Libération nationale et révolution permanente

Jabra Nicola : une stratégie trotskyste pour la Palestine

Enzo Dal Fitto

Jabra Nicola : une stratégie trotskyste pour la Palestine

Enzo Dal Fitto

Le trotskyste palestinien Jabra Nicola a cherché à mettre en lumière dans ses écrits la physionomie spécifique de la révolution permanente en Palestine. Plaçant au cœur du programme stratégique de l’Organisation socialiste d’Israël la désionisation des structures de l’Etat colonial et l’alliance du prolétariat judéo-arabe, ses thèses et ses positions constituent un document essentiel du processus révolutionnaire au Moyen-Orient et une base décisive pour l’élaboration d’une analyse de la situation palestinienne contemporaine et des nouvelles directions de son mouvement de libération national.

Chrétien palestinien né à Haïfa, Jabra Nicola (1912-1974) rejoint le Parti Communiste Palestinien au début des années 1930, tout en prenant ses distances avec le stalinisme. Éditeur et écrivain, il se rapproche du trotskysme et participe à la fondation de la Quatrième internationale en 1938 avec la Ligue communiste révolutionnaire, un groupe majoritairement composé de dissidents communistes juifs anti-sionistes. Arabe israélien après 1948, Jabra Nicola participe de la reconstruction politique du mouvement palestinien. Intégré en 1963 au comité exécutif dédié aux questions internationales de la QI, tout en rejoignant, la même année, la jeune Organisation socialiste d’Israël (OSI), connu sous le nom de son journal Matzpen, fondée en 1962 par des dissidents du Maki (acronyme hébreu du Parti Communiste Israélien) après des discussions internes sur la responsabilité de l’URSS dans la colonisation sioniste, Jabra Nicola oriente le jeune parti vers le trotskysme.

Il y exerce une influence durable et profonde en proposant, à partir de 1967, une analyse systématique de la politique sioniste qu’il caractérise comme une politique coloniale et impérialiste et en écrivant une histoire critique du mouvement de libération nationale palestinien. Insistant sur les multiples transferts des objectifs de la révolution nationale à des directions successives, Nicola met en lumière la physionomie spécifique de la révolution permanente en Palestine. Plaçant au cœur du programme stratégique de l’OSI la désionisation des structures de l’Etat colonial et l’alliance du prolétariat judéo-arabe, ses thèses et ses positions constituent un document essentiel du processus révolutionnaire au Moyen-Orient et une base décisive pour l’élaboration d’une analyse de la situation palestinienne contemporaine et des nouvelles directions de son mouvement de libération national.

Nous reviendrons ici sur les principales thèses de Nicola. En partant de sa description du développement inégal et combiné de la Palestine occupée (d’abord sous le mandat britannique puis sous l’occupation sioniste) et des multiples effets de déformation qui furent le moteur dynamique de la révolution permanente palestinienne et du transfert successif des objectifs de la libération nationales à trois directions révolutionnaires différentes dans une révolution permanente complexifiée, nous verrons, dans un deuxième moment, la forme spécifique d’articulation de la révolution nationale et de la révolution socialiste que défend Nicola dans sa critique des organisations marxisantes des années soixante et soixante-dix et sa théorisation implicite d’une forme très intense de la révolution permanente. Enfin, nous reviendrons sur l’importance stratégique, pour Nicola, de l’alliance du prolétariat judéo-arabe, qui découle de la centralité de la classe ouvrière dans le combat contre le colonialisme sioniste, et sur les analyses qu’il propose des conditions objectives et subjectives d’une telle jonction révolutionnaire.

La révolution permanente complexifiée : du développement inégal et combiné à la crise des directions nationales

Si Jabra Nicola est mort en 1974 avant d’avoir pu achever autre chose qu’une simple introduction, son œuvre stratégique a inlassablement souligné l’hybridité des structures sociales du Moyen-Orient et l’importance des phénomènes de déformation, produits de la pression du capital occidental importé par la colonisation, dans l’analyse politique et stratégique de la conjoncture moyen-orientale et le combat révolutionnaire arabe. Les textes d’analyse conjoncturelle, écrits pour l’essentiel entre 1966 et 1974, qui condensent ses analyses de la situation palestinienne font de l’inégalité et du caractère combiné du développement historique leur axiomatique fondamentale, développant ainsi une analyse trotskyste de la situation palestinienne.

