×

Débats

Les limites de la restauration bourgeoise

Nous republions ce texte de 2011, revenant sur les limites de l'offensive néo-libérale, mais aussi l'actualité de l’héritage de Léon Trotsky et les bilans des différents courants de la IVème internationale dans toute la période qui a suivi la seconde guerre mondiale.

Matías Maiello


et Emilio Albamonte

3 novembre 2023

Facebook Twitter
Audio
Les limites de la restauration bourgeoise

La place Tahir au Caire pendant les printemps arabes - 2011

La seconde phase de la crise mondiale, avec son épicentre européen, ses « guerres des devises » et ses plans de sauvetage faramineux de plus en plus impuissants à aménager une sortie de crise montrent les limites du capitalisme à garantir sa reproduction en tant que système. Parallèlement l’impérialisme américain a accentué son recul historique sans qu’une puissance capable de le remplacer n’ait surgi. C’est dans ce cadre qu’il doit faire face aux tensions géopolitiques de plus en plus importantes provoquées par la crise.

Sur le terrain de la lutte des classes nous ne commençons à voir que les premières conséquences de la crise mondiale. Après la Grèce la classe ouvrière a puissamment fait irruption en France sur le devant de la scène dans le cadre d’une Europe en crise. Elle vient de faire une première démonstration de force qui, malgré le vote de la loi sur la réforme des retraites au Parlement, pose les bases d’une nouvelle étape avec des caractéristiques prérévolutionnaires en France. En même temps les tentatives de faire payer intégralement la crise aux travailleurs ouvrent des perspectives de nouveaux affrontements dans plusieurs pays d’Europe. Alors que nous écrivons cet article le processus initié par le soulèvement tunisien se répand dans tout le Nord de l’Afrique et dans d’autres pays arabes et trouve aujourd’hui son point le plus le plus aigu dans le processus révolutionnaire égyptien.

Ces premières batailles se développent après des années de recomposition sociale et de refonte des revendications du prolétariat. Cependant cette recomposition est combinée à un retard politique du mouvement ouvrier sans précédent. Le prolétariat est traversé par une grave crise de subjectivité qui est le fruit de l’offensive néolibérale, de la restauration capitaliste dans les états ouvriers bureaucratisés et de la démoralisation produite par l’identification du stalinisme au « socialisme réel ».

Cette contradiction entre la réactualisation des prémisses objectives pour la révolution prolétarienne et la crise de subjectivité que traverse le mouvement ouvrier est le point de départ obligé pour toute compréhension profonde des tâches actuelles des révolutionnaires. L’actualité du marxisme réside dans la persistance des conditions qui lui ont donné naissance et, dans le cas du marxisme classique du XXe siècle, par la continuité des conditions de l’époque impérialiste de déclin du capitalisme. L’héritage de Trotsky en tant que fondateur de l’Opposition de Gauche et de la IVème Internationale doit être entendu comme point de départ fondamental afin de comprendre la contradiction que nous vivons, entre les conditions objectives et subjectives, afin de clarifier les causes et les conséquences de cette contradiction et réfléchir aux tâches des révolutionnaires dans une situation historique où, au fur et à mesure que la crise s’aggrave, de nouvelles conditions pour avancer vers la reconstruction du marxisme révolutionnaire se font jour, toutes liées au développement des grands événements de la lutte des classes.

PREMIÈRE PARTIE : L’ÉTAPE DE LA « RESTAURATION BOURGEOISE »

Le XXème siècle a donné naissance à l’époque impérialiste avec une première période traversée par deux guerres mondiales, la victoire de la Révolution russe, la crise des années 1930 et la montée du fascisme ; une seconde marquée par l’ordre de Yalta auquel nous nous référerons plus en avant ; 1989 étant la date emblématique d’une troisième période d’une époque de crises, guerres et révolutions dont nous pourrions synthétiser les principales caractéristiques par deux mots, « restauration bourgeoise ». Aujourd’hui la crise mondiale et ses profondes conséquences historiques nous placent face à une quatrième période marquée par la réactualisation des conditions classiques de l’époque impérialiste. Mais l’histoire ne se répète jamais. La compréhension des contradictions accumulées au cours de la période de « restauration bourgeoise » constitue un nouveau point de départ afin d’analyser les caractéristiques du théâtre des opérations et des batailles de classe qui seront à livrer au cours des prochaines années.

Restauration absolutiste et « restauration bourgeoise », une comparaison

Ce n’est pas un hasard si dans les rangs bolcheviks, vers 1926, on avait cherché des références dans le processus de la révolution bourgeoise française de 1789 pour expliquer le phénomène de la bureaucratisation du premier État ouvrier de l’histoire. La Révolution française avait connu différentes étapes qui permettaient de jeter un jour nouveau sur le processus en URSS. Si la discussion sur le « jacobinisme » animée par Lénine avait rempli des pages de polémiques au début du XXe siècle au cours de la montée du stalinisme le débat sur « thermidor » était au centre des discussions.

L’analogie faisait référence au coup d’État de 1794 et à l’instauration de la Constitution de 1795. Dans les polémiques de 1926 on identifiait le « thermidor » à la contre-révolution elle-même. C’est la raison pour laquelle Trotsky va polémiquer contre cette comparaison avec le groupe « centralisme démocratique ». Toutefois, neuf ans plus tard, il va revenir sur le débat pour spécifier que le « thermidor » dans la Révolution française n’avait pas représenté la contre-révolution, mais, plus précisément, « la réaction sur les bases de la révolution ». Dans ces termes, il va reprendre et faire sienne l’analogie historique.

On pourrait prolonger cette analogie en s’intéressant à la restauration bourbonienne de 1814-1815, qui donna lieu à l’implantation d’un néo-absolutisme et à la formation de la Sainte-Alliance. On pourrait alors qualifier de « restauration bourgeoise » la contre-offensive que l’impérialisme a entamé sur toute la planète après la poussée révolutionnaire du cycle 1968-1981, à laquelle il a mis un terme à la fois en imposant des défaites à ces processus révolutionnaires et en les déviant.

Cette percée réactionnaire qui a porté le nom de « néo-libéralisme » s’est exprimée dans un premier temps dans les pays impérialistes à partir de l’arrivée de Reagan au pouvoir aux États-Unis et de Thatcher en Grande Bretagne, à travers la mise en œuvre de toute une série de « contre-réformes » économiques, sociales et politiques ayant pour objectif de détruire les acquis arrachés par le mouvement ouvrier pendant les années du « boom » d’après-guerre (sécurité sociale, services publics, conditions de vie et de travail), et ce au nom du marché, afin de garantir les profits capitalistes. Ceci a ensuite été étendu aux pays semi-coloniaux à travers le « Consensus de Washington », son expression dans les États ouvriers bureaucratisés ayant été la restauration du capitalisme avec, comme nous le verrons, des conséquences différentes en URSS et en Chine.

Le processus d’ensemble a constitué une véritable « contre-révolution - restauration » qui a modifié le rapport entre les classes en renforçant l’impérialisme. Ce processus a pu être mené à bien par des méthodes essentiellement pacifiques sur la base de l’extension de la démocratie libérale à de vastes zones du monde. L’extension de ces démocraties a coïncidé avec leur transformation par rapport à celles qu’avaient connu les pays impérialistes à d’autres moments du XXe siècle et qui se basaient sur le pillage des colonies et des semi-colonies. Ces démocraties ont été d’emblée dégradées, avec comme base fondamentale les classes moyennes urbaines et certains secteurs privilégiés de la classe ouvrière (notamment dans les pays centraux) qui ont vu leur accès à la consommation s’améliorer. La « désidéologisation » du discours politique, combinant l’exaltation de l’individu et de sa réalisation dans la consommation ont été les bases de ce « nouvel accord », beaucoup plus élitiste que celui de l’après-guerre. Il est allé de pair avec l’augmentation de l’exploitation et de la dégradation sociale de larges couches de la classe ouvrière, accompagné de forts taux de chômage et de la prolifération exponentielle de la pauvreté et des « slums » (bidonvilles) qui se sont multipliés à travers le monde en faisant du clientélisme la marque politique fondamentale du néo-libéralisme en direction de ces secteurs.

Ce « nouvel ordre » a été imposé sur la base de la défaite de la montée ouvrière des années précédentes et, dans un certain nombre de cas, directement au travers de dictatures. C’est ce que nous avons appelé des « démocraties post-contre-révolutionnaires » [1]. Mais la base principale demeure une atomisation sans précédent du prolétariat. A la division traditionnelle imposée par le capital entre la classe ouvrière des pays impérialistes et celles des semi-colonies et des colonies, sont venues se surajouter de nouvelles divisions avec la prolifération de chômeurs permanents et l’apparition de travailleurs « de seconde zone » (CDD, intérimaires, travailleurs sans contrat légal, « sans-papiers », travailleurs exclus des conventions collectives, etc.) qui forment presque la moitié du prolétariat mondial [2] ce qui contraste avec le secteur de la classe ouvrière « déclaré », syndicalisé, avec des salaires et des conditions de travail nettement supérieurs à la moyenne.

La restauration dans la restauration

La restauration capitaliste à proprement parler dans les États ouvriers bureaucratisés a été au centre de la configuration de ce schéma. Avec l’offensive néolibérale contre les acquis obtenus par la classe ouvrière pendant le « boom » d’après-guerre, le gouvernement de Reagan va redoubler d’effort dans la confrontation avec l’URSS dans le cadre d’une nouvelle orientation suite à la défaite au Vietnam. Cette politique agressive, qui a pour axe principal la course aux armements, va accélérer le déclin économique et le processus de désorganisation de l’économie en URSS, incarnés par la Pérestroïka de Gorbatchev qui a eu des conséquences terribles pour les conditions de vie des masses.

Dans ce contexte, les mobilisations des années 1989-91 ont conduit à la chute des régimes staliniens mais avec un niveau très bas de subjectivité, fruit des défaites précédentes des processus de révolution politique [3]. Ainsi ces mobilisations ont pu être canalisées par des directions pro-capitalistes aboutissant à la restauration du capitalisme en URSS et en Europe de l’Est et à la réunification capitaliste de l’Allemagne. [4]

Les résultats obtenus par l’impérialisme ont dépassé largement les objectifs initiaux. De cette manière la réaction impérialiste, initiée au début des années 1980, est devenue une contre-révolution. Cet élément marque de son empreinte l’étape de la « restauration bourgeoise » dans son ensemble. En reprenant la comparaison avec la Restauration absolutiste, on peut dire que l’empreinte spécifique de la « restauration bourgeoise » est liée au fait que la relation entre le capitalisme et le socialisme est fondamentalement différente de celle entre le féodalisme et le capitalisme. Le socialisme n’a en effet aucune forme déterminée d’existence historique en tant que mode de production en dehors de la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière. Les relations capitalistes peuvent se reproduire pour ainsi dire « automatiquement », y compris sous la domination politique de l’aristocratie, et ce jusqu’à l’explosion des crises qui lui sont inhérentes.

Trotsky remarquait cet élément dans sa comparaison avec le « thermidor » bourgeois lorsqu’il soulignait combien « le renversement de Napoléon n’est assurément pas passé sans laisser de traces sur les rapports entre les classes ; mais au fond la pyramide sociale de la France conserva son caractère bourgeois. L’effondrement inévitable du bonapartisme Staliniste met maintenant même un point d’interrogation sur le maintien du caractère d’État ouvrier de l’URSS. L’économie socialiste ne peut s’édifier sans pouvoir socialiste. Le sort de l’U.R.S.S., en tant qu’État socialiste, dépend du régime politique, qui viendra remplacer le bonapartisme staliniste » [5].

En ce même sens, pour en revenir à la restauration bourbonienne, bien que celle-ci ait rapidement reconfiguré la carte de l’Europe et réinstallé des versions renouvelées de l’absolutisme, sur le terrain économico-social, elle a été incapable de restaurer le féodalisme. Les rapports capitalistes ont continué à se développer sous les nouveaux régimes, le « retour au passé » n’a été qu’une illusion. Contrairement à la restauration bourbonienne donc, « la restauration capitaliste » a impliqué non seulement la chute de la bureaucratie en tant que dictature « sur le prolétariat » mais également la destruction des acquis qui restaient encore de la révolution dans les États ouvriers bureaucratisés (secteurs de l’économie soustraits aux lois du capital, nouvelles relations de propriété sur les moyens de production). C’est ce qu’ont montré l’évolution plus « ordonnée » vers le capitalisme de la bureaucratie du PC chinois, l’application dans la plupart des cas de plans d’ajustement du FMI, le recul des droits sociaux ainsi que la régression sociale exprimée, dans le cas de l’ex-URSS, par la chute abrupte de l’espérance de vie de la population.

Les conséquences de la restauration : plus de Trotsky et moins de Smith

Un élément fondamental pour comprendre la restauration est l’évolution différente de la restauration capitaliste en Occident et en Russie par rapport à la restauration en Orient, notamment en Chine. La restauration a signifié pour la Russie, qui était la seconde puissance mondiale, le démantèlement de son importante industrie et de sa transformation en un pays hautement dépendant de l’exportation de gaz et pétrole. Pour la Chine où au début des réformes de Deng Xiaoping en 1979 80% de la population était rurale, cela a signifié un développement industriel sans précédent qui fait d’elle aujourd’hui la seconde économie du monde en termes de PIB.

