Les œillets, et tout le reste !

« Une révolution totale ». Entretien avec Raquel Varela

Raquel Varela

« Une révolution totale ». Entretien avec Raquel Varela

Raquel Varela

Une « révolution permanente et totale » : c’est ainsi que Raquel Varela, l’une des principales spécialistes de la révolution des Œillets définit le processus dont on célèbre cette semaine le cinquantième anniversaire. Une révolution qu’elle étudie par en bas, au ras du sol, celui des combats du monde du travail, dans les usines, les entreprises et les campagnes qui se projettent, à partir du 25 avril 1974, dans l’une des épopées révolutionnaires les plus intenses des « années 1968 ».

RPDimanche : Lorsque l’on parle de la révolution des Œillets, en France, l’accent est souvent davantage mis sur les « œillets » que sur la « révolution ». En d’autres termes, le processus est avant tout présenté comme un combat victorieux et sans effusion de sang, contre un régime dictatorial déjà condamné par le tribunal de l’histoire, et comme une lutte pour la démocratie. Par ailleurs, et pour des raisons également très françaises compte tenu des turpitudes du pays vis-à-vis de sa propre histoire impérialiste, la question coloniale est également généralement passée sous silence ou, du moins, placée au second plan. La révolution des Œillets serait-elle donc pacifique et toute portugaise ? 


Raquel Varela (RV) : Il est clair, et c’est ce que je développe dans mon livre, Un peuple en révolution. Portugal, 1974-1975, qu’il ne s’agit pas d’une révolution qui commencerait le 25 avril 1974. Le Mozambique, l’Angola, la Guinée et le Cap Vert étaient parties intégrantes du territoire politique, administratif et social portugais et c’est là que les révolutions anticoloniales commencent. La base sociale des processus révolutionnaires de contestation de l’ordre colonial portugais, ce sont celles et ceux qui sont contraints au régime du travail forcé et dont les expressions politiques seront les organisations politico-militaires des mouvements de libération.

Ce sont eux qui vont infliger une défaite militaire et politique au Portugal, notamment le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), le mouvement conduit par Amílcar Cabral en Guinée-Cap Vert. C’est d’ailleurs là que va naître le mouvement des capitaines qui va mener à bien le coup d’État du 25 avril 1974.

Jusqu’à il y a peu, on parlait surtout des victimes portugaises de ces guerres dans les colonies qui commencent en 1961, avec 9000 morts du côté portugais et 200 000 blessés. Mais personne ne parlait des morts des mouvements de libération ni des civils en Afrique. Aujourd’hui, sur la base d’études et d’archives états-uniennes, on estime qu’il y a eu au bas mot 100 000 victimes de la guerre coloniale portugaise, sans compter les blessés et déplacés.

C’est en ce sens également qu’il est impossible de parler de révolution pacifique. L’incapacité de l’armée à réprimer la révolution dans les usines et les entreprises à partir de 1974 a à voir avec sa propre défaite en Angola, en Guinée et au Cap Vert, au Mozambique. Et il ne s’agit pas d’une défaite sans effusion de sang mais bien d’une défaite avec beaucoup de sang. Pendant plus de treize ans plus d’1,4 million de jeunes hommes a été mobilisé dans le cadre de la guerre coloniale. Seul Israël, à l’époque, était un pays plus militarisé.

Les bornes de la révolution portugaise stricto sensu vont d’avril 1974 à novembre 1975, au moment du coup d’État contre-révolutionnaire qui institue un régime démocratique représentatif libéral contre la démocratie directe. C’est le moment où prend fin la situation de double-pouvoir, entre le pouvoir fondé sur les commissions de travailleurs et de locataires, et le pouvoir d’État. Cet affrontement entre deux pouvoirs, dont le point le plus avancé est le contrôle ouvrier imposé dans les plus grandes usines et le siège de l’Assemblée constituante conduit par les ouvriers du BTP mobilisés pour porter leurs revendications sociales en novembre 1975, prend fin dans le sillage du coup d’État du 25 novembre. Mais les racines de tout cela sont à chercher, aussi, du côté des colonies en Afrique et en Asie.