Dans l’introduction de son ouvrage laissé inachevé par sa mort en 1974, Nation arabe et mode de production asiatique, Jabra Nicola insistait sur l’importance de la théorie du développement inégal et combiné pour l’analyse de la situation sociale au Moyen-Orient. Contre les théories du sous-développement qui faisaient du monde arabe une sorte d’image primitive des phases anciennes du développement historique de l’Occident, Nicola faisait valoir l’efficacité d’une autre structure étiologique selon laquelle la crise durable du Moyen-Orient n’était pas le résultat de ses tendances historiques immanentes mais de leur déformation et de leur combinaison avec des structures sociales étrangères et extrinsèques :

« La société arabe actuelle, dans tout l’Orient arabe traverse une crise politique et sociale. On l’attribue parfois à la défaite de 1967. Mais il est évident qu’elle a existé et s’est développée longtemps avant cette guerre, qui n’en fut en effet qu’un symptôme. La défaite l’a seulement approfondie, aiguisée et mise davantage en lumière. Ce n’est pas seulement une crise économique, crise de pays sous-développé luttant pour se trouver une voie de développement économique, ni simplement la crise politique d’un pays plus ou moins dominé par l’impérialisme, confronté à la menace permanente d’un voisin colonialiste et expansionniste, créé grâce à l’impérialisme qui l’entretient et le soutient encore financièrement et militairement pour qu’il soit un fouet contre les pays qui essaieraient de se dresser contre lui ; de plus, c’est principalement une crise sociale qui trouve ses racines dans le processus de développement de ces pays. Il ne s’agit pas d’une simple crise économique de sous-développement ou d’une crise politique, c’est une crise sociale globale, produit historique ne découlant pas uniquement des particularités économiques, politiques, sociales et culturelles héritées de la société arabe traditionnelle, mais aussi, et pour une grande part, le produit de ses rapports anciens et encore existants avec les pays capitalistes avancés. Cette crise est l’expression de la contradiction entre les bases économiques et sociales et les superstructures étrangères qui lui sont imposées. » [1]

À partir de cette analyse, Nicola souligne, comme il l’écrit dans ses Thèses sur la révolution au Moyen-Orient, que « la révolution au Moyen-Orient ne peut être une révolution bourgeoise ou nationale “démocratique” mais seulement une révolution prolétarienne et socialiste. Elle n’est possible qu’en tant que révolution permanente. Sans la conquête du pouvoir par la classe ouvrière soutenue par la paysannerie pauvre et l’institution de mesures socialistes, ni les tâches nationales démocratiques ni l’industrialisation rapide ne peuvent être accomplies pour satisfaire les besoins économiques urgents des masses » [2]. Dans les conditions d’une déformation permanente de la structure sociale des pays arabes sous la domination ottomane, l’impérialisme des puissances mandataires et le colonialisme sioniste, la bourgeoisie nationale n’a pas témoigné de la force nécessaire pour réaliser sa propre révolution et les tâches immédiates de celle-ci ont été sans cesse transférées à d’autres sujets politiques :

« En Europe, la solution du problème national était une partie des tâches de la révolution bourgeoise. Mais, dans le tiers monde, les classes propriétaires se sont montrées incapables de mener à bien une révolution démocratique bourgeoise. Ainsi, la résolution les tâches inaccomplies a été abandonnée au prolétariat et à la révolution socialiste. La prochaine révolution dans le monde arabe ne peut être nationale-démocratique, mais seulement une révolution socialiste dirigée par la classe ouvrière sur la base d’une alliance avec la paysannerie : la révolution prolétarienne socialiste ou aucune révolution. » [3]