Cette croissance vertigineuse a amené par exemple Giovanni Arrighi à soutenir que l’évolution actuelle de la Chine rendrait « plus probable que jamais deux siècles et demi après la publication de La richesse des nations [d‘Adam Smith] la matérialisation de la prévision de Smith d’une société de marché à l’échelle mondiale basée sur une plus grande égalité entre les civilisations du monde » [6]. Toutefois si nous comparons la Chine avec ses pays voisins comme le Japon, la Corée du Sud et Taiwan la réalité semble bien différente. Comme l’indique Perry Anderson [7], bien que l’extension du cycle de grande croissance en Chine ait dépassé en dix années celui de ses voisins à différents moments après la Deuxième Guerre Mondial, la dépendance de la Chine vis-à-vis de l’exportation depuis les années 1990 a été nettement supérieure ; la part de la consommation du PIB est beaucoup plus réduite ; la dépendance vis-à-vis du capital étranger est plus grande ; l’écart des revenus et des investissements entre la ville et la campagne est très importante ; le poids du secteur étatique encore plus [8]. Un autre élément qu’Anderson oublie c’est que la Chine, même si elle possède la multinationale pétrolière Sinopec, la banque Industrielle et Commerciale Bank of China ou bien l’entreprise étatique d’énergie State Grid qui se trouvent parmi les plus grandes entreprises au monde, ne possède aucune multinationale de la taille de Toyota, Honda ou Hitachi, présentes par dizaines au Japon , ni même des dimensions de Samsung ou Hyundai en Corée du Sud ou de la Hon Hai Précision Industry de Taiwan.

Ce qui est certain c’est que la réalité de la Chine est loin de confirmer les thèses d’Arrighi. Le PIB par habitants de la Chine dépasse à peine celui du Congo et de l’Angola, avec 135 millions d’habitants qui vivent avec moins d’un dollar par jour et 400 millions qui le font avec moins de deux dollars par jour. Parallèlement la destruction de l’environnement et le gaspillage d’énergie, si l’on tient compte des standards internationaux, avancent vertigineusement. Dans le même temps, la « commodification » de la production manufacturière se maintient du fait des pressions exercées du « modèle exportateur » ainsi que du retard technologique par rapport aux puissances impérialistes et de la domination persistante des entreprises impérialistes sur le marché chinois concernant les produits technologiques [9].

Ce n’est pas l’hypothèse d’Adam Smith sur la plus grande égalité entre les nations qui nous permet d’expliquer tout ceci, mais plutôt les catégories mobilisées par Trotsky. En nous appuyant sur celles-ci, nous pouvons affirmer qu’il y a un énorme processus de développement inégal et combiné en Chine où les contradictions entre la campagne et la ville s’accentuent. La Chine comprend 23% de la population mondiale et ne dispose que de 6% de la terre cultivable de la planète ; elle possède, d’une part, des villes comprenant des millions d’habitants et de bâtiments modernes, avec de grandes concentrations ouvrières où l’on travaille sans limite établie (jusqu’à 16 ou à 18h et dans certains cas davantage), et, d’autre part, une campagne livrée à elle-même depuis des années avec une productivité très basse, avec des infrastructures limitées et des services sociaux inexistants, et où une grande partie la population survit grâce à l’argent envoyé par leurs enfants, depuis les villes. [10]

C’est dans ce contexte que s’est produite en mars et mai 2002 la plus grande mobilisation ouvrière en Chine après les évènements de la Place Tienanmen. Dans trois villes du Dongbei (Liaoyang, Daqing et Fushun), des dizaines de milliers d’ouvriers avec des arriérés de salaires, des retraités et des chômeurs de la métallurgie, de l’industrie minière et des hauts fourneaux sont sortis dans les rues et ont organisé des manifestations et des mobilisations pendant plusieurs semaines [11]. La nouveauté est que, pendant les dernières années, dans un contexte où les syndicats indépendants et le droit de grève continuent à être interdits, la nouvelle classe ouvrière chinoise a commencé à se mobiliser de plus en plus dans des luttes salariales et revendicatives, contre le non-paiement des salaires et pour les droits démocratiques dans la mesure où dans de nombreux cas ceux qui émigrent depuis la campagne sont considérés illégaux dans les villes [12]. Il s’agit d’une nouvelle classe ouvrière qui compte entre 100 et 200 millions de travailleurs qui ont migré des campagnes vers les villes au cours des deux dernières décennies.

A la mi-2010, on a assisté à une vague de luttes qui ont eu comme emblème la lutte des ouvriers de Honda dans la province de Guangdong. Après que ceux-ci aient maintenu l’usine à l’arrêt pendant deux semaines la vague de luttes s’est répandue dans d’autres régions, comme on a pu le voir par exemple avec les affrontements des travailleurs de KOK Machinery avec la police dans la banlieue de Shanghai. Comme le remarque Richard Walker dans sa critique d’Arrighi les réserves de ce dernier pour rendre compte du développement vertigineux d’une telle classe ouvrière (terminologie qui n’est utilisée qu’au chapitre XII de son ouvrage) et du surgissement d’une classe proprement capitaliste (Arrighi restant trop centré sur les mécanismes « d’accumulation par dépossession » [13]) sont d’importants obstacles pour une analyse qui prétend rendre compte de la Chine. [14]

En partant donc de la théorie du développement inégal et combiné de Trotsky nous pouvons affirmer que le processus de restauration a signifié, sur la base de l’unité nationale conquise par la révolution de 1949, un développement industriel sans précédent, motorisé essentiellement par l’importante pénétration du capital financier international, directement ou par le biais de l’État, qui, en même temps, a exponentiellement développé les rangs de la classe ouvrière (aujourd’hui 400 millions de travailleurs urbains) et cela sans donner lieu au surgissement analogue d’une bourgeoisie de cette ampleur. La Chine a donc connu un développement où le capital financier et l’État ont eu un rôle prépondérant, avec pour résultat un prolétariat très fort (le plus nombreux de la planète dans un seul pays) et une bourgeoisie comparativement plus faible.

En paraphrasant Arrighi, plutôt que de confirmer la prévision de Smith dans La richesse des nations, nous devrions dire que l’évolution actuelle de la Chine rend aujourd’hui beaucoup plus probable la prévision de Trotsky faite dans son livre La Révolution Permanente, il y a déjà plus de soixante-dix ans, concernant le prolétariat chinois et son potentiel révolutionnaire en tant que classe hégémonique de l’ensemble des classes populaires et des secteurs opprimés de la société.

La restauration bourgeoise comme étape de l’époque impérialiste

Dans son ensemble la crise capitaliste actuelle se produit malgré toute une série de transformations enregistrées depuis les années 1980 en faveur du capital. On songera à la restauration capitaliste dans les ex-États ouvriers bureaucratisés en Russie, Europe de l’Est et en Asie qui a signifié la reconquête de nouveaux espaces pour la valorisation du capital ; à la libéralisation extrême du système financier (après l’élimination des barrières entre les banques d’investissements, commerciales et d’assurance) ; à la nouvelle division mondiale du travail qui a intégré à la production manufacturière internationale des pays de la périphérie capitaliste se servant de l’exploitation intensive de la force de travail ; aux avancés dans l’intégration d’un marché du travail mondial qui a augmenté la concurrence entre les travailleurs et a été la base pour augmenter la plus-value absolue extraite par le capital ; mais aussi au développement de niches d’accumulation (comme les NTIC, ce que l’on a appelé la « nouvelle économie », et la bulle immobilière qui a éclaté en 2008) ; mais aussi au cas spécifique de la Chine. Tout ceci permis de maintenir un taux de profit allant de pair cependant avec une faible accumulation de capital au cours des dernières décennies.

L’un des interprètes de cette étape en tant que restauration a été David Harvey dont nous avons critiqué la vision dans d’autres articles [15]. Dans A Brief History of Neoliberalism, il reprend les élaborations de Gérard Duménil et Dominique Lévy qui définissent le néolibéralisme comme un projet de « restauration du pouvoir de classe ». Harvey analyse l’histoire du néolibéralisme comme une ruse politique qui vise à rétablir les conditions pour l’accumulation du capital et la restauration du pouvoir de classe » [16]. C’est à-dire que si d’une part il parle de restauration il estime de l’autre que celle-ci se limite essentiellement à une politique, à une « ruse politique ». Cet élément n’est pas un élément mineur dans sa réflexion. C’est d’ailleurs ce qui lui permet d’envisager dans Le Nouvel impérialisme la possible réversibilité du processus.

Harvey écrit dans ce livre que « les USA pourraient adoucir, sinon abandonner, leur trajectoire impérialiste, entamant une redistribution massive de la richesse à l’intérieur de leur propres frontières et une réorientation du flux de capitaux vers la production et le renouvellement d’infrastructures (…) Le minimum requis serait un nouveau « New Deal », mais ce n’est pas du tout sûr que cela marche réellement face à l’incroyable excès de capacité du système global » [17]. Par la suite il se voit obligé tout de même de préciser qu’ » il convient de se rappeler des leçons des années 1930 : le New Deal de Roosevelt n’a pas réellement résolu le problème de la grande Dépression. Il a fallu la guerre entre les principaux États capitalistes pour faire reculer les stratégies territoriales et reconduire l’économie vers une voie stable d’accumulation de capital continue et généralisée » [18].

C’est justement pour cela que le succès du « New Deal » proposé par Harvey n’est pas seulement « peu garanti » mais est tout simplement impossible dans les conditions actuelles. En effet, la Deuxième Guerre Mondiale et la destruction massive de forces productives qu’elle a provoquée n’est pas un élément parmi d’autres mais la clé pour expliquer les conditions de possibilité du boom de l’après-guerre. La reprise économique qui a commencé au début des années 1980 a signifié la dépression des salaires au niveau international et a été accompagnée de plusieurs défaites pour le mouvement des masses. En même temps les crises successives ont effectué un « nettoyage » partiel du capital excédentaire. Cependant, cette reprise n’a pas eu comme base une destruction de forces productives comparable à celle de la Deuxième Guerre Mondiale sur laquelle s’est bâti le boom d’après-guerre.

C’est pour cela, et non pas du fait d’une « ruse politique », qu’aucune des transformations que l’on mentionnait plus haut n’a pu empêcher la crise historique que nous vivons actuellement. Au contraire, ce sont ces mêmes transformations qui ont multiplié les contradictions d’un capitalisme de plus en plus incapable de maintenir les conditions de sa propre reproduction [19]. Par ailleurs, contrairement à ce que Harvey suppose, le keynésianisme d’après-guerre n’a pas signifié l’érosion du pouvoir de classe de la bourgeoisie mais a représenté une forme de régénération du pouvoir de classe dans les conditions imposées par le résultat de la Deuxième Guerre Mondiale. Ce qui est certain en revanche, c’est que la « restauration bourgeoise », avec les caractéristiques que l’on signalait, ainsi que le boom de l’après-guerre, après la destruction massive de forces productives, correspondent à deux étapes différentes d’une même époque : celle, impérialiste, de déclin du capitalisme.

Si l’on revient maintenant à la comparaison avec la Restauration bourbonienne on peut dire qu’aujourd’hui l’intervention des États, d’une magnitude inouïe, pour sauver les capitalistes, montre le caractère décadent du capitalisme. Le dynamisme dont jouissaient les rapports de production capitaliste au début du XIXe siècle sous la Restauration, malgré la forme des États, était infiniment supérieur à celui du capitalisme actuel. Vers la fin des années 1820, on pouvait dire que l’absolutisme avait réussi à garantir sa « survie » après la défaite de Napoléon, sans que cela ne signifie la régénération des conditions qui lui ont donné naissance. Aujourd’hui nous pouvons dire quelque chose de très semblable à propos du capitalisme : même si la défaite de la montée ouvrière de 1968-81 (où on a vu des révolutions dans le centre impérialiste, dans sa périphérie et dans les États ouvriers bureaucratisés) a ouvert la voie de la restauration bourgeoise, offrant une bouffée d’oxygène au capitalisme, elle a été incapable de renverser les conditions historiques du déclin du capitalisme en tant que système social.

L’époque de la révolution bourgeoise et l’époque de la révolution prolétarienne

Une autre interprétation de l’étape que nous venons d’évoquée en termes de restauration est portée par Daniel Bensaïd qui, dans La discordance des temps [20], partant de la comparaison avec la Restauration bourbonienne réalisée par Alain Badiou [21], définissait le processus comme « ‘le contraire d’une révolution’ » qui « résulte d’une asymétrie entre les forces conservatrices et les forces de transformation », expliquant : « ici se trouve le secret de ces effondrements sans geste inaugural, sans nouveauté ni promesse, où le sens se réduit à une restauration. Non à une restauration purement économique des « lois du marché ». Mais à la restauration sur toute la ligne. »

L’analogie de Bensaïd avec une « Restauration sur toute la ligne » ne respectait ni la réalité des limites de la Restauration bourbonienne, ni les limites de la comparaison historique elle-même, s’adaptant ainsi à l’ambiance idéologique dominante des années 1990. Ce qui est certain cependant c’est que la défaite de Napoléon marque la fin de la dernière révolution bourgeoise et, avec elle, la fin de l’époque des révolutions bourgeoises, dont le cycle avait compris quatre révolutions en trois siècles, celle des Pays-Bas au XVIe siècle, la Guerre civile anglaise au XVIIe siècle, la Guerre d’Indépendance américaine et la Révolution française au XVIIIe siècle [22].

