au cours des dernières décennies, à commencer par le mouvement des femmes et le mouvement LGBTI, mais aussi le mouvement antiraciste ou le mouvement écologiste. Le fait que les membres de la classe ouvrière se trouvent à l’intersection de plusieurs de ces mouvements lui confère un potentiel hégémonique très important. Parallèlement, le processus d’urbanisation a rapproché bon nombre de ses alliés. La grande question actuelle est de savoir comment articuler cette multiplicité de formes de lutte et de mouvements afin qu’ils ne dispersent pas dans une multitude de luttes corporatistes ou qu’ils ne finissent pas par être réarticulés par l’« État intégral » lui-même.

Il est donc décisif de se demander si le type de développement capitaliste des dernières décennies, avec les nouvelles caractéristiques que la classe ouvrière a acquises et le développement de ces divers mouvements, réduit ou non l’importance de la question des conseils. Nous ne pensons pas que ce soit le cas. Au contraire, la fragmentation et l’hétérogénéité actuelles de la classe ouvrière, la multiplicité des mouvements et des formes de lutte, sont autant de problèmes auxquels répond l’essence même des conseils en tant que forme politique. C’est l’incapacité à articuler l’hétérogénéité autour d’un noyau de classe propre aux conseils qui a été l’une des causes fondamentales de l’affaiblissement de l’énergie déployée par le mouvement de masse au cours des dizaines de processus de révolte qui ont secoué la dernière décennie, quand il n’y a pas tout simplement eu canalisation par les régimes bourgeois de façon à entraver le développement de nouvelles situations révolutionnaires. C’est précisément la plus grande complexité et diversité des structures sociopolitiques et de l’entrelacement des classes qui rend la question des conseils pleinement d’actualité. Non seulement en tant qu’instruments de lutte, mais également en tant qu’institutions d’un type nouveau de démocratie, alternative à la démocratie bourgeoise.

Les conseils comme alternative à la démocratie étatique et capitaliste

Dans son analyse des années 1980 sur la naissance du thatchérisme, Stuart Hall soutient que la puissance du discours anti-étatiste de la droite néolibérale reposait sur deux phénomènes. D’une part, l’assimilation de l’État capitaliste à la politique menée par le Parti travailliste et d’autres secteurs de la gauche britannique. D’autre part, l’expérience du « socialisme réellement existant » où l’État, au lieu de disparaître progressivement, était devenu une force gigantesque, bureaucratique et totalitaire, engloutissant la société civile au nom du peuple. L’opposition réformiste entre la logique du marché et la logique de l’État (bourgeois) en tant que garant de certains besoins et droits sociaux s’était par ailleurs émoussée avec le déclin de l’État-providence. Les citoyens avaient été transformés en simple clients passifs, dépendants de la prédisposition de l’État à leur accorder des droits [12]. La droite néolibérale a donc opposé l’idée de liberté entendue comme « liberté de marché » à l’idée d’État, identifiant ce dernier au « collectif » en général.

Il est assez facile de transposer le schéma mis en avant par Hall à des expériences plus actuelles. L’absence d’une alternative de gauche est, à notre avis, étroitement liée au recul de la question des conseils. Cette question revêt une dimension théorique essentielle pour le marxisme révolutionnaire, puisqu’elle renvoie aux formes politiques à travers lesquelles il est possible de concevoir le passage de la société capitaliste à la société socialiste. Après la Commune de Paris, Marx et Engels avaient déjà envisagé de « corriger » le Manifeste communiste pour affirmer que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte » [13]. Il ne s’agit plus alors de remplacer simplement un étatisme par un autre, mais de mettre en place un certain type d’État, ou de « semi-État » selon les termes d’Engels, qui s’efforcerait de s’éteindre lui-même. C’est-à-dire qu’il serait progressivement réabsorbé par la société civile elle-même à travers la disparition de la division en classes dans un processus de transition vers le socialisme.

Les conseils sont la forme politique capable d’exprimer institutionnellement cette réabsorption des fonctions étatiques par la société civile dans la transition vers le socialisme. Ils sont le moyen de briser la division entre gouvernants et gouvernés. Ils expriment les formes transitoires du pouvoir politique, capables de préparer concrètement l’extinction de l’Etat. D’une manière générale, le thème des conseils dépasse le marxisme lui-même. On retrouve d’ailleurs l’idée chez Hannah Arendt que « chaque soulèvement important, depuis les révolutions du XVIII° siècle, a fait apparaître les éléments d’une forme entièrement nouvelle de gouvernement qui, en dehors de toute influence des théories révolutionnaires précédentes, procède du processus révolutionnaire lui-même, c’est-à-dire de l’expérience de l’action et de la volonté de ceux qui y participaient de prendre part à la gestion ultérieure des affaires publiques. Forme qui s’est concrétisé dans le système des conseils » [14]. La particularité du thème des conseils dans le marxisme, qui le différencie de développements tels que ceux d’Arendt, est qu’il postule la possibilité d’intégrer « liberté » et « nécessité ». La sphère des affaires publiques comprend la planification rationnelle des ressources économiques en vue de la satisfaction des besoins sociaux. Nous y reviendrons plus tard.

Lorsque nous comparons la démocratie conseilliste et la démocratie bourgeoise, nous devons partir de deux différences essentielles qui vont au-delà du régime politique et sont liées au caractère de classe de l’État, c’est-à-dire à la différence entre un État ouvrier et un État capitaliste. La première concerne le remplacement des détachements armés par lesquels la bourgeoisie se garantit le monopole de la violence (armée, forces de police, etc.) par l’armement du peuple. Il s’agit là d’une revendication qui remonte aux révolutions bourgeoises mais qui, du point de vue de la révolution socialiste, acquiert un contenu spécifique lié au monopole de la force par la classe ouvrière et l’ensemble des exploités. La deuxième différence essentielle est liée à la subversion des rapports de propriété. Le nouvel État ouvrier est fondé sur la propriété sociale des moyens de production. Cela dit, il est possible de comparer les formes politiques des régimes démocratiques bourgeois à celles de la démocratie conseilliste afin d’identifier certains noyaux fondamentaux qui les distinguent.

L’un des aspects les plus connus de l’analyse de la Commune de Paris par Marx est sa critique de la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire). Il attribue à celle-ci un caractère fictif qui, historiquement, a conduit à une concentration progressive du pouvoir entre les mains de l’exécutif, une tendance encore plus exacerbée en période de crise. Dans les régimes présidentialistes, le président serait un substitut virtuel du monarque constitutionnel. Dans le cas des États-Unis, Alexander Hamilton fait ainsi référence à la figure du dictateur républicain romain pour défendre la nécessité d’une présidence forte et unipersonnelle. Pour leur part, les « chambres hautes » ou sénats jouent le rôle de chambres de contrôle vis-à-vis des parlements ayant une base électorale plus large. Ces chambres incarnent donc un garde-fou contre la volonté du peuple dans le domaine législatif. Pour ce qui est du pouvoir judiciaire, il n’est jamais que véritablement « indépendant » que par rapport au vote populaire. Il est conçu comme un pouvoir « contre-majoritaire ». L’ensemble du système d’équilibre des pouvoirs vise en réalité à empêcher les décisions fondamentales qui pourraient affecter les intérêts des classes dirigeantes. En termes classiques, il sert à limiter la souveraineté populaire.

A l’époque de la Commune, Marx n’écrivait ni un traité de droit constitutionnel, ni une histoire du droit public. Ce qui l’intéressait, c’était d’opposer la république bourgeoise à la Commune en tant que forme politique. Au principe de séparation des pouvoirs, il oppose un « corps agissant », à la fois exécutif et législatif. Cet aspect est central pour comprendre le thème des conseils. La notion de « corps agissant » implique que la même assemblée soit élue non seulement pour discuter mais aussi pour exécuter ses propres résolutions. C’est un principe indispensable à la démocratie des conseils, car elle a des fonctions de gouvernement beaucoup plus étendues que n’importe quel organe législatif dans un régime de démocratie bourgeoise. La démocratie conseilliste ne se limite pas à la définition des orientations politiques de l’État, mais inclut la planification démocratique de l’économie. Dans la république bourgeoise, l’économie est arbitrairement contrôlée et organisée par les propriétaires des moyens de production : la part de l’économie qui dépend des représentants élus est, au mieux, limitée aux projections du budget de l’État. Quant au pouvoir judiciaire, dans la démocratie des conseils, il reste séparé, mais perd son indépendance par rapport au vote et à la participation populaire.

Une autre question centrale est celle de la responsabilité devant l’électorat et de la révocabilité, à tout moment, des élus. Ce seul point soulève un principe très différent de celui de la démocratie délégataire bourgeoise. Ici, du moins en théorie, l’autorité légitime découle du consentement général de ceux sur lesquels elle doit être exercée. Ce principe a traversé les révolutions bourgeoises, anglaise, française et américaine. La masse des citoyens est avant tout une source de légitimité politique plutôt qu’un ensemble de personnes appelées à participer au gouvernement. Leur droit est le droit de consentir au pouvoir. La liberté d’opinion pour que la voix du peuple parvienne aux gouvernants apparaît comme un faible palliatif à l’absence de droit de donner des instructions, contrepartie de l’indépendance des représentants par rapport aux représentés. Le vote ne peut être utilisé que pour valider ou sanctionner une décision qui a déjà été prise. Le principe de représentants responsables et révocables à tout moment, constitutif de la démocratie des conseils, implique d’étendre l’influence des représentés au-delà de cette possibilité de délibérer et de voter, a posteriori, sur ce qui a été décidé, pour leur donner le pouvoir de déterminer la ligne de conduite à suivre. En d’autres termes, elle vise à réduire la séparation même entre représentants et représentés et à tracer une voie pour la surmonter. Dans cette optique, elle repose sur le principe égalitaire de l’élimination des privilèges des élus, avec un salaire égal à celui de n’importe quel travailleur.

