Mémoires en conflit et révolution

25 avril 1974. Cinquante ans et quelques leçons

Jyhane Kedaz

25 avril 1974. Cinquante ans et quelques leçons

Jyhane Kedaz

Le Portugal célèbre cette année les cinquante ans de la révolution des Œillets du 25 avril 1974 qui mit fin à la dictature du régime de Salazar. Mais bien plus qu’une fête pour la liberté et la démocratie, cette séquence, qui court d’avril 1974 à novembre 1975, caractérisée par un intense processus d’auto-organisation à tous les niveaux des classes populaires et du monde du travail représente l’une des pointes les plus avancées des processus révolutionnaires de la seconde moitié du XXe siècle.

Un choc. Au lendemain des élections législatives du 10 mars 2024, le Portugal s’est réveillé avec une cinquantaine de députés d’extrême droite. Le parti populiste Chega, créé en 2019 et composé de nostalgiques du régime de Salazar, est parvenu en quelques années à s’imposer comme la troisième force politique du pays, raflant 18% des voix. Une victoire lourde de symbole, l’année des cinquante ans de la révolution des Œillets de 1974, qui mit fin à la dictature de l’Etat Nouveau (1933-1974) – la plus longue d’Europe.

Pourtant, alors que les populismes d’extrême droite se renforcent partout dans le monde depuis une dizaine d’années, allant jusqu’à gouverner aux Etats-Unis avec Donald Trump, ou encore au Brésil avec Jair Bolsonaro, le Portugal semblait, jusqu’à il y a peu, épargné par la percée politique de cette droite ultra-nationaliste. La violence du régime autoritaire et colonial et son renversement par la révolution des Œillets paraissait agir comme un bouclier contre les idées autoritaires et xénophobes.

L’année des cinquante ans de la révolution connaît également le retour en force de la droite, incarnée par la figure du nouveau Premier ministre, Luis Montenegro, et de son programme de privatisations des services publics et en faveur des grandes entreprises du pays. Un agenda aux antipodes de ce que prônait « l’esprit d’Avril », porté par les masses, à commencer par le droit à l’éducation, à la santé, au logement, à vivre dignement de son travail, à la ville comme à la campagne, mais aussi et surtout le droit à tout transformer, par en bas.

Dans son éditorial d’avril 2024, Sandra Monteiro, directrice de l’édition portugaise du Monde diplomatique, attribue ce retour en arrière à un effacement de la mémoire de la dictature au fil des générations, mais aussi au discours mémoriel dominant au sujet de la révolution : « La dimension disruptive de la période révolutionnaire avec le capitalisme et le colonialisme a progressivement été remplacée, au fil des commémorations officielles, par un récit associant la révolution à une liberté de plus en plus libérale, et à un tremplin vers une modernisation européiste, ouverte à de nouveaux mondes grâce aux fonds reçus lors de l’adhésion à la Communauté économique européenne (CEE) en 1985. »

Au Portugal, la date du 25 avril est en effet associée, de manière consensuelle, « à la liberté » et à « l’ouverture du pays à la démocratie ». La mémoire officielle retient avant tout les photographies des capitaines du Mouvement des Forces armées (MFA), un œillet dans le canon du fusil – image d’Épinal illustrant un coup d’Etat sans effusion de sang. Mais elle omet le plus souvent les millions d’ouvriers, de paysans, d’étudiants, d’habitants des quartiers populaires, qui décidèrent entre 1974 et 1975 de prendre leurs affaires en main, participant à des grèves, occupations et assemblées, à travers le Portugal tout entier, de même que les racines de ce processus, à chercher du côté des guerres coloniales livrées par Lisbonne en Afrique et en Asie où les mouvements de libération avaient commencé à battre en brèche l’ordre dictatorial.