La question fondamentale c’est que la fin du cycle des révolutions bourgeoises n’est pas une conséquence du défi des forces féodales mais du développement du capitalisme lui-même et, en premier lieu, du surgissement du prolétariat comme nouvel acteur indépendant à partir de 1848 [23]. De ce point de vue, il serait aussi stupide de considérer l’époque de la révolution prolétarienne terminée après deux décennies de restauration capitaliste que de considérer close l’époque des révolutions bourgeoises en 1680, parce que la Grande-Bretagne avait vécu vingt années de Restauration sous la houlette des Stuart. Bensaïd a eu tendance à oublier cet élément fondamental dans son analogie, laissant le champ libre à cette ambiguïté qui a nourri l’idéologie de la restauration. Ce n’est pas un hasard si dans les débats postérieurs au sein de la LCR, on a considéré finie « l’ère de la Révolution d’Octobre » et cherché de nouveaux sujets révolutionnaires.

Aujourd’hui cependant, les rapports d’exploitation capitaliste se sont étendus comme jamais auparavant dans l’histoire, atteignant les activités humaines les plus variées, avec une population salariée de presque 3 milliards de personnes au niveau mondial. Pour la première fois dans l’histoire les travailleurs salariés, avec les semi-prolétaires, constituent la majorité de la population mondiale, avec une démographie qui fait que, pour la première fois, la population urbaine a dépassé la population rurale. Loin de constituer un processus homogène, le capitalisme a été incapable de prolétariser l’ensemble des grandes masses qui ont afflué dans les villes en produisant simultanément d’énormes armées de chômeurs, de vastes processus de décomposition sociale et, conjointement, ce que Mike Davis a appelé « la planète des slums », en référence aux bidonvilles ou favelas où s’entassent plus d’un milliard de personnes dans le monde, soit un sixième de la population mondiale. La période que nous vivons a entraîné un vaste processus de semi-prolétarisation, de ruine des anciennes classes moyennes, d’intenses exodes ruraux et de lumpen-prolétarisation.

Durant les années 1990, avec la restauration capitaliste, la Chine, la Russie, les États de l’Europe de l’Est (et l’Inde) ont apporté 1,47 milliards de nouveaux travailleurs au marché mondial, ce qui a doublé la force de travail dont disposait le capital qui, en dehors de ces pays, disposait de 1,46 milliards de travailleurs [24]. Ces nouveaux travailleurs intégrés au marché mondial incluent non seulement les travailleurs qui existaient préalablement et qui sont entrés dans l’orbite du capitalisme mais aussi une nouvelle classe ouvrière provenant des campagnes, engendrant par exemple en Chine une armée de 100 à 200 millions de nouveaux travailleurs urbains qui ont fait leur apparition en un peu plus de deux décennies. On peut signaler un phénomène parallèle en Inde. Cependant, alors qu’en Inde une grande partie de cette nouvelle classe ouvrière se concentre dans le secteur des services (avec 14% de travailleurs dans l’industrie et 34% dans les services en 2003), en Chine c’est dans le secteur industriel qu’elle se développe (27% pour l’industrie en 2009 contre 33% dans les services).

En fait, au cours des deux dernières décennies de restauration, tandis que fleurissait l’idée d’une « fin de la classe ouvrière » on voyait se développer en « Occident » un vaste processus de « salarisation » de nouveaux secteurs, dans le cadre d’une reconfiguration de la classe ouvrière et du développement des services, mais également émerger, dans des pays comme la Chine ou l’Inde, une immense nouvelle classe ouvrière de centaines de millions de personnes, non seulement dans le secteur des services mais aussi, comme dans le cas de la Chine, avec un grand poids de l’industrie.
D’une part l’effet de l’intégration de ces 1,47 milliards de travailleurs au marché capitaliste a été une pression énorme sur le salaire et les conditions de travail, permettant une augmentation exponentielle de la plus-value absolue, fruit de la perte de pouvoir de négociation dans le cadre de la concurrence sur un marché mondial du travail beaucoup plus intégré. D’autre part, une partie importante de ces 1,47 milliards de travailleurs consiste en des centaines de millions de nouveaux travailleurs qui sont venus gonfler les files de la classe ouvrière internationale. Toute analogie doit partir du fait que, loin de considérer terminée l’époque des révolutions prolétariennes comme cela a été le cas lors de l’époque des révolutions bourgeoises avec le surgissement du prolétariat comme nouvelle classe révolutionnaire, la restauration bourgeoise a conduit à ce que le prolétariat soit aujourd’hui, en termes objectifs, plus fort que jamais dans l’histoire.

On peut distinguer, dans le cadre plus général de la période de la « restauration bourgeoise », trois sous-périodes. La première, dont nous avons signalé les caractéristiques dans les paragraphes précédents, a d’abord été marquée par le triomphalisme capitaliste qui, tout en décrétant la fin de l’histoire, proclamait également la fin du travail, des États nationaux, des grands récits et du marxisme. La deuxième période a été caractérisée par une série de crises qui n’ont pas disloqué le marché mondial (crise asiatique, défaut de paiement russe en 1998, chute de ce qui a été appelé « nouvelle économie » entre 1998 et 2001), par des guerres régionales et des agressions impérialistes qui n’ont pas ouvertement brisé l’ordre mondial (au Moyen Orient, dans le Golfe Persique, dans les Balkans et dans les pays d’Afrique), et, pour ce qui est de la lutte des classes, par le réveil politique de millions de jeunes (de Seattle jusqu’au mouvement contre la guerre en Irak) ainsi que le passage à l’action de secteurs de masses en Amérique latine, à travers des processus sociaux qui ne se sont pas transformé en révolutions.

À partir de 2002 commence une troisième sous-période marquée par un cycle de croissance de l’économie mondiale (basée entre autres sur la « bulle immobilière », sur l’expansion sans précédent des actifs financiers et sur « un nouveau boom » exportateur de la Chine qui donnera lieu à un saut dans le processus de surinvestissement), traversée par des tensions géopolitiques plus fortes sous le signe de la guerre en Irak. Le mouvement « antiglobalisation » puis anti-guerre à cette période est canalisé par des directions réformistes qui sont des variantes des directions classiques, et les processus sociaux en Amérique latine cèdent la place à une série de gouvernements « post-néolibéraux » et nationalistes [25]. Pendant ce temps la classe ouvrière avance dans le processus de recomposition objective que nous mentionnions auparavant.

Aujourd’hui, la crise mondiale ouvre une nouvelle situation où les contradictions accumulées, qui donnent son caractère historique à la crise, posent les conditions pour un changement dans le rapport de forces. Son issue reste encore indéfinie, mais souligne avec force la validité de la définition selon laquelle l’ère que nous vivons est celle de l’impérialisme. Une époque de crises, de guerres et de révolutions.

La bourgeoisie et le prolétariat après la restauration

Bien que les conditions objectives qui marquent l’époque des révolutions prolétariennes n’ont pas disparu et se retrouvent même renforcées, la propagande impérialiste a réussi à imposer non seulement l’idée de « la fin des révolutions prolétariennes », mais aussi de la fin de la « révolution sociale » en général. La forme prise par le processus restaurationniste a contribué à cet objectif. Contrairement à la défaite historique qu’a subi le prolétariat lors de la Commune de Paris de 1871, lorsque les communards ont lutté avec courage jusqu’à la mort contre l’armée française soutenue par l’armée prussienne, servant d’inspiration pour les révolutionnaires du XXe siècle bien que la défaite de la Commune ait annulé toute perspective révolutionnaire pendant plus de trente ans, pendant l’offensive néolibérale, les travailleurs ont leurs propres organisations se retourner contre eux.

Bensaïd disait que « face à l’effondrement des dictatures bureaucratiques, nous sommes menacés par la même stupeur qui a affecté Hegel lorsque Napoléon a été défait par l’Europe unie. Il savait bien, selon sa propre philosophie, que le tyran devait disparaître une fois son œuvre consommée (…) Mais ‘quand cela est arrivé’, ‘il est devenu aveugle face à la réalisation de ses propres mots’. (…) Car il avait conçu la destruction de l’ordre impérial de l’intérieur, par l’Esprit, et voilà que cela se réalisait ‘sous le poids de la médiocrité et de sa chape de plomb ». Encore une fois cependant l’analogie a ses limites. La Restauration bourgeoise n’a pas été accompagnée d’une défaite militaire de type Waterloo. Elle est effectivement venue « de l’intérieur », mais dans un sens contre-révolutionnaire. C’est-là son trait distinctif.

On devrait plutôt comparer la restauration bourgeoise sur ce point avec la banqueroute de la social-démocratie allemande après 1914. Sur ce fait, Trotsky disait que « l’histoire s’est déroulée de telle sorte qu’à l’époque de la guerre impérialiste la social-démocratie allemande s’est avérée – et l’on peut maintenant l’affirmer avec une objectivité parfaite – être le facteur le plus contrerévolutionnaire dans l’histoire mondiale. Mais la socialdémocratie allemande n’est pas un accident ; elle n’est pas tombée du ciel, elle est le produit des efforts de la classe ouvrière allemande, au cours de décodes de construction ininterrompue et d’adaptation aux conditions qui dominaient sous le régime des capitalistes et des junkers. (…) Lorsque la guerre éclata, et que vint l’heure de la plus grande éprouve historique, il se révéla que l’organisation officielle de la classe ouvrière agissait et réagissait non pas en tant qu’organisation de combat du prolétariat contre l’état bourgeois, mais comme un organe auxiliaire de l’état bourgeois, destiné à discipliner le prolétariat. La classe ouvrière, ayant à supporter, non seulement tout le poids du militarisme capitaliste, mais aussi celui de l’appareil de son propre parti, fut paralysée » [26].

Cette dialectique des conquêtes partielles du prolétariat qui se retournent contre lui a été le signe distinctif de l’époque de la restauration. Non seulement les bureaucraties des États ouvriers dégénérés ont été placées à la tête de la restauration et se sont transformées en capitalistes mais, en plus, dans bien des cas elles ont appliqué les plans du FMI. Dans les Etats capitalistes, la social-démocratie, qui à partir de l’éclatement de la Première Guerre mondiale avait démontré à de nombreuses occasions son caractère politiquement contre-révolutionnaire mais qui avait maintenu un rôle réformiste dans la sphère sociale, s’est transformée en agent direct de l’offensive du patronat en appliquant les contre-réformes néolibérales. Les Partis communistes ont suivi un parcours semblable, en faisant partie à plusieurs occasions de gouvernements « sociaux libéraux » en alliance avec les Partis socialistes.

Ce serait une grande erreur que de sous-estimer cet élément lorsque l’on fait une comparaison entre la situation de la bourgeoisie après la Restauration absolutiste et la situation du prolétariat après la « restauration bourgeoise ». Dans le premier cas il s’agit d’un affrontement entre deux classes exploiteuses. Dans le second, il s’agit d’un affrontement entre exploiteurs et exploités. Si la bourgeoisie, sous la domination de la Sainte-Alliance, a conforté ses intérêts et pu continuer l’accumulation de richesses matérielles, le prolétariat, en tant que sujet exploité, ne peut pas garantir la maturation de ses intérêts historiques à travers sa simple reproduction.

Comme le disait Lénine, « la force de la classe ouvrière réside dans son organisation. Sans organisation des masses, le prolétariat n’est rien. Organisé, il est tout » [27]. Dans ce sens il est extrêmement important pour la classe ouvrière que, dans le cadre de son recul général, les syndicats continuent d’exister comme organisations de masses, les plus larges de la classe ouvrière, et ce malgré toutes les limites imposées par la bureaucratie comme l’exclusion des sans-emplois, la non-représentation des travailleurs du secteur informel et des secteurs précaires, etc. qui font que les syndicats ne représentent qu’une minorité de la classe ouvrière. Toutefois, ceci est insuffisant. En effet, pour la classe ouvrière, l’élément essentiel de la maturation de ses intérêts est déterminé par son expérience historique accumulée et par son éducation dans la lutte des classes. Cette continuité ne peut être maintenue que par son avant-garde organisée puisque sous les conditions du capitalisme cette mémoire de l’expérience ne pourra jamais, et encore moins dans les moments de recul, être appropriée par la classe dans son ensemble.

Cette continuité s’est cassée suite à la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi cela est arrivé et comment trouver les fils historiques qui permettent de la recomposer, voilà aujourd’hui, au XXIe siècle, une des tâches fondamentales pour le marxisme révolutionnaire. Sans ce lien reconstruit il est impossible de définir le cadre stratégique de l’époque, puisque cette expérience est le seul « patrimoine » que le prolétariat a pu accumuler sous les chaînes du capitalisme et c’est la condition indispensable pour reprendre la lutte révolutionnaire sans repartir de zéro.

SECONDE PARTIE : LE LEGS DE TROTSKY ET DE LA IVe INTERNATIONALE

Dans son essai Sur le marxisme occidental Perry Anderson se charge d’effectuer l’inventaire du legs de Trotsky en commençant par son Histoire de la Révolution Russe comme « l’exemple le plus éminent de littérature historique marxiste » [28]. Ensuite il passe en revue les documents de Trotsky sur la montée du fascisme comme « études concrètes d’une conjoncture historique sans comparaison dans les annales du matérialisme historique » et comme « la première analyse marxiste vraie d’un État capitaliste du XXe siècle ». Il étudie aussi ses analyses sur la France, l’Angleterre et l’Espagne, pour finalement souligner sa théorie sur la nature de l’État soviétique et le destin de l’URSS de Staline. En même temps, tout en considérant difficile aujourd’hui d’apprécier la portée de ce legs historique, il faut souligner qu’Anderson fait un inventaire partiel de l’héritage trotskyste. Il faudrait ajouter d’une part la théorie de la révolution permanente mais aussi ses textes militaires, ses analyses sur le Mexique de Cárdenas, ses essais sur la littérature et l’art, etc.

