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Palestine, féminisme et pacifisme

Les « Guerrières de la Paix » : derrière le pacifisme, un refus de s’opposer à l’État colonial d’Israël

Alors qu’Israël opère un véritable génocide à Gaza, des féministes « humanistes » et essentialistes appellent à la paix et à la réconciliation. Une position qui revient à défendre un statu quo colonial, en contradiction avec le droit à l’auto-détermination du peuple palestinien et la libération de toutes les femmes.

Floé Brique

14 novembre 2023

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Les « Guerrières de la Paix » : derrière le pacifisme, un refus de s'opposer à l'État colonial d'Israël

Ces derniers mois, Hanna Assouline a sillonné les plateaux de différents médias. Figure et fondatrice de l’association « Guerrières de la paix », elle revendique un discours « nuancé » sur la situation en Palestine et en Israël, qui a notamment obtenu l’approbation de Sandrine Rousseau. Elle souligne qu’il est contre-productif et désinformateur d’uniformiser juifs et musulmans en blocs déshumanisés, monolithiques et univoques, dressés les uns contre les autres. Mais plus que cela, elle se réclame d’une tradition « humaniste », de justice et de paix, et prône la reconnaissance des souffrances mutuelles des Palestinien·ne·s et des Israélien·ne·s.

Le samedi 22 octobre, la fondatrice des Guerrières de la Paix était à l’initiative d’un rassemblement « sans slogan ni pancarte » d’environ 200 personnes, appelant à se recueillir et à partager les deuils israélien et palestinien. Le même jour, 30 000 personnes manifestaient place de la République pour demander l’arrêt des opérations militaires d’Israël à Gaza. Si les militantes tenaient à maintenir ce rassemblement, c’était pour faire entendre une autre voix, selon laquelle il n’y a pas à choisir de camp « si ce n’est celui de la paix ».

Guerre et paix : quelle guerre ? quelle paix ?

Derrière des intentions louables au premier abord, ce discours pacifiste tend à masquer la réalité de la situation en Palestine. Dans le discours de la militante, il n’est question ni d’histoire coloniale, ni de régime d’apartheid, ni de rapport de domination institutionnalisé. En affirmant que le principal problème serait l’invisibilisation des morts d’un côté comme de l’autre, les Guerrières de la Paix ne tendent pas seulement à dépolitiser la guerre actuelle en la réduisant au nécessaire recueillement vis-à-vis des victimes : elles refusent d’inscrire la situation actuelle comme le produit de l’oppression coloniale exercée sur le peuple palestinien avec le soutien des grandes puissances occidentales depuis 75 ans.

Dès lors, la « nuance » à introduire au nom de la paix consiste à refuser de mettre en perspective la guerre en cours dans son histoire. La violence coloniale et celle de la lutte du peuple palestinien sont renvoyées dos à dos, condamnées par la morale humaniste comme autant d’expressions d’une logique « de la haine, de la destruction, de la négation de l’autre » qu’il faudrait rejeter indifféremment.

Hanna Assouline va jusqu’à décréter que, s’il y a une légitimité palestinienne à l’autodétermination, alors on pourrait aussi dire que le projet à l’origine de l’occupation israélienne « s’inscrit plutôt dans les luttes décoloniales, de liberté et de droit à l’autodétermination ». Une position qui finit par relativiser grossièrement, pour ne pas dire ouvertement nier, l’oppression coloniale subie par les Palestinien·ne·s. Derrière la prétendue « neutralité » donc, une complicité particulièrement problématique au moment où ces dernier·e·s subissent un génocide.

Une essentialisation des femmes au service d’une vision enchantée d’Israël

Les Guerrières de la paix inscrivent leur prise de position dans une perspective féministe, selon laquelle « les femmes ont un rapport à l’engagement plus pragmatique. Elles sont ancrées dans la vie, dans le réel, dans le quotidien, et c’est ce qui leur permet aussi de se détacher des discours politiques, des clivages partisans, pour être réellement dans cet instinct de préserver la vie, de préserver l’avenir de leurs enfants et de leur communauté. ». Leur proposition politique pour résoudre le conflit en Palestine est de concrétiser la résolution 1325 de l’ONU, selon laquelle les femmes doivent être davantage incluses dans les processus de paix. En ce sens, les Guerrières de la Paix attribuent l’échec de la solution à deux États au fait qu’il n’y avait quasiment pas de femmes, par « instinct » plus aptes à pouvoir résoudre de tels conflits, dans les négociations.