Sur la base des différences que nous avons soulignées jusqu’à présent, Trotsky produit en 1934 une critique de la structure institutionnelle de la Troisième République française qui fournit des éléments importants pour cette réflexion. Il y redéfinit certaines observations de Marx afin d’esquisser un régime alternatif par le biais d’une série de propositions programmatiques. Il avance notamment la question de l’abolition du Sénat et de la présidence de la République et la constitution d’une Assemblée unique qui combinerait les pouvoirs législatif et exécutif, dont les « membres en seraient élus pour deux ans, au suffrage universel depuis l’âge de dix-huit ans, sans distinction de sexe ni de nationalité. Les députés seraient élus sur la base d’assemblées locales, constamment révocables par leurs mandants et recevraient pendant le temps de leur mandat le traitement d’un ouvrier qualifié ». Il ne s’agit pas d’un programme de république des conseils, mais d’un programme transitoire de démocratie radicale visant à dialoguer avec les aspirations des travailleurs réformistes contre les tendances bonapartistes du régime, en partant du principe qu’« une démocratie plus large faciliterait la lutte pour le pouvoir ouvrier » [15].

Il convient de noter que, dans l’approche de Trotsky, l’élection des députés sur la base d’assemblées locales s’inspire de la Convention jacobine de 1793. À cette époque, nombre de ces assemblées ne se sont pas dissoutes après l’élection et jouent un rôle actif dans le processus politique. Nous trouvons ici esquissée une autre caractéristique centrale de la démocratie des conseils : la mise en place de moyens pour faciliter la participation active et directe des travailleurs et des secteurs populaires dans les affaires publiques. Comme le souligne déjà Lénine dans L’État et la révolution, l’objectif de la démocratie des conseils est qu’une majorité de travailleurs puissent accéder un jour ou l’autre à la représentation ou puissent être élus. Ou, comme le remarque Gramsci : « On suppose que le consensus est actif en permanence à tel point que les consentants pourraient être considérés comme des "fonctionnaires" de l’État et les élections une façon d’enrôlement volontaire de "fonctionnaires" d’État d’un certain type qui pourrait, en un certain sens, être assimilé (à divers niveaux) à l’auto-gouvernement » [16]. C’est-à-dire que cette démocratie ne se limite pas à l’obtention du consentement de la majorité, ni au droit de révoquer les représentants, mais dépend aussi de la capacité des institutions démocratiques de l’État ouvrier à promouvoir une alternance entre les positions de « gouvernant » et de « gouverné » des contingents les plus larges possibles du mouvement de masse. L’objectif serait de parvenir à ce que ces positions se confondent progressivement.

En d’autres termes, il s’agit de tracer un chemin de déprofessionnalisation et de diffusion de l’activité politique. Si l’on devait le rapprocher d’un des principes démocratiques classiques, ce serait surtout celui de l’isegoria, qui était le droit égal des citoyens à s’exprimer en assemblée. Bien sûr, à la différence de la démocratie antique, dans le marxisme ce principe apparaît directement lié à la propagation des conditions matérielles de son exercice. Une garantie fondamentale de ce type d’isegoria dans un État ouvrier serait donnée, comme le souligne Lénine par le fait que « (…) le socialisme réduira la journée de travail, élèvera les masses à une vie nouvelle, placera la majeure partie de la population dans des conditions permettant à tous, sans exception, de remplir les "fonctions publiques". Et c’est ce qui conduira à l’extinction complète de tout État en général. » [17].

Par l’ensemble de ces mécanismes, la démocratie de conseils cherche à établir un contact infiniment plus étroit, plus organique, plus honnête avec la majorité des travailleurs que n’importe quelle institution parlementaire. Sa caractéristique la plus importante n’est pas de refléter statiquement une majorité, ratifiée périodiquement tous les deux ans, quatre ans, ou davantage, mais de la formuler de manière dynamique. C’est pourquoi elle incarne cette capacité à surmonter l’impossibilité des mécanismes juridiques et parlementaires d’exprimer le pouvoir constituant des majorités dans les moments de changement révolutionnaire. Trotsky formule d’ailleurs cette relation organique et dynamique dans les termes suivants : « Le Soviet englobe tous les travailleurs de toutes les entreprises, de toutes les professions, quel que soit leur degré de développement intellectuel, quel que soit le niveau de leur instruction politique, - et par ce fait même, il est objectivement forcé de formuler les intérêts historiques généraux du prolétariat. (…) Les Soviets sont un appareil de domination prolétarienne que rien ne peut remplacer, parce que, précisément, leurs cadres sont élastiques et souples, de sorte que toutes les modifications, non seulement sociales, mais aussi politiques qui se produisent dans la position relative des classes, peuvent immédiatement trouver leur expression dans l’appareil soviétique. Commençant par les grandes usines et fabriques, les Soviets font ensuite entrer dans leur organisation les ouvriers des ateliers et les employés de commerce ; de là ils se transportent dans les villages, organisent la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers, et soulèvent ensuite les couches inférieures et moyennes du monde paysan contre les paysans riches (les koulaks) » [18].

Au-delà de la configuration historique spécifique que Trotsky décrit, en se référant à la Russie révolutionnaire, il nous semble important de faire ressortir l’analyse conceptuelle du soviet qui se dessine. Cette structure « souple et élastique » permet au système des conseils de s’étendre ou de se replier en fonction de l’extension ou des reculs des positions sociales conquises par le prolétariat et le mouvement de masse. Ce sont les institutions les mieux adaptées à l’accomplissement démocratique de la révolution sociale dans sa dynamique interne, dans ses erreurs comme dans ses succès. Or, lorsque les progrès de la transition vers le socialisme sont consolidés – étape qui a été bloquée en URSS par la bureaucratisation stalinienne – la démocratie soviétique a la capacité de s’étendre à l’ensemble de la population, perdant ainsi son caractère strictement gouvernemental et devenant ainsi un puissant outil de coopération entre producteurs et consommateurs.

Toutes ces caractéristiques opposent la démocratie des conseils aux institutions fondées sur le suffrage universel proprement dit, qui font exclusivement appel à l’égalité formelle du citoyen atomisé. Comme le synthétise Ellen Meiksins Wood, dans la démocratie capitaliste la séparation entre l’état civil et la position de classe s’opère dans deux directions : « (…) la position socio-économique ne détermine pas le droit à la citoyenneté – et c’est précisément le sens de la démocratie dans la démocratie capitaliste – aussi, dans la mesure où le pouvoir du capitaliste de s’approprier le surplus de travail des travailleurs n’est pas un statut juridique ou civique de privilégié, l’égalité civile n’affecte pas directement ou ne modifie pas de manière significative l’inégalité de classe. C’est précisément cela qui limite la démocratie sous le capitalisme. Les relations de classe entre le capital et le travail se maintiennent malgré l’égalité juridique et le suffrage universel. En ce sens, dans la démocratie capitaliste, l’égalité politique coexiste avec l’inégalité économique, et la maintient même fondamentalement intacte » [19].

Voici la limite insurmontable des institutions basées sur l’égalité formelle des citoyens pour toute forme de transition vers le socialisme. Pour lever toute confusion, assez couramment répandue, il faut souligner que la différence entre les mécanismes électoraux des institutions de la démocratie bourgeoise et ceux d’une démocratie des conseils n’est pas que l’une serait l’expression d’un vote « universel » et l’autre non. Toute démocratie, en tant que régime de domination de classe, est fondée sur l’exclusion. Dans la démocratie bourgeoise, l’exclu type est l’étranger, car le système repose sur une conception nationaliste de la démocratie. Il suffit de regarder la réalité de la principale démocratie bourgeoise de la planète, celle des États-Unis, où des millions d’immigrés, travaillant sur le sol étatsunien, sont exclus du vote et de la citoyenneté pour cette raison. A cela s’ajoute le fait que le fédéralisme américain permet de restreindre les droits électoraux au niveau des États et d’organiser les élections de manière arbitraire (répartition des bureaux de vote, « suppression » des électeurs, découpage des circonscriptions), excluant plus de 21 millions de citoyens (non étrangers) du « suffrage universel ». La différence avec la démocratie conseilliste est que l’exclusion y est fondée sur la classe. En tant que république ouvrière, les conseils peuvent, en fonction du rapport de forces, proposer une limitation des droits politiques pour l’ancienne classe des exploiteurs. Dans le cas d’une révolution socialiste aux Etats-Unis, cela concernerait certainement une proportion infiniment plus faible que les exclus actuels.

En ce qui concerne la détermination du socle électoral sur lequel la représentation est constituée, il existe une différence de conception très importante entre la démocratie délégataire bourgeoise et la démocratie conseilliste. Dans la première, l’élection a lieu sur une base exclusivement territoriale qui repose sur le découpage plus ou moins arbitraire de circonscriptions et d’arrondissements électoraux liés aux subdivisions politiques internes de chaque État. Si, en général, le vote « citoyen » se caractérise par la dilution de la classe ouvrière dans l’ensemble de la population, les circonscriptions territoriales des régimes démocratiques bourgeois sont souvent façonnées de manière à diluer encore davantage le poids politique des concentrations de travailleurs urbains. Ce type d’organisation de la représentation est cohérent avec la séparation entre les droits de citoyenneté et la position de classe. Mais il est surtout cohérent avec le fait que la sphère de la production sociale – au sens large – est située en dehors de la démocratie. La démocratie bourgeoise coexiste avec le « despotisme d’usine », par lequel le capital dirige le processus de production et tire profit de l’exploitation de la force de travail collective [20]. Il s’agit d’une dictature des patrons sur les lieux de travail qui, tout au plus, peut être contrebalancée par une certaine législation protégeant le travailleur de l’arbitraire pur et simple.