Toutefois ce legs n’est que l’expression sur le terrain de la théorie d’un legs plus vaste de Trotsky. Après la guerre impérialiste, trois années de guerre civile et d’invasions impérialistes, avec l’isolement induit par la défaite de la révolution allemande, après le décès de Lénine et avec les creusements en termes d’inégalité sociale qu’impliquaient les premiers succès de la NEP, « Thermidor » commence à poindre en URSS. C’est avec cette période que commencera la grande bataille de Trotsky contre la bureaucratisation de l’État ouvrier, surgi de la révolution russe et la dégénérescence de la IIIe Internationale. Cette lutte, Trotsky l’a menée avec l’Opposition de Gauche, la Ligue Communiste Internationale puis le Mouvement pour la Quatrième Internationale. Trotsky a consacré la dernière partie de sa vie à instruire une nouvelle génération de révolutionnaires et à la fondation de la IV de l’Internationale, face aux grands événements catastrophiques dans une situation marquée par la montée du fascisme, la crise mondiale et les préparatifs de la seconde guerre mondiale. Il s’agissait d’une tâche pour laquelle Trotsky se considérait irremplaçable, contrairement à la période préalable, celle de la victoire de la révolution d’octobre, quand Lénine était encore vivant.

Issac Deutscher, le grand biographe de Trotsky, a considéré au contraire cette tâche comme volontariste. Dans sa trilogie il commente ironiquement le congrès de fondation de la IVème Internationale : « Pendant tout l’été 1938 Trotsky a été occupé dans la préparation du `Projet du Programme’ et des résolutions pour le `Congrès Constitutif’ de l’Internationale. En réalité il s’agissait d’une modeste conférence de trotskystes tenue dans la maison d’Alfred Rosmer à Périgny, un village proche à Paris, le 3 septembre 1938 » [29]. Selon Deutscher il aurait mieux valu que Trotsky se consacre à ses projets d’élaboration inachevés plutôt que de « perdre son temps » dans la formation des bases politico-programmatiques de la IVème Internationale, de ses cadres et de ses militants. Dans le titre de l’un des volumes de sa biographie de Trotsky, Le prophète désarmé, il fait une allusion implicite à Machiavel qui disait que « tous les prophètes armés ont été des gagnants et les désarmés battus ».

De façon suggestive, si nous revenons au Prince, cette appréciation paraît être en accord avec les espoirs que Deutscher fonde sur une possible régénération de la révolution par le biais d’une aile de la bureaucratie. Pour Machiavel effectivement « il convient de remarquer, en outre, que la nature des peuples est variable. Il est facile de leur faire croire une chose, mais il est difficile de les faire persister dans leur croyance. C’est pour cela qu’il faut faire en sorte que, quand ils auront cessé de croire, il soit possible de les contraindre à croire encore » [30]. Cependant, Trotsky a précisément refusé de prendre le pouvoir « par les baïonnettes » de l’Armée rouge face à la montée de Staline. Il était profondément convaincu que le socialisme était une construction consciente qui ne pouvait se faire à travers aucun Bonaparte de substitution. C’est pourquoi selon Trotsky la théorie et le programme marxiste et l’organisation révolutionnaire sont les seuls outils sur lesquels le prolétariat peut compter par rapport à ses objectifs.

La IVème Internationale n’a pas réussi à acquérir, malgré la grande montée révolutionnaire de l’après-guerre, l’influence de masses que Trotsky prévoyait. Le meurtre de Trotsky lui-même et des principaux dirigeants de la IVème Internationale ; le résultat contradictoire de la guerre déterminé par la défaite des nazis sous les coups de l’URSS, ce qui a redonné du prestige à la bureaucratie ; le blocage de la révolution dans les pays centraux, produit des accords du stalinisme avec l’impérialisme, etc., ont empêché que cette perspective ne se concrétise. Toutefois, comme le soulignait Gramsci dans les Cahiers de prison la direction d’un parti doit être jugée en fonction de « 1) de ce qu’elle fait réellement ; 2) de ce qu’elle prépare pour le cas où elle serait détruite » [31]. À cela il ajoute : « Entre ces deux éléments il est difficile d’indiquer lequel est le plus important ». Si nous tenons compte de cela, depuis l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui après la restauration bourgeoise, l’héritage de la IVème Internationale et les élaborations théorico-politiques de Trotsky sont sans doute le grand legs pour les révolutionnaires du XXIe siècle.

Daniel Bensaïd se devait de le reconnaître lorsqu’il indiquait que « l’héritage sans mode d’emploi [du trotskysme] est, sans doute insuffisant, mais non moins nécessaire pour défaire l’amalgame entre stalinisme et communisme, libérer les vivants du poids des morts, tourner la page des désillusions ». Si par « héritage sans mode d’emploi » on entend la revitalisation nécessaire de la théorie trotskyste de la part de ceux qui se l’approprient dans de nouvelles conditions, cela est indiscutable. Toutefois, si nous tenons compte du fait que dans les écrits de Trotsky on peut suivre le développement des différentes orientations politiques des bolcheviks-léninistes tant à l’intérieur de l’Internationale Communiste et ses partis jusqu’en 1933 ; puis les tactiques en direction du « Bloc des Quatre » ; l’entrisme dans les PS (« le tournant français ») afin de confluer avec des travailleurs révolutionnaires qui au cours d’une décennie agitée se radicalisaient et entraient dans la social-démocratie ; le combat pour construire des organisations révolutionnaires indépendantes et la Quatrième Internationale elle-même, alors, force est de constater, au regard de l’évolution des courants trotskystes de l’après-guerre, que le legs de Trotsky semble surtout être un héritage très peu utilisé, plutôt qu’un « héritage sans mode d’emploi ».

Le trotskysme dans l’après-guerre et un héritage avec peu d’utilisation

Bien que disposant seulement d’une poignée de cadres expérimentés et militants Trotsky soutenait en 1937 qu’au « centenaire du Manifeste communiste, la IV° Internationale sera la force révolutionnaire déterminante sur notre planète » [32]. C’est ce que certains retienne en prenant cette assertion au pied-de-la-lettre. La position de Trotsky était en fait basée sur un pari double : « si le régime bourgeois sort indemne de la guerre tous les partis révolutionnaires dégénéreront. Si la révolution prolétaire prend le pouvoir, alors les conditions qui provoquent la dégénérescence disparaîtront » [33].

Le résultat de la Seconde guerre mondiale a été tel qu’aucune de ces deux variantes ne s’est développée distinctement. L’impérialisme n’est pas sorti indemne puisqu’après la fin de la guerre la bourgeoisie avait été expropriée dans un tiers de la planète. Mais la conquête du pouvoir par le prolétariat n’a pas eu lieu et n’a donc pas fait disparaître les conditions de la dégénérescence. En effet la défaite du nazisme par l’Armée rouge a redonné du prestige au stalinisme qui à son tour s’en est servi pour freiner la révolution dans l’après-guerre (Accords de Yalta et de Postdam). L’appareil stalinien a ainsi pu trahir dans les pays impérialiste la révolution : en France, en Italie, et en Grèce. Il n’a pas pu cependant contenir la révolution dans les colonies et les semi-colonies.

Si l’on considère les processus dans lesquels des révolutions ont été victorieuses au cours de l’Après-guerre, l’hypothèse que Trotsky considérait peu probable et selon laquelle, » sous l’influence d’une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.), des partis petits-bourgeois, y compris les staliniens, puissent aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie » [34] s’est matérialisée. Et de fait ces directions ont exproprié la bourgeoisie en Chine, en Yougoslavie, au Vietnam, et, au-delà de l’Après-guerre immédiat, à Cuba. Il s’agissait de mesures d’auto-défense : Mao face à Tchang Kaï-chek, Tito face à Mihailovic, Hô Chi Minh et le Général Giap face aux Français. En même temps les pays d’Europe de l’Est ont connu ce que nous avons appelé des « révolutions prolétariennes passives » [35] où, à travers le contrôle exercé par l’Armée rouge, on a procédé à l’expropriation de la bourgeoisie, comme mesure d’« auto-défense », en établissant une « zone tampon » entre l’URSS et l’Ouest.

Ces nouveaux États ouvriers sont apparus dès le début comme des États bureaucratiquement déformés. Loin de promouvoir l’internationalisme prolétarien ces révolutions ont donné lieu au surgissement « de stalinismes nationaux », soumis à des rivalités mutuelles (conflits entre Chine Populaire et l’URSS, conflit entre la Chine et le Vietnam, oppression nationale de l’URSS sur les États d’Europe de l’Est, etc.).

Pendant ce temps la IVème Internationale avait été décimée, ses principaux dirigeants, en commençant par Trotsky, assassinés par le stalinisme ou les nazis. Dans ce cadre, ce qui a subsisté du trotskysme a dû faire face à de grandes pressions centristes. D’une part, le renforcement du stalinisme, fruit du résultat de la guerre et de la prolifération des « stalinismes nationaux » dans les nouveaux États ouvriers bureaucratisés, créait l’illusion d’une lutte entre différents « camps », annulant la lutte des classes. D’autre part les tendances réformistes dans les pays centraux se renforçaient, confortées par un développement partiel des forces productives au cours du « boom » d’Après-guerre, produit de l’immense destruction préalable de forces productives. Enfin, il fallait également tenir compte de l’apparition des mouvements « tiers-mondistes » dans les colonies et les semi colonies, qui niaient le rôle révolutionnaire du prolétariat dans les pays centraux.

Rien ne dit que les trotskystes n’auraient pu résister à ces pressions, en réactualisant les bases stratégiques du legs de Trotsky pour les nouvelles conditions de l’Après-guerre afin de construire des ailes révolutionnaires au sein du mouvement ouvrier. Pourtant, ils ont fini par s’adapter à ces pressions.

Après les ruptures de la fin des années 40 (Rousset, Shachtman, C.L.R. James, Dunayevskaya, Castoriadis, Tony Cliff, etc.), Mandel et Pablo gagnent la majorité au sein de la IVème Internationale. Dans Où allons-nous ? Pablo commence à contredire une des définitions centrales de Trotsky, à savoir le caractère instable des formations sociales transitoires surgies de la révolution prolétarienne et son instabilité additionnelle à cause de la domination de la bureaucratie bonapartiste [36]. Il se met à soutenir que « la transition occupera probablement une période historique de plusieurs siècles ». En fonction de cette définition et d’une vision campiste du monde (avec d’un côté le capitalisme et de l’autre le stalinisme) et en raison de l’imminence supposée d’une nouvelle guerre mondiale, Pablo soutient la ligne d’un « entrisme » généralisé dans les partis de masses (sociaux-démocrates, staliniens, et même dans les partis nationalistes des semi colonies comme le MNR bolivien). Sa logique ne pouvait pas être plus étrangère à celle Trotsky. « Essayer de remplacer depuis l’extérieur la direction bureaucratique des masses en lui opposant nos organisations indépendantes propres, dans ces conditions, comporte le risque de nous isoler de ces masses » expliquait en effet Pablo.

D’autre part, le Comité International formé par le SWP américain, la SLL, le PCI-OCI en France et le courant de Nahuel Moreno, résistera correctement à la politique liquidationniste du Secrétariat International. En même temps, Moreno dénoncera la politique de « soutien critique » au gouvernement de Paz Estensoro en Bolivie. Toutefois, ces secteurs n’ont pas non plus été capables de présenter une alternative stratégique. Moreno lui-même propose en 1952 comme « réarmement programmatique » le front unique anti-impérialiste et ira par la suite encore plus loin dans l’adaptation avec la défense de l’« entrisme dans le péronisme ».

Ce qui est certain c’est qu’après 1951-53, la IVème Internationale est devenue un mouvement centriste qui perd son orientation stratégique de parti indépendant en s’adaptant de façon éclectique à chaque direction qui se renforçait au sein du mouvement de masses (de Tito à Mao en passant par Castro, etc.), rompant ainsi la continuité du marxisme révolutionnaire. Dans ce cadre la dynamique de certaines résistances partielles correctes face aux adaptations les plus ouvertes (comme celle que nous évoquions du Comité International) fait que, dans le cadre d’une continuité révolutionnaire rompue, nous soutenons qu’il puisse exister néanmoins des « fils conducteurs » ténus qui sont autant de points d’appui pour la reconstruction de la stratégie trotskyste.

Trotsky indiquait à propos du développement du prolétariat après la Commune de Paris de 1871 que la « longue période d’essor capitaliste qui suivit entraîna, non l’éducation d’une avant-garde révolutionnaire, mais au contraire, la dégénérescence bourgeoise de la bureaucratie ouvrière, qui devint à son tour le frein principal de la révolution prolétarienne ». En paraphrasant Trotsky, nous pourrions dire à propos du trotskysme d’après-guerre que l’évolution réformiste de la classe ouvrière dans les pays centraux, le développement des nationalismes bourgeois et petit- bourgeois dans les colonies et les semi-colonies et surtout la succession de révolutions triomphantes avec des directions petite-bourgeoises ou staliniennes qui sont allées, dans des conditions exceptionnelles, jusqu’à l’expropriation de la bourgeoisie, ont créé l’illusion d’une progression du socialisme au moyen « de n’importe quel type de révolutions » par le biais de « n’importe quel type de directions » [37].