Reprenant les thèses de Trotsky sur la révolution russe et mobilisant la théorie de la révolution permanente, Nicola fait le constat de l’impuissance politique de la direction bourgeoise de la lutte palestinienne. Dans le cas de la Russie, Trotsky faisait valoir qu’en raison d’un développement inégal et combiné, sous l’effet duquel les éléments les plus avancés du capitalisme mondial entraient en contact avec le caractère arriéré des rapports sociaux du pays, la bourgeoisie ne pouvait avoir de comportement révolutionnaire du fait de l’existence d’un prolétariat combatif. En se levant contre l’aristocratie tsariste, la bourgeoisie aurait également soulevé le prolétariat, au risque d’être renversée par lui au cours de la période révolutionnaire. Classe sociale stagnante, qui reçut en Février 1917, des mains du prolétariat, un pouvoir qu’elle ne désirait pas, elle ne pouvait accomplir les tâches de la révolution démocratique qui revinrent, dans ces conditions, au prolétariat d’assumer.

Si Nicola remobilise le cadre analytique employé par Trotsky, il souligne toutefois que le cas palestinien est plus complexe et que la révolution permanente y prend une figure nouvelle. En effet, sous l’effet d’une déformation constante de la structure sociale fondamentale du Moyen-Orient, les directions alternatives n’ont cessé de montrer leur caducité. Les tâches de la révolution nationale ont sans cesse été transférées à d’autres sujets politiques, chacun révélant, au terme d’une brève période, son impuissance propre à transformer décisivement la situation politique régionale. Chacune de ces directions révéla rapidement, du fait de nouvelles contradictions suscitées par l’évolution dynamique de la structure politique des pays limitrophes et par l’évolution de l’impérialisme mondial, les limites de son propre projet et sa pusillanimité. À la différence de la Russie, où la révolution permanente prit la forme d’un transfert simple des tâches démocratiques de la bourgeoisie au prolétariat, les révolutions en situation coloniale sont susceptibles de connaître, du fait de l’intensité des déformations et de l’inégalité approfondie des rapports sociaux, des formes de transferts plus complexes des objectifs de la libération nationale à des directions successives différentes. La Palestine n’échappa pas à cette situation de révolution permanente implexe. Le développement de la lutte palestinienne se caractérise ainsi historiquement par un triple transfert :

« Depuis près de vingt ans, les Palestiniens ont été un objet de l’histoire, attendant passivement leur salut des États arabes en général, ou des États arabes progressistes, comme l’Egypte sous la direction d’Abdel Nasser. La guerre de 1948 révéla la faillite de la direction des vieilles classes moyennes et des propriétaires terriens du mouvement national arabe. En conséquence, une nouvelle direction – dont la nature de classe était petite bourgeoisie – apparut sur le devant de la scène. Elle renversa les vieux régimes dans plusieurs États arabes et remporta des succès considérables dans le combat anti-impérialiste. Mais la guerre de Juin 1967 révéla les limites de cette direction, limitation résultant de sa nature de classe et de son idéologie nationale. Entre autres choses, elle prouva son incapacité totale à résoudre la question palestinienne. En dépit du soutien soviétique, le nassérisme et le baathisme sont dans un état de faillite politique. Du fait de ces circonstances, l’émergence d’un combat palestinien de masse est compréhensible. Comme nous l’avons mentionné, l’émergence de ce nouveau facteur est un phénomène positif. Mais l’on peut également discerner une tendance négative et dangereuse en son sein. Certaines composantes du mouvement palestinien ont adopté l’idée selon laquelle les masses palestiniennes peuvent et doivent “y aller seules” et résoudre leurs problèmes par elles-mêmes, en se séparant du combat révolutionnaire panarabe. Ceux qui défendent cette position présentent le problème comme un problème seulement palestinien, qui peut être résolu dans le seul cadre palestinien . »