A l’inverse, la démocratie conseilliste est l’extension des principes démocratiques à l’ensemble de la vie sociale. Frédéric Lordon formule une idée intéressante en ce sens sous la notion de « récommune ». Par cette expression, il joue avec l’idée de « république », mais en étendant en quantité et en qualité la sphère de « la chose publique » dont il cherche à rendre compte. Son propos est de suggérer, contre ce qu’il définit comme une incohérence du capitalisme de laquelle dépend sa survie, que le principe de la démocratie radicale devrait s’appliquer à toute entreprise conçue comme coexistence et compétition de puissances, quel qu’en soit l’objet. Pour l’illustrer, il donne l’exemple de la production industrielle de biens, en soulignant à juste titre qu’il n’y a pas de raison qu’elle échappe à une forme démocratique de contrôle, puisque ceux qui y participent y dédient une partie de leur vie. Le volume d’emploi, ce qui doit être produit, les quantités, les rythmes, etc. ne devraient pas échapper à la délibération commune puisqu’ils ont des conséquences communes. Selon Lordon, « le simplissime principe récommuniste est donc que ce qui affecte tous doit être l’objet de tous – c’est le mot même de récommune qui le dit ! –, c’est-à-dire constitutionnellement et égalitairement débattu par tous » [21].

L’élargissement de la sphère des « affaires publiques » est au cœur de la détermination spécifique du socle électoral à partir duquel se constitue la représentation dans la démocratie conseilliste. Bien sûr, celle-ci n’échappe pas totalement au substrat territorial, mais elle ne s’y limite pas. La notion « d’espace public » dépasse les limites de la démocratie bourgeoise pour se mêler au tissu à la base de la production et de la reproduction de la société. Les lieux de travail, tels que les usines, les entreprises, les bureaux, les exploitations agricoles, les hôpitaux, ainsi que les établissements scolaires et les universités – avec leurs enseignants, leurs travailleurs non enseignants, leurs étudiants, etc. – se transformeraient ainsi en « circonscriptions » de base de la démocratie conseilliste, entendues comme des lieux de délibération et d’élection de représentants. Celles-ci conserveraient à leur tour une dimension territoriale, sur la base de laquelle elles se regrouperaient et se rattacheraient pour former des conseils locaux, régionaux ou nationaux. Ce type d’organisation politique, qui coïncide dans ses grandes lignes avec l’organisation de la société elle-même pour sa production et sa reproduction en tant que telle, présente plusieurs vertus qui constituent l’essence de ce type de démocratie. D’une part, il permet et facilite le fait que le monde du travail, souverain à ce titre, ne se dissolve pas après chaque élection. D’autre part, il permet de relier, à tous les niveaux, la délibération à l’exécution.

Mais ce type d’organisation démocratique est-il viable dans les sociétés complexes contemporaines ? Le système des conseils fait l’objet d’une critique traditionnelle selon laquelle il représenterait une expérience historiquement dépassée, incapable de s’adapter aux complexités des sociétés d’aujourd’hui. Toutefois, cette critique repose sur l’idée que plus les sociétés deviennent complexes, plus la démocratie en général est difficile à mettre en œuvre. Du point de vue du capitalisme, c’est en grande partie vrai. Comme le souligne Perry Anderson, « la liberté de la démocratie bourgeoise seule semble fixer les limites de ce qui est socialement possible pour la volonté collective d’un peuple, et peut donc rendre tolérables les limites de son impuissance » [22]. Mais la clé de la démocratie des conseils est qu’elle dépasse le capitalisme, à partir des possibilités démocratiques qu’ouvrirait une réduction drastique du temps de travail que rendrait possible une planification rationnelle de l’économie et de l’activité, et plus généralement du fait que, comme le disait Marx, ce n’est plus le temps de travail qui serait la mesure de la richesse, mais le temps disponible.

La question est de savoir, compte tenu des changements des dernières décennies et des caractéristiques des sociétés contemporaines, si la question des conseils et la critique de la démocratie délégative bourgeoise sur laquelle elle repose a perdu ou gagné en intérêt. Pour répondre à cette question, il faut tenir compte des conditions des sociétés contemporaines, de la plus grande complexité des structures sociales et politico-culturelles, de l’extension exponentielle de la classe ouvrière et de sa plus grande hétérogénéité, de la multiplicité des « mouvements », des phénomènes migratoires massifs, ennemis irréconciliables des conceptions nationalistes de la démocratie. C’est ce qui donne toute son actualité au concept de démocratie conseilliste. L’expérience la plus développée en la matière, celle des soviets russes dans les premières années de la révolution, a maintenant plus d’un siècle. Pour actualiser la question des conseils, il n’est pas possible d’en rester là. Pour paraphraser Trotsky, la démocratie des conseils du XXI° siècle sera aussi différente de celle des soviets russes que nos sociétés contemporaines le sont de la Russie tsariste semi-féodale.

Dans les théories de « l’État combiné » qui ont cherché à amalgamer la démocratie bourgeoise et la démocratie des conseils – et ce depuis les approches proposées par Rudolf Hilferding jusqu’aux versions ultérieures défendues par Nicos Poulantzas ou par Antoine Artous, notamment – les conseils sont présentés comme des sortes « d’organisations de représentation sociale » ou comme des institutions corporatistes complémentaires des institutions existantes [23]. Loin de ces caricatures, l’immense potentiel des formes de démocratie conseilliste aujourd’hui résiderait dans leur capacité à exprimer l’hétérogénéité substantielle et la vitalité des classes subalternes, atomisées et subsumées dans les démocraties bourgeoises. Le régime du parti unique, auquel on a par la suite cherché à identifier les « soviets », a été érigé en norme par le stalinisme, dans le cadre de la bureaucratisation de l’URSS, assiégée par les difficultés exceptionnelles d’entreprendre la construction socialiste dans un pays isolé, pauvre et arriéré, avec les moyens dont elle disposait il y a un siècle. En ce sens, il est essentiel de renouer avec le combat mené à l’époque par Trotsky et l’Opposition de gauche pour l’instauration d’un pluripartisme soviétiste, car il s’agit d’un fil conducteur fondamental pour réactualiser le thème de la démocratie conseilliste. La lutte politique, de groupes et d’idées entre différents partis et mouvements, les luttes électorales et les débats passionnés sont à l’origine et sont l’essence même du système des conseils, qui est aussi étroitement lié au tourbillon des passions politiques qu’il est éloigné de toute froideur bureaucratique.

L’identification de l’idée de conseils à la dérive totalitaire de l’URSS sous le stalinisme, alors que le stalinisme en était le pire ennemi, est une façon totalement dépassée de justifier le déclin des démocraties délégataires bourgeoises existantes. Aujourd’hui, celles-ci se dirigent progressivement vers un autoritarisme de plus en plus totalitaire, écrasant les libertés démocratiques. Les différentes élections se sont transformées en une sorte de rituel symbolique où l’électeur n’est appelé qu’à choisir formellement entre des candidats qui s’opposent dans le discours, mais dont les programmes sont fondamentalement liés et dont tout le monde sait qu’ils ne comptent pas dès lors qu’il s’agira de gouverner. Les nouvelles technologies de la communication et de l’information ont élargi l’espace de l’opinion publique mais, en règle générale, n’ont fait que reproduire les tendances élémentaires des démocraties actuelles. Elles constituent un piètre substitut au rétrécissement de la base sociale de ces démocraties, qui se limite à une partie des classes moyennes urbaines et aux couches supérieures des classes populaires, un phénomène qui a d’ailleurs toujours accompagné le néolibéralisme.

Les conditions ont considérablement changé depuis que Giovanni Sartori a commencé à analyser la « vidéo-politique », dans laquelle le peuple souverain « donne son opinion », dans une large mesure, sur la base de l’opinion préformatée à laquelle invitent les moyens de communications de masse [24]. Les nouvelles technologies de la communication et de l’information ont amplifié cette thèse. Contrôlées par un petit nombre de super-multinationales, elles ont été utilisées par les classes dirigeantes pour développer des mécanismes typiquement totalitaires. La mise en relation des dirigeants politiques avec une masse atomisée échappant à toute médiation politique va de pair avec la transformation des partis politiques en morts-vivants. Plus récemment, comme le souligne Peter Thomas, les nouvelles formes de conduite de l’opinion publique ont renforcé leur fonction de coercition à travers la construction de mécanismes de consensus en direction de groupes sociaux pourtant alliés contre les classes antagonistes [25]. Ces processus sont allés de pair avec la dégradation pratique de toute influence substantielle de la volonté populaire dans la définition de l’action concrète, avec des gouvernements de plus en plus indépendants de ceux qu’ils sont censés « représenter ».

Ce n’est cependant pas le destin inéluctable des nouvelles technologies de la communication et de l’information. Comme l’ont montré les processus de révolte de la dernière décennie dans le monde entier, ces nouvelles technologies ont également un potentiel démocratique très important. Sans aucun doute, la reformulation du thème des conseils pour le XXI° siècle implique également d’explorer le potentiel démocratique des nouvelles technologies, en les soustrayant au contrôle despotique des multinationales. Une façon d’y parvenir serait d’établir un contrôle démocratique de ces technologies, proportionnellement aux votes obtenus par chaque groupe lors des élections des conseils. Dans une démocratie des conseils, les nouvelles technologies auraient un potentiel énorme pour la démocratisation de l’information et l’élargissement des canaux de discussion démocratiques, mais surtout pour accroître l’influence de secteurs de plus en plus larges dans la prise de décision à la fois stratégique et quotidienne. Cela permettrait d’élargir la participation et la possibilité démocratique de donner des instructions au gouvernement.

Il va sans dire que la démocratie conseilliste n’est pas un remède miracle. Sa fonction est de refléter la volonté populaire de la manière la plus dynamique, la plus démocratique et la plus large possible. Le pouvoir d’une démocratie des conseils dépendra toujours de la vitalité et de la conviction des grandes majorités à progresser vers le socialisme. La construction d’une société socialiste ne peut être que le fruit d’une activité consciente. Ce que nous pouvons affirmer, néanmoins, c’est que la démocratie des conseils basée sur la construction de l’auto-organisation est la seule forme politique - parmi celles que nous connaissons aujourd’hui – à même de permettre une transition vers le socialisme et de rendre viable la perspective de l’extinction de l’État.

Planification, collectivisme et nouvel individualisme

La question des conseils est liée à une autre question, fondamentale lorsqu’il s’agit de penser le rapport entre « liberté » et « nécessité », entre démocratie politique et émancipation socio-économique dans le projet socialiste : il s’agit du problème de la planification rationnelle et démocratique des ressources de l’économie au service de la satisfaction des besoins de la grande majorité, par conséquent en toute indépendance d’une logique de profit, fonctionnel à la domination d’une minorité qui concentre à elle seule les moyens dont nos sociétés ont besoin pour leur production et leur reproduction.