Cependant rien ne pouvait être plus éloigné de la pensée de Trotsky. Celui-ci en 1940 soulignait combien la plus grande réalisation de la IVème Internationale était de s’être maintenue « à contre-courant » après avoir redéfini le cadre stratégique du marxisme révolutionnaire face à la deuxième guerre mondiale, dans le cadre de la bureaucratisation de l’URSS, de la dégénérescence de la IIIe Internationale, de la montée internationale du fascisme, etc. Loin de toute téléologie, Trotsky aurait adhéré à l’affirmation de Walter Benjamin selon laquelle il n’y a rien qui n’ait plus corrompu le prolétariat allemand que l’idée selon laquelle il avançait avec le courant [38]. On pourrait dire quelque chose de semblable du trotskysme d’après-guerre : rien n’a plus contribué à sa dégénérescence centriste que l’idée selon laquelle il avançait avec le courant, comme si à mesure que le planisphère se teintait de rouge stalinien, le socialisme international avançait progressivement.

La montée ouvrière de 1968-81 et le poids des années d’adaptation

Vers la fin des années 1960, avec la fin du « boom » capitaliste et la montée ouvrière des années 1968-81 - comprenant la lutte du prolétariat en Occident contre les gouvernements impérialistes, dans le glacis de l’Est contre la bureaucratie stalinienne et dans les semi-colonies contre les bourgeoisies pro-impérialistes -, se rouvre la perspective d’une remise en question des piliers de l’ordre de Yalta. La conséquence de cela se lit dans les tendances à l’indépendance de classe exprimée dans les bastions industriels au Chili avec les Cordons, l’Assemblée Populaire bolivienne, les Conseils des locataires et de soldats au cours de la Révolution des Œillets, etc. Au cours de ce processus cependant, bien que l’ordre de Yalta et les directions qui le soutenaient aient été secoué, l’ordre mondial n’a pas été transformé.

Dans Sur le marxisme occidental, Perry Anderson indiquait que la combinaison de la montée révolutionnaire initiée par Mai 68 et la première crise capitaliste depuis la Deuxième guerre mondiale en 1974, le rétablissement de l’unité entre la théorie marxiste et la pratique de masses à travers les luttes de la classe ouvrière industrielle redevenait possible. Face à cette possibilité il mettait en exergue l’existence du trotskysme comme tradition alternative au sein du marxisme : « tout au long de cette période [précédente] avait subsisté et s’était développé en marge du feu des projecteurs une autre tradition d’un caractère très différent et qui pour la première attirait l’attention politique pendant et après l’explosion française [de Mai 1968]. Il s’agissait évidemment de la théorie et du legs de Trotsky. »

Mais les années qui précèdent cette montée n’avaient pas été mises à profit par les différents courants du trotskysme afin de se réapproprier ce legs et pour définir le cadre stratégique et construire des courants révolutionnaires dans le mouvement ouvrier. L’unification de 1963 autour de la révolution cubaine s’était effectuée sans aucun bilan sérieux des divergences précédentes et des activités de chaque courant. À propos de l’Amérique latine, le IXème Congrès de 1969 approuvait ainsi la lutte armée comme stratégie dans la « Résolution sur l’Amérique latine » présentée par Livio Maitan. D’autre part, ceux qui n’étaient pas entrés dans le processus d’unification connaissaient un processus accéléré de dégénérescence à l’image du lambertisme, refusant de prendre part à « la nuit des barricades » en mai 1968, ou du healysme, boycottant la grande manifestation contre la guerre au Vietnam en Angleterre en octobre 1968.

Bien qu’au début de la poussée 1968-1981, les forces des courants du trotskysme se trouvaient dans leur majorité dissoutes dans le stalinisme et la social-démocratie, les tendances à l’indépendance de classe liées à la confrontation avec les directions officielles du mouvement ouvrier ont renforcé les courants du centrisme trotskyste qui, dans plusieurs cas, sont devenus des courants de quelques milliers de militants à l’image de la Ligue Communiste (puis LCR) en France, du SWP américain ou du PST argentin.

En 1974, avec la Révolution portugaise, on assistait à un grand processus révolutionnaire de caractéristiques classiques dans un pays central, dont le surgissement était directement lié aux conséquences des processus révolutionnaires dans les colonies d’Angola et du Mozambique. En même temps s’y développaient des tendances au double pouvoir avec les comités de locataires et de soldats. Les courants qui faisaient partie du Secrétariat Unifié (né de l’unification de 1963) se trouvaient réduits à la plus extrême faiblesse face à ce processus. Il est certes vrai que, dans les grandes lignes, le SU a mis en avant la nécessité du développement des comités et de combattre la subordination que le PC et le PS voulaient imposer au mouvement de masses par rapport au Mouvement des Forces Armées (MFA). Cependant, de façon plus importante, le SU n’a pas traduit les leçons stratégiques du processus portugais sur le plan de l’orientation de chacun des groupes nationaux.

Ceci a été central, si nous tenons compte du fait que le processus portugais a aussi été un laboratoire pour l’impérialisme qui, affaibli avec la défaite au Vietnam, impulsera comme politique pour freiner les processus révolutionnaires les « transitions à la démocratie ». Reprise en Espagne et en Grèce, cette orientation, après avoir été appliquée de façon défensive, prendra un caractère offensif dès le début des années 1980 en se transformant en une composante clé de la « restauration bourgeoise ». Entre 1978 et 1981, se rouvrait un cycle de révolutions après que le premier ait été dévié dans les pays impérialistes et écrasé dans le sang en Amérique du Sud. La défaite de ce second cycle, avec l’écrasement de la révolution polonaise, aura lieu de pair avec le début du processus de restauration capitaliste.

La dernière grande occasion de freiner la restauration a été perdue en Pologne

Nous nous demandions dans un article récent jusqu’à quel point l’affirmation d’Anderson selon laquelle « le processus ‘classique’ de la révolution portugaise de 1974-1975 a offert la dernière grande possibilité de reconstituer les bases stratégiques du trotskysme » était juste, et si l’histoire n’avait pas présenté une « autre occasion lors de la dernière grande ‘répétition générale de la révolution politique’ dans la Pologne de 1980 qui aurait permis à la IVème Internationale d’émerger comme une grande force et d’anticiper les processus de 1989-1991 en Europe de l’Est, en URSS et en Chine ? » [39].

Nous sommes en effet persuadés que la dernière occasion de freiner la restauration bourgeoise s’est jouée, et a été perdue, en Pologne. La restauration capitaliste, loin d’être un processus tombé du ciel ou un simple produit des mobilisations de 1989, a été précédée d’une série de soulèvements contre la bureaucratie et de révolutions politiques défaites. On pensera au soulèvement de RDA et de Berlin-Est en 1953, à la révolution hongroise de 1956, au printemps de Prague de 1968. La Pologne était sans aucun doute un des foyers les plus importants de la contestation du stalinisme après la révolution défaite de 1956, les processus de lutte des années 1970, et la dernière grande révolution politique qui commence avec la vague de grèves de 1980, avec pour centre emblématique les chantiers navals de Gdansk. Cette vague de grèves a donné lieu à l’apparition du syndicat Solidarnosc qui est parvenu à rassembler jusqu’à dix millions de membres. Au cours de ce processus se sont développés d’importants éléments de démocratie directe, tout en subissant une influence très forte de l’Église catholique qui s’est attelée à renforcer les ailes pro-capitalistes du mouvement.

Un des éléments les plus importants de l’héritage de Trotsky reste le programme de la révolution politique, un type de révolution qu’il a anticipé mais auquel il n’a jamais assisté. Cette orientation, reflétée dans le Programme de Transition, était la seule à même de répondre à la situation ouverte en Pologne en 1980, en avançant la nécessité d’une remise en cause du pouvoir de la bureaucratie et de ses privilèges ainsi que la constitution d’une démocratie soviétiste, comprenant la liberté d’organisation de syndicats et partis soviétiques ou qui défendent les conquêtes de l’État ouvrier, mais en liant de manière indissoluble ce programme démocratique aux consignes telles que la révision complète du plan dans l’intérêt des producteurs et des consommateurs, une plus grande égalité salariale dans tous les secteurs, etc. En clair, un programme à même de préserver les conquêtes structurelles, central pour ne pas mêler les drapeaux des révolutionnaires à ceux de leurs adversaires, les restaurationnistes pro-capitalistes.

Cependant, aucun des principaux courants du trotskysme de l’époque n’a été capable de maintenir cette unité du programme. Le débat central a tourné autour de comment renverser la bureaucratie : avec le mot d’ordre « tout le pouvoir à Solidarnosc » et armement du syndicat de Moreno ou avec la défense de soviets indépendants de Solidarnosc pour Lambert. Ni l’un ni l’autre n’a soulevé la nécessité, par exemple, de revoir le plan au profit des producteurs et des consommateurs ou de revendications qui pouvaient à la fois répondre aux exigences des masses et soutenir la défense des conquêtes, afin de se distinguer des courants restaurationnistes qui dirigeaient Solidarnosc. Ceci a conduit, tant les morénistes que les lambertistes, à une adaptation aux courants restaurationnistes présentés comme faisant partie d’un bloc antibureaucratique.

Le Secrétariat Unifié, contrairement aux courants précédents, a soutenu une politique d’« autogestion » pour les entreprises nationalisées. Seulement, dissociée de la défense du plan et du monopole du commerce extérieur, celle-ci n’était pas contradictoire avec le cours de la restauration capitaliste. Comme le souligne Jan Stutje dans sa biographie d’Ernest Mandel, Walesa était tout sauf trotskyste, et pourtant on l’identifiait alors comme partie intégrante du bloc antibureaucratique : « qu’importe Walesa s’il y a des millions de travailleurs dans la rue ; nous ne devons pas rester occupés à chercher de petits groupes purs. Nous devons soutenir simplement la dynamique révolutionnaire d’ensemble » [40] .

Ainsi le legs du programme de la révolution politique a été dissout dans un « anti-stalinisme générique » capable de confluer avec la direction du mouvement alors que celle-ci préparait les conditions pour négocier la restauration capitaliste. Les courants du trotskysme des années 1980 n’ont pas été capables de présenter une position indépendante, même si, du point de vue de l’intervention, sans préparation ni organisation, celle-ci était nécessairement très limitée. Aucune leçon de cette dérive stratégique n’a été tirée a posteriori.

Le fait de ne pas avoir présenté d’alternative, et ensuite de ne pas avoir été capables de comprendre les causes de la défaite, a eu des répercussions bien au-delà de la Pologne. Cela a effectivement complètement désarmé les courants du trotskysme face au processus de restauration qui se développait, alors que la bureaucratie soviétique était d’autant plus convaincue de la nécessité d’accélérer le processus de restauration dans les États ouvriers bureaucratiquement dégénérés.

Ainsi, avec la déroute du centrisme trotskyste face à la révolution polonaise, on tombe définitivement dans le cadre stratégique de la défense de « n’importe quel type de révolutions » par le biais de « n’importe quel type de directions », qui avait été construit dans l’Après-guerre, en rupture totale avec l’héritage de Trotsky.

Le degré zéro de stratégie trotskyste

Les conséquences de la dérive stratégique post-Pologne ne se sont pas faites attendre. Mandel confirmera de plus en plus son adaptation à la bureaucratie, d’abord par ses attentes à l’égard de Gorbatchev, soutenant la glasnost d’abord puis Eltsine ensuite. Le SWP américain, sous la direction de Barnes, va directement abandonner le trotskysme en 1983. Dans son document « Leur Trotsky et le nôtre » il désigne les thèses de la révolution permanente comme un obstacle pour renouer avec la tradition de Marx et Lénine en effaçant la révolution politique comme élément du programme et en réhabilitant la formule « dictature démocratique des ouvriers et paysans » [41]. De son côté Lambert appellera à voter pour Mitterrand en France et développera « la ligne de la démocratie » avec laquelle il confirmera son adaptation au régime républicain et se diluera dans une déviation syndicaliste, d’abord avec le « mouvement pro-PT » et ensuite dans un autoproclamé Parti de Travailleurs. Pour ce qui est de Moreno, qui vers 1977 définissait correctement comme « une contre-révolution démocratique » la politique qu’avait mis en œuvre l’impérialisme à partir du Portugal, il changera par la suite de catégorie pour parler de « révolutions démocratiques » en révisant la théorie de la révolution permanente.

C’est ainsi que la chute du Mur de Berlin et les mouvements « démocratiques » et pro-capitalistes de 1989-91 sont survenus alors que courants étaient plongés dans un virage ouvertement droitier, de plus en plus éloigné du legs de Trotsky, se laissant porter dans le sens du courant et distillant espoirs et illusions vis-à-vis de Gorbatchev, Eltsine, le castrisme, les « révolutions démocratiques », le PS, etc., alors que tout ceci aboutissait irrémédiablement à la restauration capitaliste.

Bensaïd disait des intellectuels de gauche comme Foucault ou Deleuze qu’ils en étaient arrivés au « degré zéro de la stratégie » [42]. Si l’on tient compte du changement dans la situation mondiale de la fin des années 1980, de la restauration capitaliste et de la dérive stratégique dans laquelle se trouvaient les courants du centrisme, on pourrait dire qu’à la même époque on en était arrivé « au degré zéro » de la stratégie trotskyste. C’est dans ce cadre, face à l’approfondissement de la dégénérescence centriste de la LIT moréniste et au beau milieu des bourrasques réactionnaires de l’époque, que le noyau de ce qu’est aujourd’hui la FT-QI a fait ses premiers pas, se constituant au début comme un petit pôle principiel dans le mouvement trotskyste international.