Un discours qui essentialise les femmes, en les renvoyant au rôle social auquel voudrait les assigner le patriarcat : celui du soin, de l’entretien du lien social, de la compassion, par opposition au rôle intrinsèquement masculin que serait celui de la guerre, de la lutte politique et du pragmatisme. Une conception conservatrice et réactionnaire, qui semble surtout particulièrement ignorer à quel point les femmes sont historiquement à l’initiative des révoltes ouvrières et populaires contre les régimes en place et leurs oppresseurs.

Un fait qui se constate en Palestine, où il existe un féminisme palestinien qui a dans son ADN la lutte de libération nationale. Il suffit de penser, comme l’explique notamment la chercheuse Cecilia dalla Negra, spécialisée sur la question des femmes et de la Palestine, au rôle de l’Union générale des femmes palestiniennes créée en 1965. « À partir de ce moment, leur participation, centrale, culminera avec leur rôle actif dans la lutte armée dans les années 1960, considérées comme "l’âge d’or" du féminisme palestinien. Avec la création, au cours des années 1970, des comités de travail des femmes, c’est une nouvelle génération radicale de militantes qui émerge. Elles mettent noir sur blanc l’urgence de joindre au combat pour la libération nationale celui du féminisme et de la lutte des classes dans une approche qu’on pourrait qualifier d’"intersectionnelle", avant la lettre. »

De fait, le discours pacifiste des Guerrières de la paix, s’il se revendique d’une tradition féministe humaniste et universelle, efface l’histoire de la lutte des femmes palestiniennes et le statut colonial qui les séparent des femmes israéliennes. Partagé par une partie du féminisme israélien, ce discours vise à masquer la dimension coloniale inhérente à la construction de l’État israélien, la dépossession des territoires palestiniens, et la situation historique d’oppression du peuple palestinien, qui rendent inenvisageable une « solution à deux Etats » revendiquée par l’ONU.

C’est que, comme le rappelle la chercheuse sur les mondes arabes et musulmans Elisabeth Marteu, « le féminisme israélien [est] essentiellement un mouvement critique à l’égard de la militarisation et de la virilisation de la société israélienne, mais sans dénonciation des autres rapports de pouvoir, notamment de classe et de race. » On se situe là dans un pacifisme abstrait à la sauce féministe, détaché de toute perspective politique et stratégique. Toujours selon Élisabeth Marteu : « L’exemple des mouvements de femmes israéliennes et palestiniennes pour la paix est probant tant il a provoqué des déceptions à la hauteur des espoirs qu’il avait pu susciter dans les années 1990. […] Personne ne conteste le bien-fondé des rencontres et des initiatives pacifistes, personne ne conteste non plus l’importance du dialogue entre Israéliennes et Palestiniennes, mais rares sont celles et ceux continuant de croire que leurs actions dépasseront les frontières et les rapports de pouvoir maintenus politiquement. »

Leçon féministe de Palestine

Dans ses interventions, Hanna Assouline redéfinit ainsi les contours du conflit en une opposition abstraite entre un camp de la paix, foncièrement féminin, et un camp de la guerre, foncièrement masculin. Si cette manière de dépolitiser et de déshistoriciser la guerre en cours rencontre un certain succès médiatique en faisant appel à un sens commun patriarcal sur le rôle des femmes, il revient à défendre le maintien du statu quo : le choix de ne pas choisir apparaît comme une audace, quand il n’est en réalité que le choix de laisser faire le massacre en cours à Gaza et de ne pas s’opposer à l’Etat d’Israël. À rebours de la logique des Guerrières de la Paix, celles et ceux qui militent pour l’émancipation de toutes les femmes ont tout intérêt à s’intéresser aux luttes palestiniennes pour l’autodétermination et aux revendications des femmes au sein de celles-ci.