L’« économie » a un poids déterminant dans le discours du capitalisme. Marx a su l’analyser en profondeur dans Le Capital et en déterminer les causes et les effets réels : comment la fixation – par sa généralisation et sa persistance – de certaines pratiques se traduit par une certaine manière (fétichiste) de prendre conscience des relations existantes. La théorie bourgeoise classique de la structure de la société est basée sur l’hégémonie immédiate de l’économie. À partir du XIX° siècle, on assiste à une transformation cruciale de la gouvernementalité moderne à travers l’introduction de l’économie politique comme principe de limitation de l’action gouvernementale. Le gouvernement ne peut réaliser « ce qu’il doit faire » que s’il respecte les lois « naturelles » de l’économie. Une évolution majeure a lieu à partir de 1870 avec le passage des conceptions « classiques », qui se réfèrent toujours à la valeur du travail pour expliquer le surplus et le profit, à l’école de l’utilité marginale, pour laquelle la valeur d’un bien dépend de l’utilité qu’il a pour les différents agents économiques. Par la suite, comme le souligne Michel Foucault dans Naissance du biopolitique, l’accent sera mis sur le désir subjectif. Avec la théorie subjective de la valeur, l’irrationalisme s’installe dans la pensée économique bourgeoise. L’essor du néolibéralisme généralise et déploie ces tendances anciennes dans toutes leurs dimensions. L’individu devient un sujet rationnel par la reconnaissance de la possibilité de maximiser ses capacités et de gérer son comportement afin d’obtenir le plus grand bénéfice au moindre coût. Il y a là, selon Foucault, une composante importante de l’ordre de l’intériorisation de l’obéissance, de la soumission à un pouvoir extérieur dans la croyance de l’exercice de sa propre liberté singulière. Le néolibéralisme pousse la logique du libéralisme beaucoup plus loin. Il ne s’agit plus seulement d’imposer des limites à l’action publique de l’État : l’économie de marché devient le principe de régulation interne de l’action gouvernementale. A son tour, le néolibéralisme étatsunien a cherché à étendre la rationalité du marché, ses schémas d’analyse et ses critères de décision à des domaines qui ne sont pas de prime abord économiques, comme la famille, la natalité, la criminalité, la politique pénale, etc.

Le « pacte social néolibéral » a ainsi remplacé le pacte social de l’Après-guerre. Sa constitution est beaucoup plus élitiste. Sa base sociale est plus étroite. Il combine l’exaltation de l’individu et son épanouissement dans la consommation à une exploitation accrue, à la dégradation sociale de la situation de la majorité du monde du travail, au chômage et à la pauvreté – le clientélisme et les discours ultra-sécuritaires accompagnant toute politique publique vis-à-vis de ces questions. Depuis 2008, avec l’approfondissement des inégalités au niveau international et, aujourd’hui, dans un monde marqué par des tensions militaires et commerciales croissantes entre les puissances, les techniques « productives » du pouvoir propres au néolibéralisme, liées à la consommation, au crédit, etc. se retrouvent en crise structurelle profonde [26]. Les soulèvements qui ont marqué le paysage politique de la dernière décennie en sont l’expression.

Le problème sous-jacent est lié à l’absence de nouveaux moteurs d’accumulation du capital. La rentabilité des investissements dans les principaux secteurs créateurs de valeur est proche au plus bas depuis 1945 [27]. Le cycle néolibéral a pu repousser ses propres limites grâce à certaines contre-tendances à la baisse du taux de profit, mais il n’a pas résolu les causes de la chute de la productivité. Avec la restauration du capitalisme dans l’ancienne Union soviétique, en Europe de l’Est et surtout en Chine, le capitalisme a trouvé de « nouveaux territoires » dont parlait déjà Rosa Luxemburg à partir desquels accumuler le capital. Il a pu élargir considérablement la loi de la valeur et intégrer massivement de nouvelles forces de travail (augmentant la plus-value absolue dans le monde entier). Mais ce qui donne le ton de ces dernières années, c’est que ces contre-tendances s’essoufflent. La Chine est passée du statut de pays pauvre, destination de l’accumulation du capital par les puissances impérialistes, à celui de concurrent sur le marché mondial en termes d’opportunités d’accumulation. La financiarisation de l’économie, qui a jusqu’à présent servi de soupape de sécurité, atteint également ses limites.

Cependant, la crise du néolibéralisme n’annule pas automatiquement ses conséquences les plus néfastes. A l’époque de l’État-providence, l’idéologie du plein emploi et les pratiques politiques qu’elle a entraînées ont permis de renforcer la subordination de la classe ouvrière. A travers l’étatisme, lié à l’idée de production et de protection du travail, la figure du travailleur producteur a été remplacée par celle du travailleur « sujet de droit ». A l’époque du néolibéralisme, un palier a été franchi dans l’invisibilisation du travailleur en tant que producteur. Celui-ci en est venu à être représenté comme un salarié-consommateur ou un simple citoyen. À partir de la théorie du « capital humain », le travailleur est apparu comme un quasi auto-entrepreneur de son propre revenu. On voit se consolider l’image d’une société conçue comme la somme de groupes d’individus conçus comme des « agents économiques » actifs et libres, guidés par leur égoïsme, dont le comportement est déterminé par la maximalisation des profits à réaliser.

La théorie du « capital humain » occulte le potentiel créatif de la classe ouvrière. En ce sens, les développements de Gramsci, qui met l’accent sur le travailleur non seulement en tant que salarié mais aussi en tant que producteur, sont très pertinents [28]. Ce caractère a été radicalement dénié au travailleur sous le néolibéralisme. Il apparaît comme un simple représentant d’un intérêt corporatif parmi d’autres au sein de la société, alors qu’en tant que producteur, il est le porteur potentiel de nouvelles relations sociales de coopération, d’une force sociale et productive qui peut ouvrir la voie à une nouvelle civilisation. Ce potentiel créatif des travailleurs, tant dans le domaine économique que politique, est un point de départ indispensable pour recréer le projet socialiste. Sans lui, la possibilité pour la classe ouvrière, et avec elle le mouvement de masse, de prendre en charge la production disparaît.

Le socialisme est, d’une part, le mouvement réel qui, comme l’ont dit Marx et Engels, abolit et dépasse l’état actuel des choses où les travailleurs et les travailleuses luttent pour retrouver leur temps libre, leur temps de vie. D’autre part, c’est aussi l’objectif d’une nouvelle société où les producteurs s’associent librement, travaillent avec des moyens de production collectifs et unissent leurs forces individuelles en une seule et même force de travail sociale immense. De ces deux points de vue, le socialisme s’oppose à l’abstraction néo-libérale de la société économique qui cherche à phagocyter la société civile pour la réduire à une société économique dominée par la loi de l’offre et de la demande. Cette notion de société économique est l’idée-force de la bourgeoisie dans la mesure où elle est présentée comme indissociable des rapports de propriété issus de la société civile. L’État, qui soutient et défend les rapports de propriété, est quant à lui présenté comme extérieur à ces derniers.

La consommation productive de travail abstrait, c’est-à-dire de travail sous sa forme purement sociale, n’est pas vouée à donner lieu au rapport d’exploitation bourgeois. Elle peut être la base d’une organisation sociale qui prend le collectif comme point de départ et en fait une condition normale, d’où émerge la conscience des individus censés déterminer librement le cours de leur propre vie. Il s’agit de rendre consciente l’interdépendance entre les personnes, de rendre visible cette coopération qui semble « spontanée » et que la « main invisible » du marché dissimule. L’individualité est l’ensemble des rapports sociaux dans lesquels s’inscrit l’individu. La question est de savoir si l’individu se conçoit non pas comme une monade isolée, mais comme riche des possibilités offertes par les autres individus et la société. La réhabilitation consciente de la coopération, qui est niée en tant que telle sous le capitalisme, est à la base du principe de la planification économique comme nécessité sociale. L’absence de ce principe s’exprime de manière catastrophique dans les crises capitalistes.

La notion de planification économique socialiste constitue l’horizon capable de répondre aux manifestations de la crise du mode de production capitaliste. L’idée que toute forme de planification conduirait nécessairement à la bureaucratisation repose sur une lecture unilatérale de l’expérience de l’URSS sous le stalinisme. Ce « sens commun » a été utilisé comme un outil de lutte par la bourgeoisie contre la perspective socialiste. La vérité est que le stalinisme n’a jamais été que l’ennemi de la démocratie conseilliste et donc l’ennemi de la planification démocratique de l’économie. Cela devrait être le point de départ de toute réévaluation sérieuse de cette question, indépendamment de la question du retard et de l’isolement de l’URSS dans les années 1920. Pour un projet socialiste par en bas, les questions de la planification et du conseillisme sont inextricablement liées. De ce point de vue, plan et liberté ne sont pas contradictoires. Cela ne signifie pas qu’il n’y aurait pas de tensions entre, d’un côté, une planification qui pourrait tendre à la centralisation, afin de pouvoir envisager l’ensemble des besoins et des ressources sociales, et, de l’autre, une tendance qui s’attacherait à concevoir la construction d’un plan « par en bas ».

Le plan doit prendre la forme d’un ensemble d’alternatives parmi lesquelles les volontés individuelles devraient pouvoir choisir, canalisées dans de nouvelles institutions consultatives. Il s’agit d’organiser la manière dont la nécessité peut être transformée en un accroissement de la liberté. En d’autres termes, il s’agit de dépasser la vérification après coup des besoins sociaux - avec l’irrationalité que cela implique du point de vue de la production et de la consommation - pour que ceux-ci puissent être perçus consciemment à travers une disposition active des producteurs/consommateurs eux-mêmes et, sur cette base, adopter une certaine ligne d’action parmi les alternatives disponibles. L’objectif est que la gestion sociale se transforme en une gestion collective et dépasse le moment inconscient proposé par le capitalisme en tant que système d’appropriation privée des fruits du travail. La contre-révolution stalinienne a amputé le projet défendu par Lénine dans L’État et la révolution et repris par Trotsky dans La révolution trahie, pour qui cette réappropriation du collectif allait de pair avec la renaissance de l’individu au sein de la « collectivité ».