Ce qui est resté du morénisme, loin de réaliser un bilan profond de sa tradition, a approfondi contre les thèses de la révolution démocratique. Dans le récit des morénistes, les processus de 1989-1991 deviendront ainsi de grandes révolutions qui ont donné lieu non pas à la restauration capitaliste, qui avait déjà eu lieu (selon la nouvelle lecture qu’en donne Martín Hernández et la LIT [43]), mais à une des plus grandes victoires de la classe ouvrière internationale. Selon Hernández toujours, le grand problème du trotskysme (et de toute marxiste plus ou moins sensé) aurait été d’avoir vu une défaite profonde là où il y avait en fait une victoire. Cela se serait traduit par la suite par une incapacité à rendre compte de la succession presque ininterrompue de « révolutions de février » victorieuses que nous aurions connues ces dernières années et qui vont des processus qui ont secoué l’Amérique Latine au début du XXI siècle, avec l’« argentinazo » de 2001, jusqu’aux révolutions de couleur en Europe de l’Est. Devraient succéder à ces « février victorieux » des « révolutions d’octobre » à un moment ou à un autre. Force est de constater que si l’on considère 1989-1991 comme un « février victorieux » cela fait plus de vingt ans qu’octobre se fait attendre. La LIT applique aujourd’hui ce même raisonnement à Cuba, où le capitalisme aurait déjà été restauré, la tâche du moment étant de démolir la dictature capitaliste.

A l’opposé de cette obstination irréfléchie, on trouve la réflexion docile et adaptée du Secrétariat Unifié qui, lui, s’est totalement détaché du trotskysme. A la suite du décès de Mandel, ce sont les principaux dirigeants du SU qui ont poursuivi la réflexion, sans faire de bilan critique du mandélisme (la même chose caractérisera le morénisme). C’est ainsi qu’on a commencé à considérer « l’hypothèse de la grève générale insurrectionnelle » et avec elle « l’époque de la révolution d’octobre » comme complètement révolues. À partir des réflexions de Mandel lui-même sur la « démocratie mixte », basées sur la révision du rapport entre les soviets et l’assemblée constituante, la « double représentation » deviendra la formule enfin trouvée pour en finir avec les dangers de la bureaucratisation des sociétés post- capitalistes. C’est cette orientation qui a fait troquer au SU l’héritage trotskyste pour ce dont parlaient déjà les eurocommunistes il y a plus de vingt ans, lorsqu’ils abandonnaient définitivement la perspective de la dictature du prolétariat pour une soi-disant « démocratie jusqu’au bout » à travers les institutions existantes du régime démocratique bourgeois.

Le trotskysme au temps de la restauration

Si la guerre impérialiste de 1914 a marqué le début de l’époque de crises, guerres et révolutions avec les plus grandes convulsions du XXème siècle, c’est aussi l’époque du resurgissement du marxisme révolutionnaire avec Lénine, Trotsky et la IIIème Internationale. Avec la fin de la Seconde guerre mondiale, c’est l’ordre de Yalta qui se structure, en bloquant partiellement la dynamique « permanentiste » des processus de révolution prolétarienne, tant sur le plan international que sur celui de la lutte pour la transformation des relations sociales à l’intérieur des Etats ouvriers. C’est également l’époque de la dégénérescence centriste des organisations de la IVème Internationale.

Dans le même sens, la troisième étape de « restauration bourgeoise » a constitué un nouveau saut dans la dégénérescence des courants issus du trotskysme, subissant une sorte de « social-democratisation ». Certains maintiennent leur caractère centriste alors que d’autres passent au liquidationnisme ouvert. C’est ainsi que naît la tendance à l’adaptation profonde aux instances du régime bourgeois (syndicalisme « normal », élections, manifestations « folklorisées », vie universitaire, etc.), qui conduit à la fois à la mise à distance de l’héritage trotskyste, déjà à l’œuvre dans les années 1980, mais également à un défaitisme à l’égard du mouvement ouvrier.

Après la « fin de l’histoire », avec la défaite la révolution polonaise et des processus de résistance à l’offensive néolibérale, dont les emblèmes ont été la lutte des contrôleurs aériens américains et des mineurs anglais, et la déviation des processus de la période 1989-1991 vers des objectifs restaurationnistes et la restauration capitaliste dans les Etats ouvriers bureaucratisés de l’Est européen, de la Russie, d’Asie, un nouveau tournant a été symbolisé par les grandes grèves de novembre et décembre 1995 en France contre le Plan Juppé. Cette tendance a trouvé un écho également dans les « guerres ouvrières » de Corée du Sud de 1996, la grève d’UPS de 1997 aux USA, l’irruption sur le devant de la scène de la paysannerie avec le soulèvement zapatiste de 1994, et, en Argentine, le développement du mouvement des piqueteros [44].

Un second moment a commencé à partir des mobilisations de Seattle de 1999. L’apparition du mouvement « anti-globalisation » a impliqué le réveil politique de millions de jeunes. Ce mouvement s’est massifié ultérieurement avec le mouvement contre la guerre impérialiste en Irak. Parallèlement, en Amérique latine, on a vu le passage à l’action de secteurs de masse, avec prééminence de la paysannerie et des secteurs de classe moyenne, contre les gouvernements qui avaient incarné l’offensive néolibérale, provoquant la chute de gouvernements en Équateur, Bolivie et Argentine.

Ensuite, dans un troisième temps, le mouvement « anti-globalisation » a été finalement canalisé par les variantes réformistes voulant « humaniser le capitalisme » à travers les Forums sociaux, etc. Les processus latino-américains ont été déviés par le surgissement de différents gouvernements au discours réformistes, donnant lieu à des phénomènes politiques comme le « chavisme » ou « l’evo-moralisme » au Venezuela ou en Bolivie.

De leur côté les « partis ouvriers-bourgeois », grands exécutants des programmes néolibéraux, vont connaître une crise qui va aller en grandissant. Cela va être le cas des sociaux-démocrates allemands, du Parti Socialiste français, du Parti Travailliste britannique, des PC italiens et français, des directions nationalistes bourgeoises comme le péronisme argentin, mais aussi des « partis ouvriers-bourgeois » plus récents comme le PT brésilien.

Si à partir de la fin du XX siècle et au début du XXI siècle il y a eu, de façon générale, comme l’affirmait Bensaïd, un « retour du débat stratégique », du point de vue du centrisme trotskyste ceci n’a pas signifié un retour de la stratégie révolutionnaire mais à différentes variantes d’adaptation aux phénomènes nouveaux, sans avoir pour axe central l’indépendance de classe. C’est ainsi qu’une aile liquidationniste est apparue avec la LCR française et le SWP anglais aux avant-postes, s’alignant derrière le projet de construction de « partis anticapitalistes larges » à l’image de l’alliance électorale RESPECT en Grande-Bretagne en 2004 ou en 2009 la liquidation de la LCR française dans le Nouveau Parti Anticapitaliste sans délimitation de classe, après avoir abandonné toute référence à la dictature du prolétariat et à Trotsky [45]. Cette tendance s’est également exprimée en Amérique du Sud avec fondation du PSOL au Brésil à partir de la rupture d’un secteur de la gauche du PT, l’entrée dans le PSUV chaviste de secteurs entiers issus du trotskysme ou encore en Argentine avec la tentative manquée du MST. Ces projets ont accompagné dans la majorité des cas l’abandon explicite du trotskysme par ceux qui en étaient à l’initiative.

Cette perte de références de classe s’est aussi matérialisée à travers l’adaptation complète aux nouveaux gouvernements bourgeois latino-américains, notamment le chavisme. Toutefois, le chavisme et l’evomoralisme n’ont pas seulement eu un impact sur l’aile liquidationniste du centrisme trotskyste. Elles ont aussi eu un impact certain sur des secteurs du « centre » du mouvement, comme le Parti Ouvrier (PO) en Argentine ou même la LIT. Tant le PO que la LIT avaient maintenu dans ses grandes lignes le programme trotskyste, mais les deux organisations ont cependant réutilisé de vieilles théories dépassées par le mouvement révolutionnaire comme le « front unique anti-impérialiste » pour apporter leur soutien politique à ces gouvernements. Ils sont ensuite passés, sans davantage d’explication, à l’opposition à ces mêmes gouvernements sans le faire, dans le cas du PO ou de la LIT, sur la base d’une indispensable délimitation de classe.

Actuellement tous les projets de « partis larges » ont montré leurs limites. Ils se sont écroulés ou ils se retrouvent plongés dans une crise totale, non seulement parce qu’ils se sont montrés impuissants pour offrir une alternative face à la crise mais y compris du point de vue de leurs propres objectifs. RESPECT a explosé, le PSOL après s’être divisé sur le thème des candidatures, s’est révélé être un phénomène électoral en recul aux élections de 2010, le NPA a montré les limites de sa démarche électoraliste non seulement dans les urnes mais aussi à travers son rôle limité dans les évènements récents de la lutte de classes en France, la « nouvelle gauche » du MST argentin a fini par s’intégrer au projet de centre-gauche petit-bourgeois dirigé par « Pino » Solanas.
Il en va de même avec le chavisme et l’evo-moralisme qui, face à la crise, se trouvent de plus en plus opposés à des secteurs de travailleurs qui luttent. Dans le cas de Chávez, en essayant d’avancer dans le contrôle et la mise au pas du mouvement ouvrier, comme le montrent les tentatives de restreindre le droit de grève, la répression contre les conflits d’avant-garde et sa passivité à l’égard de la violence mafieuse contre le mouvement ouvrier avec l’exécution de syndicalistes combatifs, de nouvelles mesures bonapartistes ont été mises en place. Evo Morales, qui pendant toute l’année 2010 s’est activé contre les augmentations de salaires des travailleurs faisant face à des grèves et mobilisations, a commencé l’année 2011 par une attaque contre les conditions de vie des masses. Il a dû, face au « gazolinazo », à savoir un intense processus de mobilisation ouvrière et populaire, retirer son projet.

Le défaitisme à l’égard du mouvement ouvrier

Parallèlement aux phénomènes auxquels nous faisons allusion le dernier cycle de croissance mondiale a abouti à un renforcement social de la classe ouvrière, avec des millions de nouveaux travailleurs partout dans le monde, ce qui a eu son expression aussi dans le terrain des luttes, dans la majorité des cas revendicatives. Cette recomposition relative du mouvement ouvrier n’a pas suscité de réorientations stratégiques de la part du centrisme. Le dénominateur commun a été l’abandon de la perspective de construire des ailes révolutionnaires dans le mouvement ouvrier, capables combattre dans les organisations de masses pour un programme transitoire d’indépendance de classe contre la bureaucratie et la subordination des organisations du mouvement ouvrier aux différentes fractions de la bourgeoisie.

Au sein de l’aile liquidationniste du centrisme, cela s’est exprimé dans l’abandon de toute perspective stratégique liée au développement de la classe ouvrière, de sa lutte et de son organisation, toute l’attention étant captée par la recherche de comment exprimer électoralement des phénomènes polyclassistes. Au sein du « centre » de ce même centrisme, cela s’est exprimé, soit dans la séparation absolue entre syndicalisme et politique (Lutte Ouvrière) soit dans la « collatéralisation » du travail dans le mouvement ouvrier (PSTU et PO) de façon à éviter et à biaiser la lutte contre la bureaucratie dans les organisations de masses. Si dans le cas du PSTU cela s’est traduit par la transformation de CONLUTAS en une « chasse gardée » du travail que conservait le PSTU dans le mouvement ouvrier, dans le cas du PO cela s’est reflété dans la constitution du Polo Obrero comme un des courants du mouvement piquetero de chômeurs sans combattre pour un mouvement unique avec liberté de tendances. Avec la construction du concept de « sujet piquetero », cela a même contribué à isoler un peu plus le mouvement piquetero du mouvement syndical.

Dans le cas de la PSTU, le défaitisme à l’égard du mouvement ouvrier a signifié un approfondissement de sa routine syndicaliste alors que le PO s’adaptait aux mécanismes clientélistes de l’assistantialisme gouvernemental et se désengageait des syndicats.

Avec les premières conséquences de la crise en 2009 et 2010, la classe ouvrière a déjà dû faire face de façon inégale aux premiers coups portés par le capital pour décharger le poids de la crise sur le dos des classes populaires. On a pu là aussi voir les conséquences du défaitisme de ces courants dans le mouvement ouvrier.

La France a été sans nul doute le plus important « laboratoire » de l’étape que nous traversons. La classe ouvrière française et le mouvement de la jeunesse (lycéen et étudiant) ont été les protagonistes du grand processus de mobilisation contre la réforme des retraites de Sarkozy. Dans les huit journées de grève et mobilisation où jusqu’à 3,5 millions de personnes ont défilées dans la rue et malgré la stratégie d’épuisement de la bureaucratie syndicale, des grèves reconductibles se sont développées (dans des secteurs stratégiques comme les raffineries, les ports, la SNCF, avec des blocages d’entreprises, de dépôts de carburants, etc. À côté de cela on a vu aussi des tendances à l’auto-organisation, avec les AG interpros en particulier. Dans leur ensemble se sont bien des tendances à la grève générale qui se sont exprimées.