Ce cinquantenaire est ainsi l’occasion d’une large campagne institutionnelle de la part du ministère de la Culture, chapotant près de 500 événements à travers le pays au long de l’année. « Tout le monde est invité », répète la campagne d’affichage placardée dans les espaces publics, avec la collaboration des plus grandes entreprises du pays, des sociétés de transports, à JCDecaux. Dans son film institutionnel d’une trentaine de secondes, la Commission officielle en charge de l’organisation des commémorations célèbre ainsi les capitaines qui ont pris Lisbonne le 25 avril 1974, puis passe directement aux élections constituantes de 1975 avant de faire défiler des images marquantes du Portugal des années 1980 : l’intégration au marché européen et le développement économique du pays. Une façon d’éclipser la période d’intense mobilisation qui va s’étendre d’avril 1974 à novembre 1975, appelée à l’époque « Processus révolutionnaire en cours » (PREC).

Une bataille mémorielle

De quelle « liberté » parle-t-on ? Le 25 avril 1974, le Mouvement des Forces armées (MFA) composé d’officiers épuisés par treize ans de guerre coloniale et influencés par les organisations de gauche, clandestines et interdites sous la dictature, décide de renverser le régime de l’Etat Nouveau en prenant plusieurs points stratégiques de la capitale. A l’époque, l’armée est composée en grande partie de soldats conscrits : des jeunes hommes envoyés à la guerre en Angola, au Mozambique, en Guinée-Bissau, Cap Vert, Sao Tomé ou à Timor-Leste, pour lutter contre les mouvements d’indépendance qui s’étaient levés en armes contre l’ordre colonial de la dictature. Certains ne revenaient jamais, quand d’autres étaient blessés ou traumatisés à vie. Le programme politique du Mouvement des Forces armées comprenait ainsi ces objectifs : la fin de la guerre coloniale, le démantèlement du régime, l’instauration de la démocratie, l’amnistie des prisonniers politiques et l’établissement d’un gouvernement de salut national dans l’attente d’un processus constituant. Le Premier ministre de l’époque, Marcelo Caetano, successeur de Salazar qui avait fait un pas de côté en 1968, démissionne et remet le pouvoir au général Spinola, désigné par le MFA pour présider la Junte de Salut national.

Les militaires ne se doutent pas, à l’époque, qu’en menant une révolution « démocratique » contre le régime, les masses, restées sourdes aux appels à la population à rester chez elle, allaient à leur tour entrer dans la bataille et transformer radicalement la situation. Le processus révolutionnaire est ainsi marqué par des mobilisations ouvrières, étudiantes et populaires pendant un an et demi, qui vont défier l’ordre et la propriété capitaliste à travers la mise en place d’organismes de pouvoir auto-organisé concurrençant l’autorité de l’Etat. Selon l’historienne Raquel Varela, près de trois millions de personnes vont participer à des comités d’entreprises, de locataires, de soldats, dont les représentants sont élus directement et révocables, afin de discuter de la manière dont les Portugais et Portugaises entendent produire, vivre, se loger, étudier, en ville comme à la campagne.

Inspirés par les valeurs de l’internationalisme, les militants de toute l’Europe viennent assister à partir du 25 avril 1974 à l’ébullition du pays. Au Brésil, où la dictature militaire est en place depuis 1964, le chanteur Chico Buarque compose « Tanto Mar », et demande à ses camarades révolutionnaires portugais de « lui laisser un œillet de côté », dans l’espoir que le vent de révolte prenne aussi outre-Atlantique.

Pourtant, la révolution des Œillets est aujourd’hui moins présente dans les références des organisations ou courants de la gauche révolutionnaire. Comme le souligne, encore, Varela, « sept mois seulement après les tragiques événements du 11 septembre 1973 au Chili, un peuple européen triomphe. Pourtant, on se souvient aujourd’hui davantage du Chili que du Portugal, alors même que ce petit pays d’Europe a fait trembler la structure de l’accumulation capitaliste. C’est parce que le rapport des forces sociales fait pression pour que les exemples positifs soient oubliés au profit des expériences de défaite. La mémoire, elle aussi, est un champ de bataille ».