Comme le souligne Gramsci, l’individualisme devenu anti-historique est celui qui se manifeste dans l’appropriation individuelle des richesses, alors que la production des richesses est de plus en plus socialisée. Gramsci oppose à cette idée un nouvel individualisme qui se présente comme une tension différente des volontés, utilitaire mais désintéressée, de même nature que celle qui détermine la renaissance de l’individu au sein de la « collectivité ». C’est-à-dire un nouvel individualisme qui se développe à partir du collectif, plus précisément à partir de l’articulation de l’autogestion de la vie collective. L’individu ne se contente pas alors d’accepter passivement ce qui lui est imposée de l’extérieur par des relations sociales inconsciemment assumées. Il devient à l’inverse acteur conscient du gouvernement et de la planification de la collectivité. Le saut économique qualitatif du privé au collectif est le cadre potentiel d’une revitalisation de la société civile - également thématisée par Trotsky dans ses écrits sur la transition - en tant que lieu d’autogestion et de développement de la liberté individuelle. C’est aussi le substrat pour le développement de ce nouvel individualisme formé dans les conditions données par une société qui se gère elle-même à travers la planification de sa relation organique avec la nature, l’environnement et ses propres formes de vie. En ce sens, la nécessité peut se transformer en une plus grande liberté et non en une toute puissance : ses possibilités dépendent du niveau atteint par la civilisation à un moment donné.

La question de la planification socialiste au XXI° siècle

Comme on le sait, Marx et Engels ont été très prudents dès lors qu’il s’est agi de dessiner les contours d’une société socialiste à venir. Critiques du socialisme utopique, leurs principaux développements s’appuyaient sur des conclusions tirées d’expériences historiques, en premier lieu de la Commune de Paris. Cela n’enlève rien à des intuitions très pertinentes comme celles exprimées, par exemple, dans la Critique du Programme de Gotha où Marx inclut toute une série de considérations sur les « phases » du communisme. Il y décrit une première phase où il n’y aurait pas encore d’abondance et où une certaine norme de distribution des ressources existantes serait nécessaire, où chacun recevrait de la société en fonction de son travail. Pour maintenir cette norme de partage, une certaine forme d’État serait encore nécessaire. À l’inverse, la « phase supérieure » du communisme aurait pour devise non plus « à chacun selon ses capacités » mais « à chacun selon ses besoins ». En d’autres termes, chaque individu contribuerait à la société selon ses capacités et recevrait selon ses besoins. Au-delà de ces considérations générales, les fondateurs du marxisme ne sont pas allés au-delà dans leurs propos sur la planification de la production.

L’expérience de l’URSS au XX° siècle a posé de nouveaux termes pour ce débat. Contrairement à l’étape précédente de la lutte des idéologies, le choc des hégémonies a exprimé la question de la planification non seulement en termes théoriques, mais aussi en termes historiques. Aucune reprise de ce thème au XXI° siècle ne peut se passer de tirer les leçons de cette expérience. Néanmoins, lorsque Marx formule son schéma des « phases » du communisme, il n’a pas à l’esprit que la révolution pourrait être victorieuse dans un pays arriéré et finirait pas être isolée sur le plan international. L’URSS n’a atteint aucun des deux « stades » décrits par Marx. Dans La révolution trahie, Trotsky soulignait combien il n’est pas « exact d’appeler le régime soviétique actuel, avec toutes ses contradictions, non point socialiste mais transitoire entre le capitalisme et le socialisme, ou préparatoire au socialisme. » [38]. Cette définition est le point de départ de toute approche critique de l’expérience soviétique.

Ceci étant dit, la question de la planification socialiste ne saurait se poser de la même aujourd’hui qu’il y a un peu plus de trente ans, lorsque l’URSS s’est effondrée et que le capitalisme a été restauré dans les pays où la bourgeoisie avait été expropriée. Reprendre aujourd’hui ce débat implique de prendre en compte les progrès réalisés dans le développement technologique qui auraient des conséquences fondamentales s’ils étaient appliqués à la planification socialiste. Bien sûr, la technologie en tant que telle ne résout jamais les contradictions essentielles d’une société, mais elle offre de nouvelles alternatives et des possibilités beaucoup plus larges pour l’élaboration de propositions politiques à divers problèmes qui auraient pu sembler insurmontables dans le passé. Le point de départ, aujourd’hui comme hier, reste la socialisation des moyens de production et l’existence d’un État ouvrier basé sur une démocratie des conseils, mais les moyens ont changé et il est nécessaire d’en prendre acte.

Le siècle dernier a été marqué par de nombreux débats sur les possibilités de planification socialiste de l’économie : on songera à ceux sur la faisabilité du remplacement du marché par la planification ; sur le calcul des valeurs dans une économie planifiée ; sur la compatibilité entre la centralisation du plan pour comprendre tous les besoins sociaux et la décentralisation requise en termes de préférences individuelles et de démocratisation ; sur la question de la qualité et de l’innovation dans une économie non régie par le profit capitaliste. Aujourd’hui, les percées des technologies de l’information, de la cybernétique et de la communication ont relancé certains de ces débats. Des auteurs comme Evgeny Morozov, Daniel Saros, Paul Cockshott, Maxi Nietoont ainsi pu présenter différents angles du problème de la planification liés aux nouvelles technologies, pas nécessairement en lien avec une perspective socialiste révolutionnaire, mais avec des formulations suggestives indiquant l’actualité de cette question.

L’un des débats classiques sur la planification dont les termes ont changé le plus radicalement est celui portant sur le « calcul socialiste ». À l’époque, il avait été mené par plusieurs personnalités de l’école autrichienne, absolument opposées au socialisme, telles que Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, entre les années 1920 et 1940. L’argument consistait à dire que la seule forme de calcul économique rationnel était fournie spontanément par le marché grâce à l’argent et à la concurrence et que, par conséquent, le socialisme n’était jamais qu’un système économique intrinsèquement inefficace. Selon Mises, prouver que le calcul économique est impossible dans une économie socialiste revient aussi prouver que le socialisme est impraticable. Il n’y aurait aucun moyen de calculer la quantité d’informations nécessaires pour évaluer les différentes utilisations possibles de la force de travail et des ressources disponibles, aucun moyen de tenir compte de la structure complexe de la demande de produits finis et intermédiaires nécessaire à une planification à grande échelle. En revanche, le capitalisme permettrait une participation beaucoup plus large à la prise de décision par le biais du marché.

Cependant, ces arguments se réfèrent à un capitalisme utopique qui non seulement n’a jamais existé, mais qui se heurte de plein fouet aux caractéristiques les plus fondamentales de l’ère impérialiste, marquée par la confrontation militaire entre les puissances pour dominer les marchés et par les tendances oligopolistiques et monopolistiques profondes du système. Aujourd’hui, ces caractéristiques se sont exacerbées de même que l’impressionnante accumulation de capital fictif dans l’économie mondiale avec les « bulles » qui lui sont liées et qui rendent la transparence du système des prix encore plus utopique. Les arguments de Mises et de Hayek ont ainsi pu être contredits à partir de plusieurs arguments. Nous nous intéresserons ici à ceux qui expliquent les changements les plus récents.

Dans son article classique de 1945 intitulé « L’utilisation de la connaissance dans la société », Hayek affirme qu’il faut « considérer le système des prix comme un mécanisme de communication de l’information si nous voulons comprendre sa fonction réelle - fonction qu’il assure évidemment de moins en moins parfaitement au fur et à mesure que les prix deviennent de plus en plus rigides. » Paul Cockshott et Maxi Nieto insistent sur cette définition du système de prix comme « mécanisme de communication de l’information », c’est-à-dire sur le fait que les prix ne sont pas une information en soi mais un moyen de la transmettre. Ainsi, si le système de prix est un système de communication, il est clair qu’il peut être remplacé par un autre. La seule limitation pour y parvenir serait de nature technique, liée à la capacité de traitement des données nécessaires pour le volume d’informations dans une économie en temps réel. La conclusion des auteurs est claire sur ce point : les exigences de calcul pour une véritable planification socialiste à grande échelle sont déjà données par le développement actuel de la technologie [29]. Dans le même ordre d’idées, Daniel Saros affirme quant à lui que les arguments de l’école autrichienne concernant le calcul socialiste ont été dépassés par le développement de la technologie informatique moderne [30].

Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’URSS a tenté à plusieurs reprises d’utiliser les technologies de l’information avancées pour la planification, mais aucune d’entre elles n’a été mise en œuvre. L’un des déploiements les plus connus dans ce sens a eu pour cadre le Chili du gouvernement de Salvador Allende, avec le système Cybersyn géré par le cybernéticien britannique Stafford Beer, dont l’objectif était de coordonner de manière centralisée les industries du secteur public de l’économie. Aujourd’hui, nous sommes à des années-lumière des technologies sur lesquelles reposaient ces expériences. À l’heure du Big Data, la technologie de planification de la production et des flux de produits existe déjà grâce aux logiciels de gestion des codes-barres et des stocks. Pour saisir le contraste, il suffit de songer au fait que le grand projet de Viktor Gluschkov dans les années 1960 en URSS consistait à numériser les communications téléphoniques afin de faire remonter davantage d’informations à des fins de planification. Aujourd’hui, les technologies de l’information et la puissance de calcul, ainsi que les développements de l’intelligence artificielle, ouvrent un champ entièrement nouveau pour la planification socialiste par rapport au XX° siècle.