L’échec de la bourgeoisie palestinienne et l’apparition successive de nouvelles directions alternatives témoignent des dynamiques spécifiques de la lutte nationale palestinienne entre 1917 (Déclaration Balfour) et 1993 (Accords d’Oslo). Pour Nicola, le processus de transfert vit, tout d’abord, les tâches nationales passer des mains de la bourgeoisie à la petite-bourgeoisie arabe, qui prit le pouvoir en Égypte par exemple ou au Liban et qui arracha le pouvoir national des mains de l’impérialisme. Mais les limites objectives de cette direction réapparurent bientôt et le mouvement se radicalisa sous l’effet des répercussions arabes des « années 1968 » et de l’émergence d’une direction alternative incarnée par le Fatah, mais également par le FPLP et d’autres groupes marxisants dont un des objectifs fondamentaux fut de transformer une « lutte entre gouvernements » en un « combat de masse », mettant au cœur de leur projet politique le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière et des masses paysannes. La caducité du projet nassérien permit à l’OLP puis au FPLP de gagner en autonomie et de défendre une « ligne de masse », sous l’influence notamment d’un schème stratégique maoïsant : « Parce que les classes propriétaires se sont montrées incapables de résoudre les problèmes sociaux, politiques et nationaux du monde arabe, il est devenu manifeste que seules les masses exploitées elles-mêmes, sous la direction du prolétariat, peuvent résoudre leur problème historique. Mais l’existence de conditions objectives suffisantes ne signifie pas que cette nouvelle direction émergera automatiquement. La situation exige en outre l’existence d’un facteur subjectif – une organisation politique dotée d’une théorie révolutionnaire et d’une stratégie révolutionnaire panarabe » [4]. Pour Nicola, au terme donc d’une triple transition, les objectifs de la révolution revinrent finalement au prolétariat, dans le cas palestinien, après que les directions successives aient montré la faillite de leur ligne politique.

Entre 1917 et 1939, les conditions du développement économique furent profondément impactées par le développement de l’économie du secteur sioniste en Palestine mandataire, détruisant ainsi le féodalisme arabe tout en prévenant le développement d’une bourgeoisie capitaliste, au prix d’une stagnation du développement historique et d’un assèchement de la vitalité historique des forces anti-impérialistes. Entre 1943 et 1967, la vague révolutionnaire qui libère les pays arabes du joug du féodalisme en Égypte (1952) et en Irak (1958) et de l’impérialisme français au Liban (1943) et en Syrie (1946) aiguillonne le nationalisme arabe, sous l’impulsion de Nasser notamment, et libère les énergies des classes moyennes, des intellectuels laïcs, de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière organisée. Toutefois, les objectifs limités de ces États parfois socialisants et leur structure autoritaire interne, marquée par une militarisation accrue, notamment en Égypte et en Irak, préviennent, comme la Jordanie, ou instrumentalise, comme la Syrie, le développement de la lutte palestinienne, pour finalement échouer, pendant la Guerre des Six jours en 1967, à résoudre militairement la question palestinienne.

De 1964, date de naissance de l’OLP, à 1981, date de la fondation informelle du Jihad Islamique, le mouvement de libération nationale palestinien se développe et gagne en autonomie. Marqué par des influences marxisantes et maoïsantes, le mouvement met au centre de son combat contre le sionisme et l’impérialisme étatsunien une « ligne de masse » tout en étant victime du pacte néo-colonial des pays arabes qui le soutiennent avec eux, limitant ses possibilités d’action et circonscrivant ses revendications à la seule libération nationale palestinienne. Le développement historique du mouvement palestinien a indéniablement une physionomie particulière et obéit aux principes d’une forme complexifiée de la révolution permanente, caractéristique des situations coloniales, marquée par des transferts successifs des objectifs de la révolution nationale à des directions, dans le cas palestinien, successivement bourgeoise, petite-bourgeoise (Mouvement nationaliste arabe, Fatah, aile droite de l’OLP) et petite-bourgeoise-prolétarienne (FPLP, FDLP, FPLP Commandement général, Brigade du Jihad Islamique).