A l’époque, les deux grandes forces à gauche sont le Parti communiste portugais (PCP) – passé de 4000 militants à près de 100 000 dans la foulée de la crise révolutionnaire – et le Parti socialiste (PS), fondé un an plus tôt en Allemagne, et qui va gagner des centaines de milliers de militants et de sympathisants. Le PCP va avoir comme politique de soutenir « l’Alliance MFA-peuple », une collaboration entre le Mouvement des Forces armées et les classes populaires, orientée dans la bataille pour le contrôle de l’Etat mais non pour renverser la totalité des structures économiques, sociales et politiques du pays pour l’instauration d’un véritable pouvoir ouvrier et populaire. A aucun moment la bureaucratie soviétique, qui contrôle la direction du PCP, n’entend remettre en cause réellement l’appartenance du Portugal au « Bloc occidental ». Le PS, dirigé à l’époque par Mário Soares, entretenant un rapport contradictoire de concurrence et de collaboration avec le PCP dont il connaît parfaitement le projet, est surtout préoccupé par l’influence du communisme en la personne des fractions les plus radicales du processus dont il craint de perdre le contrôle. Il prône une « transition démocratique » dans le cadre d’une démocratie parlementaire comme gage de stabilité.

Le Portugal vit pendant un an et demi au rythme de six gouvernements provisoires, reflet de l’agitation sociale dans le pays. La droite va mener plusieurs tentatives de coup d’Etat, le 28 septembre 1974, puis le 11 mars 1975, avec l’objectif de freiner la poussée sociale et de ramener le Portugal vers une orientation plus conservatrice. Ces tentatives avortées vont, au contraire, amener une radicalisation du processus révolutionnaire au cours de « l’Été chaud » de 1975 marqué par un pic de grèves, manifestations, occupations de terres et d’usines. Cette période prend fin avec le coup d’Etat raté du 25 novembre 1975 conduit par le PS, l’ambassade étatsunienne et avec la complicité des fractions les plus modérées des Forces armées au prétexte d’une « menace soviétique » au sein de certaines unités de l’armée mais pour mettre un terme au processus révolutionnaire en échange de multiples concessions sociales et politiques dans le cadre d’une « contre-révolution démocratique ». Cette « contre-révolution démocratique » va finalement se matérialiser dans la promulgation, le 25 avril 1976, de la nouvelle constitution et l’accès au pouvoir du général Ramalho Eanes en tant que Président. Le socialiste Mario Soares deviendra Premier ministre au cours de l’été.

Face à cette récupération institutionnelle de la mémoire de la révolution des Œillets, il est nécessaire, à cinquante ans de distance, d’y opposer une mémoire à même de restaurer la portée révolutionnaire du processus et d’en tirer des leçons stratégiques.

L’État nouveau, ou « la plus longue nuit » du siècle

Dans un poème rédigé en l’honneur du 25 avril, la poète Sophia de Mello Breyner Andersen décrit « la nuit et le silence » desquels ont émergé les masses après le coup d’Etat. La dictature portugaise a en effet été la plus longue de l’Europe du XXe siècle, commençant par la « Dictature nationale » (1926-1933), née d’un coup d’État militaire contre la Première République portugaise (1910-1926). Cette dernière, qui avait mis fin à la monarchie, va se retrouver déstabilisée par la Première Guerre mondiale et les conflits sociaux entre la vieille aristocratie, la bourgeoisie et le mouvement ouvrier en effervescence partout en Europe.

En 1933, Antonio de Oliveira Salazar, alors président du Conseil des ministres, renforce ces mécanismes de contention sociale en instaurant « l’État Nouveau », avec pour but de mettre au pas le monde du travail, de garantir la concentration de la propriété privée entre les mains de quelques groupes économiques et d’intensifier l’exploitation coloniale. Le régime dictatorial, qui s’appuie sur le soutien de l’Eglise catholique, va pénétrer tous les aspects de la vie quotidienne. Le travail est organisé sur un modèle corporatiste : les syndicats et associations sont contrôlées par l’Etat, qui canalise toute forme d’antagonismes entre les classes sociales, afin de maintenir l’ordre économique et politique. Toute contestation est réprimée par les Forces armées et la Police internationale et de défense de l’Etat (PIDE), corps spécialisé dans le renseignement, et arrête, torture et exécute les opposants.