Il s’agit là de technologies qui sont déjà utilisées à grande échelle par les grandes entreprises capitalistes pour la planification intra-firme, qui coexiste avec l’anarchie capitaliste au niveau mondial en raison de la concurrence pour maximiser les profits. Comme le souligne Nieto, « toutes ces possibilités peuvent déjà être aperçues dans le fonctionnement de certaines des entreprises les plus importantes d’aujourd’hui dans l’application des nouvelles technologies de l’information, telles que Walmart. Ce géant de la distribution fonctionne comme un système en réseau qui relie en temps réel le hub aux magasins, aux entrepôts et aux fournisseurs, le tout grâce à une communication par satellite utilisant l’identification par radiofréquence (RFID) qui permet de suivre l’emplacement exact de tout produit tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Amazon, leader de la logistique intelligente, est un cas similaire. Il met une myriade de produits à la disposition des consommateurs en modifiant les stocks et en adressant des demandes d’approvisionnement aux fournisseurs en fonction des ventes en temps réel. En outre, Amazon suit les emplacements, les itinéraires et les entrepôts à l’aide d’algorithmes. Ces entreprises, et bien d’autres tout aussi avancées dans d’autres domaines, préfigurent le type de fonctionnement d’une économie socialiste planifiée orientée vers la satisfaction des préférences des consommateurs » [31].

L’un des autres problèmes majeurs dont les coordonnées sont en cours de redéfinition repose sur, d’une part, la contradiction entre les éléments de centralisation de la planification - censée prendre en compte l’ensemble de l’économie - et, de l’autre, la définition démocratique du plan et le caractère décentralisé des préférences individuelles. Selon Hayek, étant donné que les valeurs des facteurs de production dépendent non seulement de la valeur des biens de consommation, mais aussi des conditions d’approvisionnement des différents facteurs de production, seul un esprit connaissant simultanément l’ensemble de ces éléments et les réponses qui en découlent nécessairement serait en capacité de diriger la planification de l’économie. Historiquement, l’évolution de l’URSS a montré que la planification était une réalité, quand bien même il s’agissait d’une planification placée sous la férule d’une bureaucratie totalitaire qui n’a cessé de saper le plan et d’en corseter les coordonnées. Un pays arriéré, semi-féodal, dévasté par une guerre civile sanglante, deux guerres mondiales et une vaste contre-révolution bureaucratique, a réussi, grâce à l’expropriation des moyens de production de la bourgeoisie et à la planification (indépendamment de sa dimension bureaucratique), à devenir la deuxième puissance économique de la planète. Elle a même disputé le leadership technologique dans les domaines militaire et aérospatial. Malgré Hayek et la bureaucratie stalinienne elle-même, la viabilité de la planification a bel et bien été démontrée.

Ainsi, la planification centralisée avec des méthodes bureaucratiques permet de concentrer les ressources sur des objectifs globaux définis comme prioritaires comme l’illustre la course à l’armement et à la conquête de l’espace en URSS [32]. Cependant, si l’on passe au domaine de la diversification de l’économie ou des biens de consommation, les objectifs de production peuvent se multiplier de manière exponentielle, rendant la planification beaucoup plus articulée, détaillée et complexe. Le volume d’informations nécessaires augmente avec la diversification de l’économie. C’est en ce sens que Trotsky souligne en 1932 dans « L’économie soviétique en danger » que « s’il existait un cerveau universel, décrit par la fantaisie intellectuelle de Laplace, un cerveau enregistrant en même temps tous les processus de la nature et de la société, mesurant la dynamique de leurs mouvements, prévoyant le résultat de leur action, un tel cerveau pourrait évidemment construire, a priori, un plan économique définitif et sans aucune faute, en commençant par calculer les hectares de fourrage et en finissant par les boutons de gilets. En vérité, la bureaucratie se figure souvent que c’est elle, principalement qui a un tel cerveau, c’est pourquoi elle se libère si facilement du contrôle du marché et de la démocratie soviétique [33] ».

Dans cette optique, Trotsky aborde dans les années 1930 les questions suivantes : quels sont les organes qui doivent élaborer et mettre en œuvre le plan, quelles sont les méthodes pour le contrôler et le réglementer, et quelles sont les conditions de son succès ? Il est important de noter que Trotsky ne se référait pas à une société socialiste, mais, comme nous l’avons dit précédemment, à un régime préparatoire ou transitoire du capitalisme au socialisme. Pour répondre à ces questions, il analyse trois systèmes : 1) le système des commissions centrales et locales de planification ; 2) le système de régulation du marché ; 3) le système de régulation par les masses à travers la démocratie soviétique. Le premier exprime l’élément de centralisation. Les projets élaborés par ces commissions devaient prouver leur efficacité économique par le calcul commercial, car c’est par le second système que les acteurs multiples de l’économie, tant étatiques que privés, collectifs ou individuels, faisaient peser leurs besoins et leur force relative par la pression directe de l’offre et de la demande. Tant que le stade transitoire n’était pas dépassé, le contrôle économique était inconcevable sans la prise en compte des rapports de marché qui ne pouvaient pas ne pas réémerger. Parallèlement, la démocratie soviétiste – liquidée par la bureaucratie – était le seul système à même de contrôler les deux précédents.

Ayant éliminé tous les mécanismes de contrôle, la planification bureaucratique a augmenté de façon exponentielle l’un des problèmes fondamentaux de toute planification, à savoir la disproportion entre les différentes branches de l’économie. Toujours dans « L’économie soviétique en danger », Trotsky souligne que c’est une chose que de produire un million de paires de chaussures au lieu de deux millions, et c’en est une autre que de ne construire que la moitié d’une usine de chaussures. « Les lois de la période transitoire, poursuit-il, se distinguent foncièrement des lois du capitalisme. Mais elles ne s’en distinguent pas moins des lois futures du socialisme, c’est-à-dire, de l’économie harmonique, s’accroissant sur un équilibre dynamique nivelé et assuré. Les possibilités de production de la centralisation socialiste, de la concentration, de la direction unique sont incommensurables. Mais par une fausse application, notamment par un abus bureaucratique, elles peuvent se muer en leur contraire [34] ». Pour Trotsky, la clé de voûte de cette question est que la priorité absolue dans les objectifs de la planification doit être l’amélioration des conditions de vie des travailleurs et de leurs familles. Garantir une bonne alimentation, des vêtements, un logement et tout ce qui contribue au bien-être des travailleurs est l’essence même de la réussite du plan ou, plutôt, la condition même de toute planification de l’économie dans la perspective d’une transition vers le socialisme.

Or, ces trois niveaux évoqués par Trotsky (élaboration du plan, contrôle par le marché, contrôle démocratique des conseils) peuvent aussi être pensés en termes nouveaux dans les conditions actuelles. En premier lieu, l’élaboration du plan lui-même. Le caractère nécessairement global du plan marque une tension entre le plan centralisé et sa construction par en bas. Cependant, les ressources informatiques et la capacité de gestion de l’information en temps réel qui existent aujourd’hui rendraient beaucoup plus facile l’élaboration de plusieurs plans alternatifs à partir de conseils démocratiquement élus, avec la participation des syndicats, des mouvements sociaux, des centres universitaires, des organisations de défense de l’environnement, etc. Les plans macroéconomiques globaux devraient décrire différentes structures alternatives futures de l’économie ainsi que des choix sur des questions telles que le taux d’accumulation, la taille des différents secteurs (éducation, santé, etc.), les considérations environnementales, la durée du temps de travail, la répartition de la main-d’œuvre et les ressources par secteur, etc. Les différents plans pourraient être mis à la disposition de tous et servir de base à un large débat et à une vulgarisation de leurs points fondamentaux. Le choix entre les plans proposés pourrait être débattu publiquement dans les conseils, dans les médias et soumis à des processus référendaires.

En soi, ce type d’approche de la prise de décision économique s’inscrirait en faux avec la façon dont les décisions sont prises dans n’importe quel pays capitaliste, aussi démocratique soit-il. Non seulement parce que la plupart des décisions fondamentales (investissement, répartition du travail, accumulation, etc.) sous le capitalisme sont prises de manière fragmentaire, incohérente et anarchique, sans prendre en considération les besoins sociaux et les proportions globales entre les différentes branches de l’économie, mais également de façon despotique, puisque toutes ces décisions sont prises par les seuls propriétaires des moyens de production. Même dans les démocraties bourgeoises, le secteur de l’économie lié à l’Etat – qui comprend, par exemple, des questions globales comme la question de la dette publique – dont la projection est généralement exprimée sous forme de budgets annuels, se discute au sein des parlements - si ce n’est directement par les pouvoirs exécutifs – sans que la population n’ait réellement voix au chapitre. Cette dernière n’est appelée qu’à voter tous les 2 ou 4 ans, ne pouvant remettre en cause ces décisions qu’après coup, lors de l’élection suivante, lorsque les conséquences pour l’économie et la société se sont déjà manifestées. La possibilité d’une discussion globale sur la destination des ressources économiques par le biais d’un plan décidé démocratiquement constitue en soi un pas de géant du point de vue démocratique par rapport à n’importe quel régime politique capitaliste.

Cette approche démocratique est également fondamentale pour faire face à la dislocation que le capitalisme a provoquée dans le rapport entre société et environnement et qui rend d’autant plus urgent le dépassement du mode de production actuel. Au sein de ce que l’on peut appeler l’écosocialisme, il existe deux grandes tendances. D’une part, ceux qui s’orientent vers la décroissance et proposent une réduction drastique et planifiée de la production sociale afin de réduire la pression sur les ressources de la planète. De l’autre, on retrouve les écomodernistes qui cherchent la réponse à ce problème dans l’accélération du développement technologique. C’est ce que développe par exemple Aaron Bastani à travers l’idée d’un « communisme du luxe entièrement automatisé » et qui fait du développement technologique lui-même un fétiche capable de résoudre un large éventail de questions critiques, y compris la réponse à la crise écologique. Comme le souligne Esteban Mercatante dans « Ecologie et communisme » [35], la technologie, qui n’est jamais neutre mais toujours déterminée par les rapports sociaux dans lesquels elle s’inscrit, ne peut résoudre à elle seule les bouleversements que toute planification socialiste héritera du capitalisme. En même temps, imposer d’avance que le communisme devrait être décroissant finit par couper les alternatives qu’une société basée sur la socialisation des moyens de production pourrait envisager pour rendre le bien-être de la société dans son ensemble compatible avec un métabolisme socio-naturel équilibré. À cet égard, Mercatante reprend certains points soulevés par Troy Vettese et Drew Pendergrass dans Half-Earth Socialism, qui cherchent à s’éloigner des oppositions binaires entre décroissance et éco-modernisme. Les deux auteurs soutiennent ainsi que si l’objectif du socialisme est de permettre à l’humanité de se réguler consciemment et de réguler ses échanges avec la nature, la meilleure façon d’atteindre cet objectif serait de choisir entre des plans alternatifs qui représenteraient différentes visions de la façon dont la capacité de production de la société pourrait être déployée. Ils montrent même comment des développements plus récents, tels que les modèles d’évaluation intégrée utilisés par les climatologues, pourraient enrichir les mécanismes de planification [36]. La planification sur une base socialiste peut tracer différentes voies vers un équilibre avec le métabolisme socio-naturel. L’élaboration et la discussion démocratiques de plans économiques alternatifs, avec les nouvelles possibilités qui existent à cet effet, pourraient également jouer un rôle important à cet égard.