La conjoncture récente a connu un quatrième transfert que Nicola ne pouvait anticiper des objectifs de la révolution nationale à une petite-bourgeoisie religieuse (Hamas, Mouvement du Jihad Islamique en Palestine) dont le combat s’est donné pour guide stratégique l’« islam révolutionnaire », importé d’Egypte (sous l’influence des Frères musulmans) et fortement imprégné par la théologie politique chiite iranienne, victorieuse en 1979, après le renversement du régime pro-impérialiste de Reza Pahlavi et l’institution d’une théocratie chiite sous l’égide du Khomeini, après la répression sanglante des groupes communistes et ouvriers ayant participé à la révolution. Il convient ainsi de rapporter, pour Nicola, ces transferts successifs aux effets de déformation qui imprime au développement historique du Moyen-Orient des traits d’inégalité et d’hybridité propres à l’altération coloniale et conjoncturelle de ses structures sociales fondamentales.

La première déformation, symptomatique du développement inégal et combiné de la structure sociale palestinienne, vint de la colonisation sioniste qui modifia en profondeur la physionomie des rapports sociaux qui prévalaient alors : « La société sioniste naissante se heurta aux classes variées de la société palestinienne arabe. Elle apporta d’Europe du capital, des solutions technologiques et des connaissances modernes. Le capital juif (souvent soutenu par des fonds sionistes), déplaça graduellement les éléments féodaux simplement en achetant leurs terres et les régulations sionistes interdisaient la revente des terres aux arabes. Possédant des avantages financiers et économiques, l’économie capitaliste sioniste bloqua l’émergence d’une classe capitaliste arabe. S’étant heurté aux paysans arabes en les chassant de leur terre, le sionisme prévint également l’émergence d’un prolétariat dans le secteur juif de l’économie. Parce que le développement capitaliste du secteur arabe fut retardé et empêché, les paysans (de même que l’intelligentsia arabe) rencontrèrent d’énormes difficultés à trouver un emploi – sauf dans l’administration du mandat britannique et dans les services publics. La structure sociale et économique de la Palestine arabe (qui avait commencé à se développer dans des conditions globalement similaires à celles qui prévalaient en Syrie) fut complètement déformée par la colonisation sioniste. Cette déformation persiste encore aujourd’hui .”

La nécessité d’acquérir des terres, en les achetant parfois au-dessus de leur valeur, et de donner un travail aux juifs issus des vagues d’immigration successives justifie une politique raciste fondée sur l’exclusivité de l’emploi juif dans le secteur industriel et l’interdiction de la vente des terres aux arabes. Cette politique affaiblit ainsi les structures féodales de l’économie agraire tout en empêchant la prolétarisation des arabes du fait de l’interdiction faite aux différentes entreprises juives d’embaucher des travailleurs arabes. Dans ces conditions, le féodalisme commençait à disparaître sans qu’une structure économique capitaliste puisse se développer. Une telle structure économique empêcha l’émergence d’une direction politique arabe puissante :

« La déformation socio-économique se réfléchit dans la sphère politique. Parce que la bourgeoisie, le prolétariat et la paysannerie se voyaient refuser un chemin normal de développement, ils ne produisirent pas de partis politiques et de leaders d’un calibre suffisant. La direction politique de la Palestine arabe resta entre les mains des propriétaires terriens qui, en dépit du fait qu’ils se liquidaient eux-mêmes en tant que classe en vendant leurs terres aux sionistes, réalisa d’énormes gains financiers au moyen de ces transactions. » [5]

Parce que leurs richesses provenaient de la présence sioniste, leur opposition ne fut que de façade et ils retardèrent l’émergence d’une conscience anti-sioniste arabe et tardèrent à dénoncer la déclaration Balfour. Débordée par la résistance d’Al-Qassam et par les échos de la grande grève générale syrienne qui aiguillonna la résistance arabe, ils s’engagèrent dans la « Grande révolte arabe » de 1936 : un mouvement de grève massif se développe, accompagné par des actes de désobéissance civile (grève de l’impôt) et la formation de milices populaires insurrectionnelles. Toutefois, le mouvement fut décapité par les forces coloniales britanniques, appuyées par les milices sionistes, tandis que l’immigration juive se renforça, du fait de la virulence croissante du fascisme européen, l’arrivée au pouvoir d’Hitler, les très nombreux pogroms en Europe de l’Est et l’affirmation d’un antisémitisme organique européen. En conséquence, l’arrêt de l’économie arabe permit à l’économie du secteur sioniste de se renforcer et d’étendre son influence tout en se soutenant de l’apport toujours plus massifs de capitaux juifs venus d’Europe :