Un régime « ultra-colonialiste »

Le régime de Salazar s’appuie par ailleurs fortement sur l’empire colonial portugais. L’historien Perry Anderson a ainsi qualifié le Portugal de pays « ultra-colonialiste », car son empire repose sur diverses formes de travail forcé sur une longue période, totalisant plus de 2 millions de travailleurs réduits à l’esclavage. La bourgeoisie du négoce colonial fait fortune grâce au coton, au cacao, au café, au sucre, ou à la production d’oléagineux, en surexploitant les paysans africains et en s’assurant le monopole du transport et de l’exportation des produits coloniaux vers le marché métropolitain et international et vers les colonies elles-mêmes. L’économie coloniale fournit une base matérielle au régime de Salazar, allant jusqu’à transcender les intérêts de l’oligarchie et à pénétrer dans des secteurs des classes intermédiaire bénéficiant des emplois créés par cette situation. C’est ce qui explique, notamment, selon l’historien Fernando Rosas, le fait que le PCP n’ait reconnu que tardivement, dans les années 1960, le droit à l’autodétermination des peuples des colonies.

Les mouvements de décolonisation (1961-1974) vont cependant jouer un rôle très important dans l’affaiblissement et la chute du régime de l’Etat Nouveau. Ils débutent en Angola en 1961, suivie par la Guinée-Bissau et le Cap Vert en 1963 et le Mozambique en 1964. Ces mouvements naissent en grande partie en réaction au travail forcé et à la forte répression menée par la police politique portugaise, la PIDE, connue pour son racisme et sa brutalité. En Angola, les bombardements au napalm de l’armée portugaise contre les paysans en grève dans le nord du pays sont à l’origine du déclenchement de la lutte armée par le MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola), l’une des organisations militaires qui va se lancer dans la lutte anticoloniale. Mais la guerre est loin d’être populaire à mesure où les corps des soldats reviennent au pays.

En parallèle, le Portugal est confronté à une crise économique et sociale après le choc pétrolier de 1973, poussant encore davantage de Portugais à immigrer dans différents pays européens, notamment en France, où les travailleurs constituent une importante ressource de main d’œuvre. On estime qu’entre 1960 et 1974 1,5 million de personnes, vivant la plupart dans la misère, ont quitté le Portugal. En interne ont lieu également des vagues migratoires, de travailleurs pauvres issus des campagnes vers les grandes métropoles, venant s’entasser dans les bidonvilles : ils vont être un acteur majeur de la révolution des Œillets. Lénine disait qu’une révolution arrive « lorsque "ceux d’en bas" ne veulent plus et que "ceux d’en haut" ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière »... C’est ce qui se produit après le 25 avril 1974.

En finir avec « l’état auquel nous sommes arrivés »

Le 24 avril 1974, en fin de soirée, différentes unités du Mouvement des Forces armées ont commencé à se mettre en ordre de bataille. A 00h20, dans la nuit du 24 au 25 avril, la chanson « Grandôla, Vila Morena » du chanteur et résistant José Afonso, interdite par le régime pour ses paroles célébrant la fraternité, l’égalité et le pouvoir populaire, est diffusée sur Radio Renascença, signifiant le début des opérations. Pendant la nuit, des sites stratégiques, dont la RTP (Radio et Télévision du Portugal), la RCP (Radio Clube Português), l’Emissora Nacional et les quartiers généraux de Porto et Lisbonne, sont pris par le MFA. L’aéroport de Lisbonne est également contrôlé peu de temps après.

Le capitaine Otelo Saraiva de Carvalho, l’un des principaux stratèges du coup d’État, a pour mission de mener les troupes du Sud vers Lisbonne. Eurico Corvacho est responsable du Nord. La colonne du capitaine Salgueiro Maia a quant à elle pour objectif d’aller défier le quartier général du Terreiro do Paço à Lisbonne, situé près du Tage, et dirigé par des généraux restés fidèles au régime comme Jaime Silvério Marques.