Dans le même temps, les nouvelles technologies permettraient également d’amplifier, ce qui était encore impossible au XX° siècle, l’autre pôle de la planification : la création du plan à partir de la base. C’est-à-dire l’influence non seulement sur le choix entre des plans globaux alternatifs, mais aussi sur l’élaboration des informations nécessaires à l’élaboration des plans et faire ainsi s’impliquer à une plus large échelle encore les individus à l’élaboration d’un projet global. Comme le souligne Daniel Saros, les technologies de l’information permettent aujourd’hui de communiquer des échelles d’évaluation individuelle de manière beaucoup plus efficace et réflexive que le mécanisme du marché qui, rappelons-le, laisse insatisfaits tous les besoins que les grandes majorités ne peuvent pas couvrir par de l’argent. Saros propose un mécanisme de classement des préférences qui pourrait être formulé à travers des « profils de besoins » qui permettrait aux consommateurs eux-mêmes d’établir quels produits (génériques et spécifiques) sont les plus demandés en leur attribuant une échelle de classement [37]. Cela représenterait une sorte de demande anticipée de produits par le biais de plate-formes électroniques similaires à celles utilisées par les grandes chaines de commerce en ligne. Au-delà des termes concrets de son approche - discutable à bien des égards et élaborée à un niveau de détail que nous ne pouvons pas aborder ici - ce type de conceptualisation permet de réfléchir aux possibilités d’intervention directe des travailleurs et des consommateurs dans l’élaboration même d’un projet de plan. Saros pense y compris ce même schéma comme ajusté presque en temps réel. L’idée est que, en indiquant ses préférences et ses besoins individuels, chaque travailleur et consommateur contribuerait partiellement à la planification globale sur la base d’un certain niveau de planification individuelle, assez semblable d’ailleurs à ce que font de nombreux foyers aujourd’hui.

Des questions comme celles que nous avons évoquées permettraient, avec l’appui des nouvelles technologies, de s’éloigner de l’idée bureaucratique de « l’esprit universel » critiquée par Trotsky. Et, en même temps, de coordonner d’innombrables processus macroéconomiques avec les niveaux microéconomiques grâce à un flux constant d’informations bien supérieur à celui de n’importe quel marché. Comme le souligne Morozov, il n’est plus nécessaire de comprimer un grand nombre de faits hétérogènes dans le carcan des prix, lorsque les puces électroniques peuvent communiquer ces faits directement [38]. Bien sûr, tout cela implique que les moyens de créer des modes alternatifs de coordination sociale, ce que l’on appelle « les boucles de rétroaction », soient socialisés et retirés du contrôle des géants de la technologie qui les monopolisent aujourd’hui. Ainsi, la planification dans une économie de transition pourrait devancer le système de régulation du marché en projetant son efficacité par le calcul commercial, en mettant en action par avance les acteurs collectifs et individuels, étatiques et privés de l’économie et en prévoyant de manière plausible l’offre et la demande. Au niveau des différentes branches de l’économie, cela pourrait également servir d’outil contre les disproportions. Elle pourrait agir efficacement sur les problèmes de qualité déjà critiqués par Trotsky, ainsi qu’augmenter la durabilité des produits contre l’obsolescence programmée, irrationnelle et tellement coûteuse en termes écologiques. Ces problèmes sont un obstacle insurmontable à la bureaucratie, car la qualité suppose la démocratie pour les producteurs et les consommateurs, ainsi que la liberté de critique et d’initiative.

Bien entendu, tous ces schémas ont actuellement une valeur approximative dans la stimulation de l’imagination politique. Certains des auteurs que nous citons ici ont des visions évolutionnistes de l’avancée vers le socialisme et surestiment les vertus de la technologie elle-même pour résoudre des problèmes qui sont, en dernière instance, politiques et qui dépendent de méthodes révolutionnaires. On peut également imaginer que les coordonnées historiques spécifiques poseront des scénarios différents. Enfin, la planification implique des questions centrales telles que l’existence d’une monnaie forte - dans le cas d’une économie ou d’un ensemble d’économies en transition dans le cadre du marché mondial capitaliste - sans laquelle toute projection pourrait se retrouver anéantie par une vague inflationniste. Mais surtout, c’est dans le système de régulation de masse par la démocratie des conseils que se définira le contrôle démocratique ou non de l’ensemble de la planification et, avec lui, la vitalité d’une économie fondée sur la propriété réellement sociale des moyens de production. D’où le lien indissoluble entre la question de la planification et celle des conseils, et entre ces deux dimensions et la perspective socialiste. L’intégration de nouvelles conditions de réflexion à chacun de ces problèmes est également liée à la lutte des idéologies aujourd’hui et à la capacité de recréer un imaginaire socialiste au XX° siècle. Son évolution sera liée, en premier lieu, à l’évolution politique de la classe ouvrière et à la possibilité de nouvelles révolutions socialistes qui restent à faire.

La lutte des idéologies et des pratiques politiques

Au fil de ces pages, nous nous sommes concentrés sur la démocratie conseilliste et la planification socialiste. Bien sûr, la lutte des idéologies aujourd’hui ne porte pas exclusivement sur ces deux questions, mais il s’agit de deux thématiques centrales pour rétablir le lien entre liberté et nécessité, qui est fondamental pour recréer le projet socialiste au XXI° siècle. L’une et l’autre, loin d’exprimer des élucubrations arbitraires sur l’avenir de l’humanité, s’enracinent dans les crises organiques du capitalisme contemporain. Ce sont d’ailleurs ces mêmes crises qui mettent en lumière la désarticulation plus ou moins généralisée de la structure hégémonique qui a soutenu le cycle néolibéral. La crise de la démocratie bourgeoise et le rétrécissement du pacte social néolibéral constituent la base potentielle pour la mise en avant de moyens alternatifs pour résoudre de vieux problèmes. Et les réponses qui sont apportées peuvent venir autant de la gauche que de la droite. Dans ce cadre, les perspectives d’un affrontement entre idéologies et, avec elles, la nécessité de déployer le projet socialiste dans ses différentes dimensions sont plus que jamais d’actualité.

Le développement d’une nouvelle idéologie - « nouvelle » non pas dans le sens d’une simple nouveauté mais comme un facteur agissant à un certain niveau de la réalité - est une condition nécessaire mais non suffisante pour déplacer les croyances cristallisées dans le sens commun. Une approche révolutionnaire, qui aspire à s’engager dans une lutte réelle contre les hégémonies, implique que la lutte des idéologies se déroule parallèlement à certaines pratiques qui lui correspondent. Lorsque les soviets sont apparus en 1905, Trotsky autant que Lénine - ce dernier en polémique avec la plupart des bolcheviks - y ont vu une nouvelle pratique politique développée par le mouvement de masse, radicalement distinct de la pratique bourgeoise de la politique, permettant d’articuler différentes revendications et formes de lutte dans de nouvelles institutions d’auto-organisation afin de créer un pouvoir alternatif. Ce type d’approche est tout à fait d’actualité pour penser la récupération de la thématique conseilliste.

Le problème réside dans la correspondance entre la démocratie conseilliste dans sa dimension idéologique et une certaine pratique de la politique. Ce lien implique la mise en place d’une forme spécifique d’intervention dans les processus de la lutte des classes, étroitement liée au développement des institutions propres à la classe ouvrière et au mouvement de masse. Cela commence au niveau de l’avant-garde et des secteurs de masse qui peuvent se mobiliser, même au niveau moléculaire, à travers des institutions d’unification et de coordination des luttes. Face à la plus grande hétérogénéité et fragmentation du monde du travail, des politiques comme celle développée par Trotsky sous le nom de « comités d’action », que nous avons traitée plus spécifiquement dans d’autres articles [39], acquièrent une importance particulière. Des institutions de ce type sont un rouage indispensable pour rendre efficaces les politiques de front unique et, par conséquent, pour le développement des conseils en tant que tels. Parallèlement, elles permettent aux révolutionnaires de renforcer leurs forces en tant qu’organisateurs des secteurs les plus avancés du mouvement ouvrier et de masse.

Il en va de même pour la question de la planification socialiste. Si, d’une part, comme la démocratie des conseils en tant que système, elle présuppose la réalisation d’un État ouvrier, d’autre part, elle a une signification plus large en tant que manifestation idéologique, qui est liée à l’idée forte du collectif. Les crises capitalistes, avec leur rôle désorganisateur des rapports de production, mettent en évidence la nécessité de la planification et de la collectivité. Face à ces crises, la perspective de la planification est liée en premier lieu à la notion de « contrôle ouvrier » de la production, qui remet en cause le contrôle capitaliste au sein des entreprises en cherchant à introduire une idée élémentaire de planification rationnelle des ressources. C’est un appel au savoir et à la créativité des travailleurs en tant que producteurs pour démasquer les mensonges des capitalistes et exposer le gaspillage et l’arbitraire de la production imposés par le capitalisme dans sa recherche du profit.