Cependant l’extrême gauche française n’a pas été à la hauteur. Ni LO ni le NPA ne se sont présentés comme une alternative aux bureaucraties de la CFDT et de la CGT qui pendant tout le conflit ont attendu que le gouvernement ouvre la porte des négociations, sans jamais exiger le retrait de la loi et en attendant que le mouvement ne s’épuise. LO a directement refusé de défendre le mot d’ordre de grève générale, se subordonnant aux directions officielles sous prétexte que « le rapport de forces » était trop faible pour cela. Même si de nombreux militants du NPA étaient eux en première ligne des blocages, la direction du parti s’est abstenue de toute critique publique à l’égard de la bureaucratie syndicale, abandonnant par conséquent toute exigence de retrait de la loi en défendant la perspective de chasser Sarkozy du pouvoir par la grève générale. Seul le Collectif pour une Tendance Révolutionnaire (CTR) du NPA a défendu la nécessité de combattre le projet de loi par la grève générale, pour que Sarkozy s’en aille, mais également l’extension des structures d’auto-organisation en alliance avec les lycéens, en bataille ouverte contre la politique d’épuisement mise en œuvre par la bureaucratie.

Cependant, ni la tendance à la grève générale ni l’attitude conservatrice de LO et de la direction majoritaire du NPA ne sont tombées du ciel. Dans les luttes qui se sont développées en France depuis 2009 (Continental, Molex, Sony, Freescale, Total, Philips, New Fabris, la SNCF, Toyota, Goodyear, Caterpillar, etc.) nous en avons eu les premiers exemples. On a pu voir, d’une part, comment le lambertisme se fondait là où il était présent avec la bureaucratie de FO pour freiner le développement des luttes et, de l’autre, comment LO était incapable de proposer une alternative face à la fermeture de Continental.

Dans le cas de LO on peut ajouter leur intervention dans la grève générale en Guadeloupe où ils faisaient partie, à travers leur groupe Combat Ouvrier, de la direction du « Collectif contre l’exploitation outrancière » (LKP, front unique d’organisations politiques et syndicales) mais sans constituer une alternative face aux secteurs nationalistes-bourgeois de l’UGTG, sans développer les tendances à l’auto-organisation ou la remise en question de la domination colonialiste française. Cela a permis en dernière instance que la grande potentialité du mouvement puisse être contenue avec une augmentation salariale, sans que ne soit proposée le développement de la grève un sens révolutionnaire [46].

On a pu voir en même temps comment la direction majoritaire du NPA négligeait les luttes alors même que ses militants y intervenaient. C’est le cas par exemple qu’il y avait des militants son parti dans la direction même du conflit comme à Phillips Dreux. Ce n’est pas par hasard si le dirigeant de l’aile gauche de cette usine est un des membres fondateurs du Collectif pour une Tendance Révolutionnaire du NPA, constitué pour lutter pour une alternative face à la dérive électoraliste de la direction majoritaire. Nous parlons donc d’une série de conflits où les travailleurs ont mené des luttes très dures et où aucune de ces directions n’a été capable d’être à la hauteur.

Tous ces exemples nous montrent sur le terrain de la lutte de classes non seulement le refus de ces courants à transformer chacun de ces conflits ouvriers en des grands combats de classe qui essayent de modifier d’une manière ou d’une autre le rapport de forces réel ou, comme disait Rosa Luxembourg, transformer « les grèves de protestation » en « grève de lutte » [47]. Cela montre également le défaitisme de ces organisations face à la possibilité d’accélérer la maturation de secteurs d’avant-garde du mouvement ouvrier forgé dans ces combats.

Le processus de grèves et mobilisations d’octobre/novembre 2010 en France a montré les conséquences de ce défaitisme et son poids face à des événements plus importants de la lutte de classes qui pourraient surgir. Ces conclusions sont fondamentales non seulement pour l’Europe mais aussi pour les pays où la crise capitaliste, malgré les premières secousses de 2009, n’a pas encore frappé de plein fouet.

Dans le cas du PSTU nous avons vu comment il n’a même pas proposé de mener une lutte sérieuse face au licenciement de 4270 travailleurs d’Embraer, alors que le PSTU se trouve à la tête du Syndicat des travailleurs de la métallurgie de Sao José dos Campos, la grande banlieue de Sao Paulo où se trouve le site de production. Du côté du PO, conséquence de son désengagement des syndicats, il se retrouve à l’extérieur du principal phénomène d’organisation en marge de la bureaucratie que mène la classe ouvrière argentine pour la première fois depuis des décennies, « le syndicalisme de base ».

Un exemple tout autre que l’on pourrait citer est le conflit de Kraft- Argentine en 2009. Cette grève a démontré à échelle réduite comment la combinaison entre la préparation d’un secteur d’avant- garde à l’intérieur d’une usine avec la disposition subjective du PTS de transformer un conflit ouvrier dans une grande bataille de classe, comptant sur la solidarité de secteurs du mouvement étudiant et de chômeurs, en forçant les réformistes à un front unique tout en les combattant en même temps, avec un programme correct, a pu permettre de faire face à l’attaque simultanée d’une des principales multinationales américaines, de l’État argentin, de la bureaucratie syndicale et même de l’ambassade américaine. Nous considérons qu’il n’est pas exagéré de dire que la lutte de Kraft, ayant eu une grande répercussion au niveau national en Argentine, a été un facteur important pour stopper la vague de licenciements qui à l’œuvre dans l’industrie en Argentine et que les patrons justifiaient par l’impact de la crise.

Ce qui est en jeu ce n’est pas une histoire de victoires ou d’échecs. Les exemples que nous présentions, aussi bien celui de Continental que la grève générale en Guadeloupe, pourraient être catalogués comme des victoires ou des victoires partielles du point de vue des revendications de base du conflit. Mais le cas des travailleurs de Continental n’a signifié que l’obtention d’indemnités et la disparition de l’usine, tandis que la Guadeloupe a été marquée par le déploiement d’une énergie révolutionnaire énorme, avec plus de cent jours de grève générale, pour que le mouvement n’arrache qu’une concession aussi provisoire qu’une augmentation salariale. Une question se pose donc : quel est le bilan de l’intervention de LO dans ces conflits quant au travail de développement d’une avant-garde ouvrière révolutionnaire, ou potentiellement révolutionnaire ?

Si l’on poursuit avec l’exemple de Kraft, et sans prendre un autre exemple important comme l’a été, et continue à l’être, le Syndicat Céramiste de Neuquén et de Zanon, la nouvelle commission interne (comité d’usine) de Kraft qui s’est construite pendant le conflit même (formée par des ouvriers du PTS et des indépendants) après que les travailleurs ont fait leur expérience avec la direction maoïste précédente qui avait trahi la lutte de 2009 mais également la commission interne de Pepsico dirigée par le même courant syndical sont le moteur du processus de rassemblement de l’avant-garde ouvrière dans la grande banlieue Nord de Buenos Aires, la plus grande concentration ouvrière du pays.

Mais encore une fois il ne s’agit pas seulement de victoires. L’expérience de Kraft aurait été impossible sans qu’auparavant, à des moments où le gouvernement était dans une situation de force, il n’y ait eu des luttes emblématiques qui ont cependant été des échecs comme celle de l’usine textile Mafissa ou comme la semi-défaite de TVB-Jabón Fédéral. Ce sont l’expérience et les leçons de ces luttes qui ont permis de préparer un conflit comme celui de Kraft. Mais quelles leçons révolutionnaires pour de futurs combats peuvent être tirées d’une lutte non menée comme celle d’Embraer ?

Ces conflits peuvent non seulement être utilisés comme des « écoles de guerre », comme partie prenante de la préparation pour des processus généralisés comme celui d’octobre-novembre 2010 en France et, à un échelon plus élevé, pour la guerre de classes elle-même qu’est la révolution. Mais ces « écoles de guerres » exigent d’être préparées auparavant pour qu’elles puissent jouer effectivement leur rôle. Cela implique la construction de fractions révolutionnaires qui puissent diriger les batailles.

C’est ce qui s’est passé dans la lutte de Kraft, à Zanon mais également en 2010 lors de la lutte des travailleurs des chemins de fer de la ligne Roca de Buenos Aires : une lutte contre la précarité et pour la titularisation de plus de 1500 travailleurs ; une lutte qui s’est installée dans l’actualité politique argentine quand la bureaucratie syndicale de l’Unión Ferroviaria a assassiné un militant du PO et de la Fédération Universitaire de Buenos Aires, Mariano Ferreyra, provoquant une crise nationale qui ne s’est désamorcée qu’à la faveur du décès de l’ex président Néstor Kirchner. Cette lutte a été le point le plus élevé d’une série de batailles entamées depuis 2002 dans le secteur. Depuis cette date le courant syndical Bordó (formés par des cheminots du PTS et des indépendants) est à la tête des luttes contre la précarité, d’abord contre les licenciements chez les sous traitants comme Técnica Industrial et ensuite Poliservicios, puis jusqu’en 2005 quand, avec les mouvements piqueteros, on a réussi à obtenir la titularisation des travailleurs de Catering World. C’est ainsi que l’on a réussi à en finir avec la précarité sur la ligne Roca en parvenant même à faire embaucher des chômeurs en CDI. 38 blocages des voies ferrées et 127 blocages de billetteries durant cette lutte ont permis de se préparer à la bataille en 2010 pour la titularisation des 2052 nouveaux travailleurs des sous-traitants depuis 2005.

Contre ceux qui considéraient « parfaitement gauchiste » la revendication de titularisation des 2052 travailleurs précaires, le courant syndical Bordó s’est mis à la tête de la lutte pour cet objectif qui a finalement été obtenu et qui constitue peut-être l’une des plus importantes victoires dans un conflit dans une entreprise depuis la chute de la dictature en 1983. Aujourd’hui cette lutte est devenue l’un des exemples pour l’avant-garde ouvrière argentine.

Pour conclure nous pouvons affirmer qu’en finir avec le défaitisme à l’égard du mouvement ouvrier est le point de départ fondamental pour que le trotskysme, continuité du marxisme révolutionnaire, puisse renouer avec ce qui le différencie de toute autre tradition militante : fusionner, dans la pratique, avec l’avant-garde ouvrière dans une perspective révolutionnaire.

TROISIÈME PARTIE : LES LIMITES DE LA RESTAURATION BOURGEOISE ET LES NOUVELLES CONDITIONS POUR LA RECONSTRUCTION DU MARXISME RÉVOLUTIONNAIRE

La crise que traverse le capitalisme actuellement pose de nouvelles conditions historiques qui placent la « restauration bourgeoise » face à ses propres limites. Même si cette période de « restauration bourgeoise » a signifié une grande défaite pour le prolétariat mondial et a donné un nouvel élan à la domination capitaliste (et en ce sens on peut parler de « restauration » par analogie avec la restauration bourbonienne), comme nous l’avons souligné cette restauration n’a pas signifié l’instauration d’un capitalisme homogène comme aurait pu le prévoir Adam Smith, repris par Arrighi, mais bien un approfondissement des contradictions du capitalisme lui donnant un caractère encore plus explosif. En même temps, bien que dans des conditions de grande fragmentation interne, la classe ouvrière a regonflé ses rangs à des niveaux sans précédents.

Aujourd’hui nous faisons face aux premières conséquences de la crise. Guerre des monnaies, frictions au sein du G20 pour définir qui paye les coûts de la crise, nouvelles tensions géopolitiques, révélations qui mettent à nu la diplomatie impérialiste et le recul des USA comme puissance hégémonique. Nous voyons comment en Europe (alors que l’existence même de l’Euro est menacée) une succession d’attaques déflationnistes se produisent en Grèce, dans l’État espagnol, au Portugal, et ce dans un contexte où les deux années de crise avaient déjà commencé à dégrader les conditions de vie des masses et plus particulièrement des plus exploités.

En 2010 nous avons vu les premières réponses de la classe ouvrière et des opprimés. D’une part, l’explosif prolétariat asiatique, qui compte en Chine avec presque 200 millions de nouveaux travailleurs qui ont migré vers les villes au cours des vingt dernières années, a commencé montrer sa force dans plusieurs conflits d’usine. D’autre part la puissante classe ouvrière européenne, avec pour centre les grèves et mobilisations massives contre les attaques de Sarkozy, a été protagoniste des premiers affrontements contre la bourgeoisie impérialiste qui prétend faire payer la crise aux travailleurs. 2011 commence avec le soulèvement des opprimés en Afrique du Nord et Moyen Orient. Les processus révolutionnaires se multiplient. De Tunisie en Egypte, d’Egypte en Libye. Ce sont les réponses les plus importantes des masses jusqu’à présent face à la crise mondiale qui font trembler la structure des dictatures pro-impérialistes dans la région.

La crise montre que le capitalisme se retrouve dans l’impossibilité de garantir les conditions du « pacte néolibéral » avec les classes moyennes et les secteurs privilégiés du prolétariat. Il menace en même temps de faire basculer dans la misère la grande majorité de la classe ouvrière et la population mondiale. Le sauvetage étatique massif des capitaux impérialistes et la nécessité de nouvelles avancées réactionnaires révèlent de plus en plus ouvertement le caractère dégradé des démocraties néolibérales, pas seulement dans les semi-colonies mais aussi dans les pays impérialistes eux-mêmes. Tout cela met également à nu l’hypocrisie de l’impérialisme qui soutient des dictatures de tout type pour protéger ses intérêts en Afrique et au Moyen Orient.