Depuis la caserne où il harangue ses troupes, Salgueiro Maia va prononcer un discours resté célèbre : « Messieurs, comme vous le savez tous, il existe différents types d’État. Les Etats socialistes, les Etats capitalistes et l’état où nous en sommes arrivés. Et bien, en cette nuit solennelle, nous allons en finir avec cet état-là ! Alors, ceux qui le veulent viennent avec moi à Lisbonne pour que l’on en finisse. Que les volontaires s’avancent et se mettent en rang. Les autres peuvent rester ici. » Deux-cent cinquante militaires dirigés par Salgueiro Maia se mettent en marche vers le Terreiro do Paço où ont convergé les forces du MFA pour confronter les troupes loyalistes. Ces dernières sont obligées de se rendre.

Au cours de la nuit, le MFA multiplie les communiqués invitant la population civile à ne pas sortir. A aucun moment, l’idée est que « le peuple » soit un protagoniste du renversement du régime. Mais à 10 heures 30, les militaires publient un nouveau communiqué : « Le poste de commandement du Mouvement des Forces armées constate que la population civile reste sourde aux appels qui lui ont été faits à plusieurs reprises de ne pas sortir ». Peu à peu, en effet, les rues sont noires de monde.

Les boutiques et cafés ferment en raison du tumulte. Ce jour-là, Celeste Caeiro, une employée d’un restaurant de Lisbonne, est renvoyée chez elle par son responsable. Le restaurant, ouvert un an plus tôt le 25 avril 1973, avait prévu d’offrir des fleurs à ses clients, mais annule les célébrations en raison des événements. Rentrant chez elle avec des œillets sous le bras, Celeste Caeiro en offre aux soldats qui occupent les places de Lisbonne et qui les placent dans le canon de leur fusil. C’est la raison pour laquelle le 25 avril passe à l’histoire comme la « révolution des Œillets ».

De cette journée, des centaines de photo témoignent de l’allégresse des dizaines de milliers de personnes qui, dans tout Lisbonne, viennent fraterniser avec les soldats. La foule, la troupe et les capitaines encerclent la caserne du Carmo, où se trouvent réfugiés Marcelo Caetano, le Premier ministre, et Américo Tomás, le président. Le gouvernement démissionnaire finit par remettre le pouvoir au général António de Spínola.

Les symboles du régime autoritaire, comme la police politique (PIDE) et la censure, vont être pris d’assaut par les manifestants. Le 26 avril, la PIDE se rend : les militaires se rendent à son siège. La photo d’un soldat décrochant le portrait de Salazar en immortalisera la prise. Les jours suivants, les prisonniers politiques des centres pénitentiaires de Caxias et Peniche sont libérés, ainsi que dans les colonies, comme Tarrafal au Cap-Vert ou Machava au Mozambique.

La cocotte-minute sociale

Dès le 2 mai 1974, des grèves éclatent dans les grands centres industriels du pays et dans les zones rurales du sud. Dans les villes, on commence à occuper les logements laissés vacants. Les travailleurs revendiquent des meilleures conditions de vie et de travail (rémunération, horaires, rythmes de travail). Mais ils vont plus loin : organisés en grandes assemblées, ils élisent des organes de volonté populaire, des commissions de travailleurs ; dans le même temps, ils s’emparent des vieux syndicats corporatifs et en purgent les directions complices avec la dictature, commençant ainsi à poser la question du pouvoir économique et politique.