RPD : Au milieu des années 1970, c’est l’ensemble de la péninsule ibérique qui est en ébullition avec, d’un côté, la fin du franquisme dans l’État espagnol et, de l’autre, la révolution des Œillets. Au Portugal, le processus révolutionnaire en tant que tel dure plus d’un an et demi et reçoit un coup d’arrêt avec le coup d’État du 25 novembre 1975. Celui-ci est paradoxal à première vue car il est soutenu par les socialistes mais également, dans un certain sens, par les communistes. Autre paradoxe : ce coup d’État est pourtant souvent présenté comme une nécessité quasi politique et morale pour « consolider la démocratie », freiner les « excès du processus » et empêcher le retour au pouvoir de l’extrême droite qui, par ailleurs, était et est toujours revancharde. Pourquoi la « Realpolitik » du Parti socialiste portugais (PSP) et du Parti communiste (PCP) a-t-elle fini par s’imposer au mouvement alors que l’enjeu était un changement absolument radical du pays et de la société, et pas seulement une « transition vers la démocratie accompagnée de conquêtes sociales » ?

RV : De mon point de vue, le Portugal et l’État espagnol font partie d’un même ensemble ibérique et il est impossible d’analyser une situation sans analyser l’autre. Dans l’ouvrage que nous avons écrit avec Roberta Della Santa, Breve História de Portugal. A Era Contemporânea (1807-2020), nous faisons une histoire du peuple du Portugal à partir d’un point de vue global, à partir d’un point de vue totalement connecté à l’ensemble de la péninsule ibérique et prenant en compte les impacts des événements portugais sur l’ensemble de l’Amérique latine et ses rapports avec l’Afrique et l’Europe.

Pour aller dans le même sens, la première fois que j’ai abordé la révolution des Œillets, c’était précisément en lien avec l’État espagnol. Dans O fim das dictaduras ibéricas (1974-1978), l’idée était de travailler l’impact du processus portugais sur la situation espagnole à la même époque. Le second livre que j’ai publié, A História do PCP na Revolução dos Cravos, en 2011, est tiré de ma thèse de doctorat. Comme son titre l’indique, il porte sur la politique et l’orientation du Parti communiste avant, pendant et immédiatement après la révolution des Œillets. On a affaire à un parti absolument aligné sur Moscou et je montre dans cet ouvrage comment le PCP ne voulait aucunement fomenter un coup d’État pro-soviétique au Portugal, contrairement à ce que l’on peut souvent entendre. En effet, le pays faisait partie de la sphère d’influence de l’OTAN et plus globalement du camp occidental, ce qui avait été négocié à Potsdam en 1945 entre Churchill, Roosevelt et Staline, et ce qu’acceptait la direction du PCP.

Le coup d’État du 25 novembre est, de ce point de vue, très curieux et sa portée va bien au-delà du seul Portugal. Il va faire école, par la suite, et servira de véritable « modèle », notamment pour l’État espagnol, la Grèce ou en Amérique latine. Je m’explique : après mars 1975, une crise révolutionnaire de très grande ampleur se développe dans le pays. Quand on parle de « crise révolutionnaire », cela veut dire que tôt ou tard, soit les travailleurs prennent le pouvoir, soit la bourgeoisie et son État se ressaisissent du pouvoir et réaffirment le leur. Cette tension atteint un degré d’intensité extrême en septembre 1975 lorsque l’on assiste à un phénomène de soviétisation au sein des Forces armées, au sens où des organismes de dualité de pouvoir font leur apparition au sein de la troupe. Cela vient redoubler un processus déjà à l’œuvre dans les entreprises, les usines et les quartiers où sont apparus toute une série d’organismes d’auto-organisation au cours des mois précédents. Cette dynamique crée un pouvoir par en bas qui affronte de façon permanente le pouvoir institué, et cela devient absolument manifeste à partir de septembre 1975.

Entre fin août et début septembre 1975, on assiste aux préparatifs d’un putsch, clairement marqué à droite, même si la droite classique n’en sera pas l’acteur principal. Dans la mesure où l’armée n’est pas en capacité de réprimer la population, la formule qui est choisie pour battre en brèche et faire plier la Révolution portugaise ne pouvait pas être une réplique de ce qui avait eu lieu au Chili, avec Pinochet, en septembre 1973, deux ans plus tôt. L’armée s’y serait refusée.