C’est ainsi que Trotsky le présente dans le Programme de transition. En tant que slogan de transition, le contrôle et la gestion par les travailleurs sont liés à la remise en cause du despotisme patronal, des privilèges et de l’arbitraire dans l’organisation capitaliste de la production et l’appropriation de ses fruits. Dans le Programme de transition, deux dimensions du contrôle et de la gestion des travailleurs coexistent. L’une est liée à des actions partielles telles que l’occupation et la gestion directe par les travailleurs d’entreprises privées qui ferment afin de les transformer en entreprises publiques. Une autre, plus large et plus directement liée à la conquête d’un État ouvrier, concerne l’expropriation des banques privées et la nationalisation du système de crédit, ainsi que l’expropriation des secteurs stratégiques de l’économie. Dans les deux cas, leur mise en œuvre représente une école de planification économique pour ouvrir la voie à de nouvelles pratiques, liées également au développement de comités d’usine et d’entreprise, et à la coordination de ceux-ci aux niveaux locaux, régionaux et nationaux.

Dans l’ensemble, l’articulation d’institutions d’auto-organisation dans la perspective des conseils, et le contrôle des travailleurs dans la perspective de la planification de l’économie, renvoient à un type de pratique politique non corporatiste qui vise à l’émergence de la classe ouvrière en tant que sujet hégémonique. Elle transcende le carcan imposé par le régime bourgeois qui limite l’existence du travailleur à celle d’un salarié qui ne peut que se battre pour le prix de la force de travail ou en tant que citoyen atomisé à qui l’on concède la possibilité de voter épisodiquement pour l’homme politique de son choix. La politique révolutionnaire présuppose donc un certain type d’intervention dans les syndicats qui, outre les luttes salariales, implique la lutte pour l’unité des différents secteurs du monde du travail que la bureaucratie divise. Il en va de même pour le terrain électoral et parlementaire, puisque la politique révolutionnaire implique une intervention étroitement liée au développement de la lutte extraparlementaire.

L’importance de cette approche tient au fait que les idéologies sont aussi des pratiques qui se conforment à une certaine conception du monde. Elles acquièrent une consistance et s’incarnent dans des secteurs de masse non pas par hasard, mais parce qu’elles expriment d’une manière ou d’une autre des besoins structurels profonds. Bien entendu, cela ne se fait pas de manière mécanique ou automatique. Pour cela, elles doivent prendre la forme d’une lutte entre idéologies capables d’influencer durablement les pratiques et de se cristalliser dans une lutte entre hégémonies alternatives. Cela implique la constitution d’institutions indépendantes, propres au mouvement de masse. C’est la « guerre de positions » que la classe ouvrière doit mener pour son autonomie face au contrôle ou à l’étatisation de ses organisations. Une « guerre de positions » de caractère préparatoire qui non seulement comporte des moments de « guerre de mouvement » mais qui acquiert sa signification définitive dans l’épreuve du passage stratégique à la « guerre de mouvement » pour la conquête du pouvoir.

Dans cette « guerre de positions », la lutte pour la construction de partis révolutionnaires sur le terrain national et international est le résultat de la lutte entre idéologies et du développement de nouvelles pratiques capables de créer une véritable alternative hégémonique. Cela se fait sur la base du déploiement de toute une série de ressources enracinées dans la classe ouvrière, dans les mouvements sociaux et démocratiques, au sein du prolétariat intellectuel. Comme le souligne Gramsci, « l’élément décisif de toute situation est la force organisée en permanence et préparée depuis longtemps, et que l’on peut faire avancer quand on juge qu’une situation est favorable (et elle est favorable dans la seule mesure où une telle force existe et où elle est pleine d’une ardeur combative) ; aussi la tâche essentielle est-elle de veiller systématiquement et patiemment à former, à développer, à rendre toujours plus homogène, compacte, consciente d’elle-même cette force » [40].

Dans une période comme la nôtre, où se conjuguent le retour de l’intensité du politique et la réouverture du terrain de la lutte entre idéologies, la réactualisation du projet socialiste et l’horizon de sa transformation en force matérielle sont de plus en plus imbriqués. Les idées que nous avançons au fil de ces pages ont le double objectif de repenser deux problèmes centraux pour la lutte entre idéologies comme la démocratie conseilliste et la planification socialiste en fonction des nouvelles circonstances historiques et, parallèlement, leur lien avec le développement de nouvelles pratiques, d’institutions propres au mouvement de masse et d’organisations révolutionnaires. Au-delà des aspects que nous abordons, très partiellement par ailleurs, il s’agit avant tout d’encourager un débat que nous croyons indispensable à la reconstruction du marxisme révolutionnaire au XXI° siècle. Nous espérons y avoir contribué.

14/01/24

[Trad. et édition de "Apuntes sobre la lucha de ideologías más allá de la Restauración burguesa" par Jo.B, MG et JBT]

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NOTES DE BAS DE PAGE

[2Voir Léon Trotsky, « Discussion sur le Programme de transition », 07/06/1938.

[3Nicola Badaloni, « Libertà individuale e uomo collettivo in Gramsci », in Ferri, Franco (comp.), Politica e storia in Gramsci, Rome, Editori Riuniti, 1977.

[4Léon Trotsky, « Thèses sur l’industrie », avril 1923.

[5Voir Emilio Albamonte et Matías Maiello, « Les limites de la restauration bourgeoise ».

[6Loin de toute nostalgie de la « Guerre froide », cet affrontement entre hégémonies subit une dégradation progressive, parallèle à la dégénérescence bureaucratique de l’URSS et aux déformations bureaucratiques qui caractérisent les nouveaux États issus des révolutions d’Après-guerre. Les processus de « révolution politique » (Berlin 1953, Hongrie 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980-81, etc.) qui avaient la capacité d’inverser cette tendance ont été mis en échec. Ce creusement hégémonique, pour ainsi dire, a facilité le détournement des soulèvements anti-bureaucratiques des années 1989-1991 vers des objectifs restaurationnistes.

[7Voir Perry Anderson, « Renewals », New Left Review, janv./fév. 2000.

[8Voir à ce sujet, Matías Maiello, De la movilización a la revolución, Buenos Aires, Ediciones IPS, 2022.

[9Voir Léon Trotsky, Le programme de transition.

[10On pourra se référer à Santiago Lupe, « Prologue », in Trotsky, Leon, La victoria era posible. Escritos sobre la revolución española [1930-1940], Buenos Aires, Ediciones IPS-CEIP León Trotsky, 2014.

[11Nous renvoyons notamment à John Womack, Labor power and strategy, Binghamton, 2003.

[12Voir Stuart Hall, The hard road to renewal. Thatcherism and the crisis of the left, Londres/New York, Verso, 2021.

[13Karl Marx et Friedrich Engels, « Prologue à l’édition allemande de 1872 du Manifeste ».

[14Hannah Arendt, « Politique et révolution », in Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 239. Pour un développement critique, voir Claudia Cinatti et Emilio Albamonte, « Más allá de la democracia liberal y el totalitarismo. Trotsky y la democracia soviética ».

[15Léon Trotsky, « Un programme d’action pour la France ».

[16Antonio Gramsci, « Le nombre et la qualité dans les régimes représentatifs », in Gramsci dans le texte, Paris, Editions sociales, 1975.

[17Vladimir Lénine, L’Etat et la révolution (1917)

[18Léon Trotsky, Terrorisme et communisme..

[19Ellen Meiksins Wood, Democracy against capitalism : renewing historical materialism, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

[20Pour un développement des débats sur le « despotisme d’usine » et la transition vers le socialisme, voir notamment Claudia Claudia, « La actualidad del análisis de Trotsky frente a las nuevas (y viejas) controversias sobre la transición al socialismo ».

[21Voir Frédéric Lordon, « Alors le (ré) communisme ! », in Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010, p. 164-172.

[22Voir Perry Anderson, Sur Gramsci, Paris, Maspero, 1977.

[23C’est sur la base de l’approche de Hilferding que les conseils de la révolution allemande de 1918-19 ont été absorbés par l’État bourgeois sous la forme d’instituions vidées de leur contenu révolutionnaire. Sur la relation entre la démocratie bourgeoise et les conseils chez Poulantzas, voir Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme. Sur l’approche d’Artous, voir Antoine Artous, Démocratie et émancipation sociale (II) et Marx, l’État, et la politique, Paris, Syllepse, 1999.

[24Voir Giovanni Sartori, Homo videns. Televisione e post-pensiero, Rome-Bari, Laterza, 1997.

[25Voir Peter Thomas, The gramscian moment. Philosophy, Hegemony and Marxism, Leyde, Brill, 2009, p.165.

[28Voir notament Nicola Badaloni, « Libertà individuale e uomo collettivo in Gramsci », art. cit.

[29Paul Cockshott et Maxi Nieto, Ciber-comunismo. Planificación económica, computadoras y democracia (2017), Madrid, Trotta, 2017.

[30Daniel Saros, Information technology and socialist construction, Londres/New York, Routledge, 2004, p. 99.

[31Paul Cockshott et Maxi Nieto, Cibercomunismo (…), op. cit., p. 36.

[32La priorité accordée à ces objectifs était directement liée au type de stratégie menée par la bureaucratie dans le contexte de la Guerre froide, de la concurrence en termes géopolitiques avec l’impérialisme étatsunien (qui était celui qui imposait ces termes), transformant la théorie du « socialisme dans un seul pays » en une théorie de la « coexistence pacifique » après la mort de Staline.

[33Léon Trotsky, « L’économie soviétique en danger ».

[34Id.

[35Voir Mercatante, Esteban, « Ecología y comunismo ».

[36Voir Troy Vettese et Drew Pendergrass, Half-Earth Socialism. A Plan to save the future from extinction, climate change and andemics. Paul Cockshott, Allin Cotrell et Jan Philipp Dapprich, dans leur livre Economic planning in an age of climate crisis, font également des contributions sur le potentiel de la planification socialiste pour éviter la catastrophe climatique vers laquelle le capitalisme nous mène. Voir également Schapiro, Martín, « La planificación económica en tiempos de cambio climático ».

[37Daniel Saros, Information Technology (…), op. cit.

[38Morozov, Evgeny, « Digital socialism ? ».

[39Voir Emilio Albamonte et Matías Maiello, Matías, « Trotsky, Gramsci et l’émergence de la classe ouvrière comme sujet hégémonique ».

[40Gramsci, Antonio, « Notes sur Machiavel ».
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