Selon Fernando Rosas, « le mouvement gréviste remet en question le pouvoir patronal à l’aide de trois moyens : 1) l’épuration des patrons accusés d’abus ou de complicité avec le fascisme (selon les chiffres officiels, on compte plus de 1 000 épurations uniquement dans le privé), 2) l’occupation d’entreprises aboutissant à des processus d’autogestion par les travailleurs, 3) le recours à l’intervention de l’État pour empêcher la fuite ou le "sabotage économique" dont se rendent coupables les patrons. D’après les statistiques officielles, entre 1974 et 1980, on compte 902 entreprises en autogestion (74 % à Lisbonne, Setúbal, Porto et Braga) dans presque tous les secteurs de l’industrie et 347 entreprises pour lesquelles l’État intervient, l’ensemble impliquant 107 591 travailleurs. À cela s’ajoute le processus de nationalisation lancé en mars 1975 ». En parallèle, des expériences de collectivisme agraire se mènent dans le sud du pays : les salariés occupent les terres et constituent des unités collectives de production, s’étendant sur plus d’un million d’hectares.

Cette situation de double pouvoir amène à des moments quasi-insurrectionnel et à une grande instabilité politique dans les mois qui suivent le 25 avril. Lors de la démission du sixième gouvernement provisoire en juillet 1976, soit déjà après les premières élections, l’amiral José Pinheiro de Azevedo, de la Démocratie chrétienne, alors Premier ministre, s’agace auprès des journalistes qui le questionnent sur l’instabilité politique du pays : « Pour autant que je sache, la situation n’a pas changé : on organise d’abord des assemblées générales, et ensuite on obéit aux ordres ! », attestant de la dynamique enclenchée après le 25 avril et à laquelle le coup d’État du 25 novembre 1975 a mis un frein sans toutefois réussir à reprendre totalement la main.

Mais les secteurs de la droite et du centre portugais ne sont pas les seuls à voir d’un mauvais œil ces organismes d’auto-organisation. Dans des secteurs stratégiques, ils défient les interdictions des gouvernements provisoires et du Mouvement des Forces armées, mais aussi du Parti communiste et de son intersyndicale. On songera ainsi, par exemple, aux grèves dans les transports, chez Carris, des boulangers, au cours de l’été 1974, et notamment à la grève emblématique des dockers de Lisnave, votée contre l’avis du PCP, et qui vont marcher sur Lisbonne en septembre 1974.

Néanmoins, comme le souligne Varela dans Portugal, un peuple en révolution, malgré l’émergence de structures auto-organisées « par en bas », il n’existe aucune force capable d’organiser au niveau national le processus de contestation de façon à les coordonner et à donner toute sa force aux potentialités du processus révolutionnaire.

Un long reflux

Après le 25 novembre 1975 va s’établir un nouveau pacte social et le nouveau régime va œuvrer au démantèlement des organismes de démocratie ouvrière. A l’époque, les Etats-Unis sont à la manœuvre pour assurer la bonne transition du Portugal vers la démocratie libérale. Comme par la suite dans l’État espagnol, avec la remise en selle des socialistes, l’Internationale socialiste, les social-démocrates ouest-allemands, soutenus par des fonds étatsuniens et européens vont aider le PS portugais à se consolider après la révolution pour barrer la route aux éléments les plus radicaux du processus révolutionnaire. Mario Soares est à l’époque lui-même en contact étroit avec le secrétaire d’État américain Henry Kissinger. De son côté, le Parti communiste portugais, aligné sur Moscou et ne souhaitant pas défier ouvertement les Etats-Unis, va laisser faire les forces les plus modérées après le 25 novembre 1975.

En une dizaine d’années, les contre-réformes sont peu à peu revenues sur les principales réformes structurelles du PREC : contre-réforme agraire en 1982, flexibilisation du marché du travail à partir de la fin des années 1980 et enfin privatisations dans les années 90, le tout sous la houlette de gouvernements de centre-droit ou socialistes.

Ce 25 avril 2024, des centaines de milliers de personnes ont défilé dans les grandes villes du pays, notamment à Lisbonne sur l’Avenue de la liberté, dans l’une des plus importantes manifestations de ces dernières années. Preuve que l’héritage de la révolution des Œillets reste bien vivant. Le dossier de RP Dimanche met en avant la mémoire de ceux qui ont lutté pour prendre leur destin en main, de façon à tirer quelques leçons pour celles et ceux qui, aujourd’hui encore, cherchent à renouer avec l’expérience des Œillets là où elle a été interrompue.

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