L’évolution de ces tendances, avec des tensions géopolitiques de plus en plus fortes produites par la crise, posent les limites de l’avancée de la réaction impérialiste dans un cadre relativement pacifique. Cela pose également les prémisses de la fin de l’étape de la « restauration bourgeoise » et la réactualisation des conditions de l’époque impérialiste de crises, guerres et révolutions. Voilà les conditions pour la reconstruction du marxisme révolutionnaire au début de notre siècle.

Comme nous l’avons signalé au début pour la classe ouvrière l’élément essentiel de la maturation de ses intérêts est déterminé par son expérience historique accumulée et son éducation au cours du processus même de la lutte de classes. Cette continuité peut seulement être soutenue par son avant-garde organisée puisque sous les conditions du capitalisme cela ne peut jamais être le patrimoine de la classe dans son ensemble. Cette expérience accumulée a eu ses expressions plus importantes dans la III Internationale, dans ses quatre premiers congrès avant que ne se produise sa dégénérescence. Elle s’est poursuivie à travers l’héritage de Trotsky et de la IVème Internationale. Cette tradition comme nous l’avons dit, a été rompue après la seconde guerre mondiale, en ne se conservant que très faiblement dans le trotskysme post-Yalta à travers des « fils de continuité » ténus à travers les résistances opposées aux déviations les plus ouvertes. Cette rupture s’est approfondie cependant au cours des trente années de restauration bourgeoise.

Cette rupture de la tradition révolutionnaire et l’absence de révolution pendant des décennies (même si l’Égypte, la Libye et les processus dans le monde arabe marquent peut être un changement dans cette tendance) fait qu’établir un rapport étroit avec la classe ouvrière sans reconstruire un cadre stratégique en partant du plus avancé, de ce qu’a donné l’expérience du mouvement ouvrier et de la théorie révolutionnaire, en tirant un bilan profond de l’expérience précédente, signifie inévitablement dégénérer. La classe ouvrière traîne plusieurs décennies de retard subjectif dans les conditions imposées par la restauration.

Comme l’affirmait cependant le fondateur du parti bolchevique, « une théorie révolutionnaire juste […] ne se forme définitivement qu’en liaison étroite avec la pratique d’un mouvement réellement de masse et réellement révolutionnaire ». C’est pourquoi il est impossible de redéfinir ce cadre stratégique en dehors du lien étroit avec la classe ouvrière réelle, parce que même si la théorie révolutionnaire peut être développée éventuellement dans des conditions d’isolement (comme par exemple Marx à la British Library ou Lénine en Suisse pendant la Première guerre mondiale), le marxisme révolutionnaire ne peut avancer vers ses formes vives et définitives que lorsqu’il est lié à la lutte et à l’organisation de la classe ouvrière.

Actuellement nous nous trouvons aux débuts d’une nouvelle période historique. Face aux limites de la « restauration bourgeoise » se lève de nouveaux « printemps des peuples » dont la profondeur n’est pas encore possible de mesurer. Le « printemps des peuples » de 1848 a traversé toute l’Europe et sa périphérie, depuis la France où se sont développés les premiers affrontements classiques de la lutte de classes moderne, en passant par la Prusse, l’Italie, l’Autriche arrivant même à des pays comme le Brésil. Ce « printemps » de 1848 a marqué la naissance du prolétariat moderne.

A cette époque-là, comme le souligne Trotsky dans « A 90 ans du Manifeste Communiste », Marx et Engels croyaient voir les symptômes de l’épuisement historique du capitalisme comme système et surestimaient la maturité révolutionnaire du prolétariat. Cela a été différent à l’époque impérialiste de déclin du capitalisme où il est devenu un système absolument réactionnaire et on a vu comment la bourgeoisie a dû avoir recours à la destruction massive de forces productives lors de deux guerres mondiales pour maintenir sa domination face à sa propre crise (bien supérieure à celle dont furent témoins les fondateurs du marxisme) et aux révolutions qui ont traversé la planète au XXe siècle.

Aujourd’hui ce nouveau « printemps » marque le début du resurgissement de la classe ouvrière dans les conditions imposées par des décennies de restauration bourgeoise. Mais l’histoire ne se répète pas et ce n’est pas pour cela que l’on doit se préparer. On sait que dans le déclin du capitalisme impérialiste sa victoire ne peut signifier que la barbarie. Nous avons à notre disposition l’expérience d’un siècle et demi de luttes révolutionnaires.

Pour que les nouveaux évènements de la lutte de classes, dans le cadre de la crise capitaliste, puissent rompre le continuum de l’histoire il faut réactualiser cette expérience et la transformer en force matérielle, avec des partis révolutionnaires et à travers la reconstruction de la IVème Internationale. C’est à cela que nous nous préparons.


[1Voir à ce propos L. Lif et J. Chingo, « Transitions à la démocratie », Estrategia Internacional n°16, Buenos Aires, 2000.

[2Selon l’OIT vers la fin 2009 45.6% des travailleurs du monde vivent dans la pauvreté avec moins de 2 dollars par jour. Près de la moitié des travailleurs du monde dispose d’un emploi précaire (« vulnerable employment »). Voir ILO, « Global employment trends », Genève, janvier 2010.

[3Voir C. Cinatti « La actualidad del análisis de Trotsky frente a las nuevas (y viejas) controversias sobre la transición al socialismo », Estrategia Internacional n° 22, Buenos Aires, novembre 2005.

[4Ces processus contre les régimes staliniens, avec des mobilisations de masses pour la plupart pacifiques, à l’exception de la Roumanie qui a fini avec des milliers de morts et l’exécution de Ceaucescu, se sont développés contre les attaques contre les conditions de vie des masses et les plans du FMI mis en œuvre par la bureaucratie. Mais en l’absence d’une direction révolutionnaire elles ont terminé dirigées par de secteurs restaurationnistes ce qui a fait qu’elles débouchent non seulement sur une restauration capitaliste mais se traduisent de surcroît par de nouvelles pénuries pour les masses et un fort recul des conditions de vie.

[6Voir G. Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise. Max Millo, Paris, 2009.

[7Idem, p. 94

[8Voir P. Anderson, « Two revolutions », New Left Review n°61, Londres, Janvier-Février 2010.

[9Voir J. Chingo, « Mitos y realidad de la China actual », Estrategia Internacional n° 21, Buenos Aires, septembre 2004

[10Celles-ci constituent 80% des recettes des paysans. Voir R. Poch-de-Feliu, La actualidad de China, Ed. Crítica, Barcelone, 2009, p. 109.

[11Poch-de-Feliu, op. cit.

[12Voir : Chingo, Juan, “El capitalismo mundial en una crisis histórica”, Estrategia Internacional n° 25, décembre 2008

[13Concept développé par David Harvey qui tend à l’opposer aux mécanismes d’accumulation à travers l’exploitation capitaliste proprement dite. Voir Martin Noda « Países imperialistas e imperialismo capitalista » Lucha de Clases n° 4, Buenos Aires, novembre 2004.

[14Walker, Richard, “Karl Marx between two worlds : the antinomies of Giovanni Arrighi’s Adam Smith in Beijing”, en Historical Materialism 18, Leiden, 2010.

[15Voir Noda, Martín, op. cit.

[17D. Harvey, Le Nouvel impérialisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2010.

[18Ibid.

[19Voir J. Chingo, « Crisis y contradicciones del ‘capitalismo del siglo XXI’ », Estrategia Internacional n° 24, Buenos Aires, décembre 2007-janvier 2008.

[20D. Bensaïd, La discordance des temps, Editions de la Passion, Paris, 1995

[21A. Badiou, D’un Désastre obscur. Sur la fin de la vérité d’Etat. Editions de l’Aube, Paris, 1991.

[22Par la suite il n’y eu que des « révolutions passives », comme a indiqué Gramsci, elles se sont produites de manière très différente. Comme dit Perry Anderson : « Les dernières révolutions capitalistes en Allemagne, en Italie et en Japon révèlent un modèle de réalisation très particulier particulière. Dans ce modèle on peut aussi inclure les événements de la Révolution américaine, si nous voulons appeler ainsi la Guerre civile entre le Nord et les États du Sud. Ce n’est pas que la violence diminue. Bien au contraire, la violence a été, plus que jamais, présente dans ces processus historiques. Mais la violence n’était maintenant ni spontanée ni sociale, mais tendait plutôt à être dirigée et à être contrôlée d’en haut. Maintenant c’était la violence des grandes armées régulières de la fin du siècle XIX, exercée avec des moyens de guerre industrialisés. »

[23Comme l’a souligné Trotsky, « L’année 1848 diffère déjà énormément de 1789. Comparées à la grande Révolution, les révolutions prussienne et autrichienne surprennent par leur insignifiance. En un sens, elles ont eu lieu trop tôt, et, en un sens, trop tard. Il faut, à la société bourgeoise, une gigantesque tension de forces pour régler radicalement ses comptes avec les seigneurs du passé ; cela n’est possible que par la puissance de la nation unanime, se dressant contre le despotisme féodal, ou par un ample développement de la lutte des classes au sein de la nation en lutte pour son émancipation. Dans le premier cas, qui s’est réalisé en 1789-1793, l’énergie nationale, comprimée par la terrible résistance de l’ordre ancien, se dépensa entièrement dans la lutte contre la réaction ; dans le second cas, qui ne s’est encore jamais produit dans l’histoire, et que, en ce moment, nous considérons seulement comme une possibilité, c’est une guerre de classe « intestine », au sein de la nation bourgeoise, qui produit l’énergie effectivement nécessaire pour triompher des forces obscures de l’histoire ».

[24R. Freeman, « China, India and the doubling of the global R. Freeman, « China, India and the doubling of the global labor force : who pays the price of globalization ? », The Globalist, 03/06/2005

[25Voir E. Molina, « A dónde va América Latina ? », Estrategia Internacional n° 22, Buenos Aires, novembre 2005.

[28P. Anderson, Sur le marxisme occidental, La Découverte, Paris, 1988

[29Voir I. Deutscher, Le prophète hors-la-loi, UGE, Paris, 1980

[30Voir N. Machiavel, « Des nouveaux Etats qu’un prince acquiert par sa valeur et ses propres armes » (chapitre VI), Le Prince (1513)

[31A. Gramsci « Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne », 7 : « Le parti politique », 1932-1933, Cahiers 13, 14 et 15, in Antonio Gramsci. Textes, Paris, Éditions sociales, Paris, 1983.

[32L. Trotsky, « 90 ans de Manifeste communiste », 30/10/1937, www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1937/10/371030.html

[33L. Trotsky, « Manifeste d’alarme », 23/05/1940

[34L. Trotsky, Le Programme de Transition, (chap. 13), 1938

[35Voir E. Albamonte et M. Romano, « Trotsky y Gramsci. Convergencias y divergencias », Estrategia Internacional n° 19, Buenos Aires, janvier 2003

[36M. Pablo, Où allons-nous ?, 1953.

[37« Revoluciones cualquiera » et « direcciones calquiera ». Il s’agit-là d’une référence aux théories développées par Nahuel Moreno

[38Voir W. Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire, 1940.

[39Voir E. Albamonte et M. Romano, « Trotsky y Gramsci », art. cit.

[40J. W. Stutje, Ernest Mandel : A Rebel’s dream deferred, Londres, Verso, 2009.

[41Voir J. Barnes, Their Trotsky and ours. Communist continuity today. Pathfinder, New York, 2002.

[42Voir D. Bensaïd, Eloge de la politique profane, Albin Michel, Paris, 2008, p.165

[43Voir M. Hernández, El veredicto de la historia, Editions Sudermann, Sao Paulo, 2008.

[44Sur le terrain idéologique, face à la tempête postmoderne, se produit un virement à gauche chez les intellectuels qui se concrétise dans la publication en 1993 Les Spectres de Marx de Derrida et une année plus tard de La Misère du Monde de Pierre Bourdieu. Dans le cas du premier, Derrida, qui lui-même se définissait comme non-marxiste, il s’agit de relégitimer la discussion sur Marx, tandis que le second mène une recherche détaillée sur les conditions de vie de la classe ouvrière française.

[45Voir C. Cinatti , « Quel parti pour quelle stratégie ? », Estrategia Internacional n°24, Buenos Aires, décembre 2007

[47R. Luxemburg, Réforme ou révolution ? Grève de masse, parti et syndicat (1906), Paris, La Découverte, 2001



Facebook Twitter

Matías Maiello

Sociologue et professeur à l’université de Buenos Aires (UBA). Membre de la rédaction internationale du Réseau International de quotidien auquel appartient Révolution Permanente.

« La pensée de Lénine et son actualité » : Inscris-toi au cycle de formation de Révolution Permanente

« La pensée de Lénine et son actualité » : Inscris-toi au cycle de formation de Révolution Permanente

L'actualité du parti léniniste

L’actualité du parti léniniste

La collaboration Hitler-Staline

La collaboration Hitler-Staline

Défaire le mythe de la transition énergétique

Défaire le mythe de la transition énergétique

Notes sur la bataille idéologique et l'actualité de la théorie de la révolution permanente

Notes sur la bataille idéologique et l’actualité de la théorie de la révolution permanente

Servir la révolution par les moyens de l'art. Il était une fois la FIARI

Servir la révolution par les moyens de l’art. Il était une fois la FIARI

La lutte pour recréer l'internationalisme révolutionnaire

La lutte pour recréer l’internationalisme révolutionnaire

Pacifiste, mais pas trop. La France insoumise et la guerre

Pacifiste, mais pas trop. La France insoumise et la guerre