Ce qui va être mis en place, pour le Portugal, sous la houlette ou en bonne intelligence entre Frank Carlucci, l’ambassadeur états-unien en poste à Lisbonne entre 1975 et 1978, Mario Soares, le leader du PSP et Alvaro Cunhal le chef du PCP, c’est un coup d’État. Le but est de générer une contre-réaction du côté de certaines unités de parachutistes, influencés par la gauche, pour dire qu’il y a menace d’un coup d’État de gauche. Mais il n’en est rien. On sait aujourd’hui que tout avait été mis en place à partir de l’été 1975. Avec ce coup d’État du 25 novembre 1975, six officiers représentants l’aile gauche des Forces armées sont incarcérés, dont le leader des capitaines qui avaient conduit le soulèvement contre la dictature le 25 avril de l’année précédente, Otelo Saraiva de Carvalho. La troupe qui sympathise avec eux est placée aux arrêts. Le coup d’État est conduit, donc, par le Parti socialiste, mais il a le soutien de l’Église catholique, de l’aile droitière des officiers des Forces armées et des soi-disant « officiers modérés ». De son côté, le Parti communiste accepte de ne pas résister au coup d’État et tout semble indiquer que cela avait été négocié en amont entre la direction du PCP et les putschistes. Au cours de mes recherches, et c’est ce que je fais apparaître dans Un peuple en révolution, je montre comment le Parti communiste se réjouit plutôt de ce putsch. Pour la direction du PCP, le coup de force est l’occasion de contrôler « l’extrême gauche révolutionnaire au sein des Forces armées ».

Ce coup d’État est néanmoins particulier car il va se combiner à toute une série de concessions, avec la mise en place d’un État providence, d’acquis sociaux et d’un élargissement des droits démocratiques, un peu sur le modèle de ce qui se fait en France après la Seconde Guerre mondiale. Au Portugal, l’enjeu, d’un côté, est de désarmer la résistance révolutionnaire – la fraction du mouvement qui refuse de déposer les armes et de rentrer dans le rang – et, de l’autre, de faire des concessions très importantes : à l’État providence, on va adjoindre le droit à l’emploi et tout un éventail de droits sociaux. C’est ce modèle qui va être mis en place dans le cadre du Pacte de la Moncloa, dans l’État espagnol, pour piloter « l’après-franquisme », en 1977, mais également en Grèce, dans le sillage de la fin de la dictature des Colonels. Par la suite ce même « modèle » dont les deux grands paradigmes sont le Portugal et l’État espagnol, va être mis en application ailleurs dans le monde, dans le cadre de ce que l’on a appelé la « Doctrine Carter », du nom du président démocrate états-unien entre 1977 et 1981. C’est ce qui va présider aux « transitions » à la fin des dictatures en Amérique latine, notamment en Argentine, au Brésil et au Chili dans les années 1980.

RPD : Le processus portugais représente l’un des principaux moments des « années 1968 » en Europe occidentale, de concert avec Mai 68 et le « Mai rampant » italien. Seriez-vous d’accord avec l’idée qu’il représente en fait un processus plus avancé que les deux autres, non seulement en termes d’ampleur du conflit de classe, mais aussi par la manière dont ce conflit conduit à des éléments de dualité de pouvoir et au dépassement ou à la remise en question des deux principales structures de contention du mouvement ouvrier de l’époque, la social-démocratie et le stalinisme, quelque chose qui s’est matérialisé tendanciellement au cours des événements italiens mais qui est presque absent - et représente la principale limite – de la grève de mai et juin 1968 en France ?

RV : Je crois profondément que le mouvement pour les droits civiques qui se combine aux mobilisations contre la guerre du Vietnam aux États-Unis, Mai 68 en France, le Printemps de Prague, l’Automne chaud en Italie, jusqu’à la Révolution iranienne et nicaraguayenne en 1979 en passant, bien entend, par la révolution des Œillets au Portugal, font partie d’un tout, d’une seule et même vague révolutionnaire internationale.

Le Portugal est une partie intégrante de cette séquence. Mais il me semble en effet que la révolution des Œillets est le processus révolutionnaire le plus radical. Il s’agit d’une révolution totale dont les racines sont anticoloniales et qui va impacter profondément en Europe. Il s’agit également de la révolution qui va le plus loin dans l’Europe de l’après-guerre en termes de remise en cause de la propriété privée des moyens de production. Il suffit de penser qu’au cours du processus, ce sont plus de 600 coopératives ou processus d’autogestion en entreprise qui voient le jour. Le contrôle ouvrier se diffuse largement dans toutes les grandes entreprises, y compris dans le secteur bancaire, avec une expropriation sans indemnisation de ce même secteur et une partie de la bourgeoisie qui s’enfuit au Brésil. On peut donc bien parler d’un processus généralisé. Selon mes calculs trois des neuf millions de Portugais et Portugaises participent d’une façon ou d’une autre à des organismes de dualité de pouvoir au cours de ces années de révolution.