Ces dernières années, une nouvelle génération de militantes a émergé en Palestine autour du mouvement Talia’at en clamant haut et fort « Notre terre natale ne sera pas libre sans libération des femmes ! ». En effet, pour maintenir sa domination, le système colonial d’Israël instrumentalise et renforce fermement la structure patriarcale de la société palestinienne comme un moyen de division, de contrôle et de répression. Comme le montrent de nombreuses études, l’État d’Israël a notamment favorisé l’émergence du Hamas, organisation islamiste particulièrement réactionnaire concernant les droits des femmes, dans l’espoir d’affaiblir l’influence de l’OLP et les tendances plus radicalisées à gauche au sein de la résistance palestinienne. Dès lors, si la libération de la Palestine ne peut advenir qu’à condition que les femmes palestiniennes prennent part à la lutte de libération nationale d’égale à égale avec leurs camarades hommes, moyennant une bataille constante contre les préjugés sexistes qui infusent dans la société, réciproquement leur libération en tant que femmes ne pourra advenir qu’avec le démantèlement de l’État d’Israël, la fin de l’apartheid et la libération de leur territoire.

En cela, quand les militant·e·s féministes palestiniennes de Talia’at se soulèvent en 2019 suite au féminicide d’une jeune femme (Israa Gharib) cet été-là, elles s’inscrivent dans la généalogie de la première intifada, dans les années 1980 : « À l’occasion du soulèvement palestinien contre l’occupation israélienne, les Palestiniennes investirent d’abord massivement l’espace public protestataire tout en menant des activités de soutien dans les comités populaires – éducation, services, cuisine, etc. Le développement d’associations féministes se fit très progressivement vers la fin de l’Intifada avec la volonté affichée par quelques militantes de saisir l’opportunité offerte par cette mobilisation féminine sans précédent pour promouvoir la libération des femmes. Il était entendu que les Palestiniennes avaient commencé à œuvrer pour leur propre émancipation en participant à la résistance de leur peuple », explique Elisabeth Marteu. Ainsi, la lutte pour l’auto-détermination du peuple palestinien et celle pour l’émancipation des femmes sont intrinsèquement liées.

Pour un féminisme anti-impérialiste

Contrairement à ce qu’affirment les Guerrières de la paix, la responsabilité des féministes extérieures au conflit ne peut pas être d’appeler simplement « à l’apaisement, à la tolérance, et à la paix », ni de nourrir les illusions d’une interpellation d’Israël et des Palestinien·ne·s depuis les pays impérialistes. Si le but des féministes est de mettre fin à l’oppression de toutes les femmes, alors il est fondamental que les féministes soutiennent l’auto-détermination du peuple palestinien comme une condition sine qua none pour l’émancipation des femmes palestiniennes.

Depuis la France, cela implique en premier lieu de lutter contre l’impérialisme français en exigeant non seulement l’arrêt immédiat des bombardements et de l’occupation israélienne, mais aussi l’arrêt des livraisons d’armes par les grandes entreprises et par l’État française, ainsi que la fin de la criminalisation par ce dernier du mouvement de solidarité avec la Palestine. C’est dans ce sens que le collectif Du Pain et des Roses soutient, dans la continuité de la tribune féministe, signée par une centaine d’organisations, la création de comités féministes pour la Palestine sur tout le territoire, ainsi que l’organisation depuis ces comités de pôles féministes dans les manifestations pour la Palestine et, réciproquement, de pôles anti-impérialistes dans les manifestations du 25 novembre contre les violences faites aux femmes.

Plus profondément, à l’opposé d’un appel abstentionniste à la paix vidée de son contenu historique et politique, contre la chimère d’une « solution à deux États » qui ne peut être qu’à la faveur d’Israël et de ses soutiens occidentaux, Du Pain et Des Roses défendra dans ces pôles la seule perspective féministe viable au Moyen-Orient : celle d’une Palestine ouvrière et socialiste, dans laquelle juif·ve·s et arabes pourraient vivre égales et égaux, et mener ensemble une lutte pour une société débarrassée du patriarcat. Une perspective qui doit s’incarner dès aujourd’hui et depuis les pays occidentaux, non seulement dans les cortèges féministes du 25 novembre, mais aussi par le soutien actif des féministes aux actions de solidarité ouvrière, à l’image des dockers refusant d’acheminer des armes en direction d’Israël. En tant que féministes marxistes révolutionnaires, nous ne voulons pas simplement exprimer notre solidarité avec la lutte du peuple palestinien : nous cherchons aussi les voies pour transformer la situation en montrant que la classe ouvrière a dans ses mains les moyens de remettre en cause l’impérialisme et, ce faisant, de construire les bases d’une société libérée de toute forme d’exploitation et d’oppression.


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