« La grève syrienne fit forte impression en Palestine et, ici aussi, une longue grève générale fut déclarée. Mais les conditions en Palestine étaient, cependant, très différentes à cause de la présence de l’infrastructure économique sioniste qui, bien évidemment, ne prit pas part à la grève. En outre, les sionistes exploitèrent le fait que les travailleurs arabes dans l’administration coloniale et les différents services publiques (chemin de fer, ports, etc.) étaient en grève et que le commerce arabe était à l’arrêt, pour s’assurer un contrôle accru de ces larges secteurs de l’économie. Comme nous l’avons mentionné, la grève coïncida avec un flux important de capitaux juifs venus d’Europe. Ainsi, pendant que le secteur arabe de l’économie subissait un coup dont il ne se releva jamais, les sionistes gagnèrent un contrôle nouveau et décisif de l’économie entière. » [6]

Le mouvement arabe avait perdu toute direction politique nette tandis que le Yishouv, nom hébreu de la colonie sioniste, avait gagné une dominance économique cruciale pour demander son indépendance et entrer en lutte contre les Britanniques. Si la faiblesse démographique du mouvement avait forcé les sionistes travaillistes à tenir un discours crypté sur leurs intentions véritables en Palestine et avait imposé le mot d’ordre déflationniste du « foyer national juif en Palestine », leur nouvelle puissance leur permit d’imposer aux occidentaux le programme initial de l’Etat juif [7]. Contrôlant 7,5% du territoire au terme de la Seconde Guerre mondiale, la colonie sioniste comptait désormais 600 000 colons, force démographique que les colonialistes pragmatiques jugeaient suffisante pour mener leur campagne d’expansion et d’expropriation agressive contre les 1,4 millions arabes vivant en Palestine. Si les modérés de l’aile gauche des travaillistes (Hachomer Hatzaïr et partis provenant du Smol Poale Zion) se montraient réticents à l’idée d’affronter ouvertement les arabes du fait de la faiblesse numérique du mouvement, l’aile centriste considérait désormais que le moment était venu et qu’Israël avait désormais les moyens d’imposer son projet politique :

« Les perdants et les victimes de la guerre de 1948 furent les palestiniens arabes, qui participèrent peu au conflit. Leur droit à l’auto-détermination, que personne, même les leaders sionistes, ne contestait auparavant, fut bafoué. La plupart devinrent des réfugiés sans toit. Le sort de ceux qui restèrent sur le territoire ne fut pas plus enviable. Ils vécurent sous commandement militaire et furent l’objet d’une répression brutale et permanente. Les terres arabes restantes furent graduellement mais systématiquement expropriées, grâce à des subterfuges administratifs, pour faire de la place au développement sioniste. Les arabes sont des citoyens de seconde zone dans leur propre pays. » [8]

L’année 1948 brisa temporairement les forces de la résistance palestinienne. Dans les conditions du partage inégal décidé en novembre 1947 – les sionistes obtenant 55% du territoire, sur lequel vivent 438 000 arabes –, le mouvement sioniste entreprit dès la fin de l’année 1947 de commencer le déplacement massif des populations palestiniennes dans un contexte de guerre civile judéo-arabe. Avant même que la guerre avec les pays arabes ne commence, près de 400 000 palestiniens avait déjà été expulsés. Au terme de la guerre, près de 800 000 palestiniens ont été déplacés et 615 villages détruits. On dénombre soixante-dix massacres commis sur des civils arabes et des milliers de morts. Le nouvel Etat sioniste s’empare de 78% du territoire de la Palestine, sur lequel demeure une minorité de 150 000 arabes, soumis à un régime d’exception militaire et policier. Face à la « catastrophe » (Nakba), les Palestiniens tombent dans un état de sidération politique.