Au cours de la grève générale de mai-juin 1968 en France, le stalinisme perd certaines positions vis-à-vis de l’extrême gauche. Mais au Portugal, ce que l’on peut appeler le « pouvoir populaire » dans les usines va être beaucoup plus puissant. En Mai 68, par ailleurs, au cours d’un mois et demi, il y a contention du processus révolutionnaire, alors qu’au Portugal les directions de la gauche réformiste mettent près de deux ans avant de contenir et contrôler.

C’est en ce sens que l’on peut parler de révolution permanente et totale au Portugal. Car il y a ce lien de causalité, comme je le disais, entre révolution anticoloniale et ses répercussions directes dans la métropole. Il s’agit aussi d’une révolution dans les modes de vie : lorsque les ouvriers et les ouvrières occupent leurs usines, ils les occupent également pour y faire du théâtre, pour inviter des compagnies de danse, pour changer la vie. Il s’agit également d’une révolution des femmes, qui ne pouvaient quitter le pays seules, sans l’autorisation de leur mari, jusqu’en 1974. Enfin, c’est une révolution au cours de laquelle les étudiantes et étudiants les intellectuel.les se rendent dans les usines et les usines se saisissent de toutes les discussions politiques et des débats culturels. C’est donc une révolution profondément universaliste et si elle n’est pas connue, cela a bien entendu à voir avec une bataille pour la mémoire. On se rappelle bien davantage la contre-révolution chilienne absolument terrible, le coup d’État du 11 septembre 1973, que de cette Révolution portugaise, qui a été une révolution sociale et de caractéristiques socialiste, ou du moins l’une des plus avancées du XXème siècle, très certainement.

JBT : Que reste-t-il de la révolution portugaise dans l’histoire officielle du Portugal, comment la droite – aujourd’hui de retour au pouvoir – et l’extrême droite – qui a gagné cinquante sièges aux dernières élections – traitent-elles cette question, et quelle mémoire du processus existe aujourd’hui au sein du mouvement syndical organisé, des mouvements sociaux et de la jeunesse ?
RV : Le Portugal est l’un de ces pays où l’extrême droite fait son retour et occupe quelques positions au sein de l’appareil d’État. Et comme dans bien d’autres pays, la gauche ne réussit pas à défendre son propre programme, en toute indépendance. Et il y a bien entendu également les partis classiques, sociaux-démocrates, qui sont passés avec armes et bagages au néolibéralisme. La situation est donc marquée par un recul social et politique très profond. L’indice d’inégalité aujourd’hui au Portugal est au même niveau qu’en 1973. Ce recul, qui se voit dans l’accès au logement et à l’emploi est lié à une dégradation des conditions salariales commence en réalité dès la fin des années 1980. Il suffit de songer qu’aujourd’hui la moitié des Portugaises et des Portugais jonglent avec deux emplois pour, tout simplement, survivre. Et il faut tenir compte du fait que la journée de travail au Portugal est parmi les plus longues au niveau européen.

Au cours de la révolution des Œillets, les gens ont tout simplement décidé de leur propre sort. Ils ont pris leur vie en main et dans le sillage de la révolution des Œillets, le monde du travail a engrangé les acquis les plus importants de l’histoire du pays. Mais dès 1978-1979, 18% de la richesse nationale qui était passée du capital aux classes populaires retourne au capital. Ce qui ne veut pas dire que la bourgeoisie portugaise n’a pas eu très peur et que les travailleuses et les travailleurs n’ont pas fait l’expérience de la démocratie directe sur les lieux de production, avec des éléments assez semblables aux expériences de la Commune de 1871 ou de la Révolution d’Octobre 1917. Cette expérience, très forte, est une expérience inoubliable pour le monde du travail mais il appartient aux organisations politiques actuelles de mobiliser cette mémoire en direction du futur.

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Propos recueillis et traduits par Jean Baptiste Thomas

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