L’essor du nationalisme arabe égyptien et syrien, conduits par Nasser puis le parti Baas après le coup d’Etat de 1963 en Syrie, redonna à la lutte palestinienne un peu de vigueur en même temps qu’il favorisa l’émergence d’une nouvelle direction, issue de la petite-bourgeoisie panarabiste. La tonalité résolument anti-impérialiste du discours de Nasser et d’autres gouvernants et le développement socialisant de l’Égypte furent les principales influences de ces nouveaux courants. Ces nouveaux régimes conduisirent une politique onusienne et exigèrent, au moyen de menaces militaires, du nouvel Etat sioniste qu’il respecte les résolutions de l’ONU : « Les partis bourgeois et petit-bourgeois dans le monde arabe approchent la question palestinienne au travers des résolutions onusiennes. Cette politique fut formulée pour la première fois par Nasser à la conférence de Bandung (1955) et fut unanimement adoptée. Elle signifiait essentiellement deux choses : Israël devait rapatrier les réfugiés (conformément à une résolution de l’ONU en 1949) ; Israël devait rendre les territoires annexés pendant la guerre suite au pacte secret avec Abdallah. Cette politique aurait réduit le territoire d’Israel mais n’aurait pas affecté son caractère sioniste. » [9]

Défendant une politique essentiellement militaire au service de leurs propres intérêts, les directions sous hégémonie égyptienne devaient nécessairement manquer de force : en effet, la présence d’Israël, alliée de l’impérialisme américain, exerçait une pression constante sur les États limitrophes en les contraignant à se militariser . En retour, la menace israélienne devint un allié objectif du durcissement politique de ces régimes et une puissante source de légitimation pour leurs appareils militaires. Cette seconde déformation de la structure sociale du Moyen-Orient entraîna en conséquence un attentisme patient de la petite-bourgeoisie palestinienne. L’effondrement des armées arabes pendant la Guerre des Six jours démontra la caducité de cette ligne politique et vit l’émergence d’une troisième direction alternative, formée par l’Organisation de libération de la Palestine en 1964, le Front populaire de libération de la Palestine en 1967 et le Front démocratique de libération de la Palestine en 1969.

Toutefois, Nicola pressent l’existence d’une tendance dangereuse au sein de cette nouvelle direction. En dépit des affirmations très fortes du FPLP sur la solidarité de la lutte nationale et du combat contre l’impérialisme au Proche et au Moyen-Orient, cette composante radicale de l’OLP tend dans sa pratique à mener une politique de non-intervention dans les affaires internes des pays arabes limitrophes pour la simple et bonne raison que ce sont ces pays qui appuient sa politique et qui lui servent de base arrière :

« L’ancienne attitude de passivité, espérant que la salvation viendra des pays alliés, risque d’être remplacée par une attitude localiste et bornée. La seule aide qui est demandée aux autres pays arabes ne concerne que le front palestinien lui-même. Cette attitude méconnaît la connexion profonde entre le combat palestinien et le combat dans le monde arabe dans sa totalité, et défend, en conséquence, la “non-intervention dans les affaires internes des Etats arabes”. Les gouvernements arabes encouragent cette attitude. La mobilisation même des masses dans les pays arabes – même si elle ne concerne que la cause palestinienne – menace ces régimes. Ces régimes veulent ainsi isoler le combat palestinien et l’abandonner aux seuls palestiniens, Les gouvernements arabes – réactionnaires comme progressistes – essayent d’acheter la stabilité de leur régime avec une rançon aux organisations palestiniennes. En outre, ces gouvernements veulent utiliser l’aide financière apportée au combat palestinien pour lui faire adopter des lignes politiques qui leur conviennent, pour le manipuler et l’utiliser comme une simple monnaie d’échange dans la recherche d’une solution politique favorable à leurs intérêts. Les gouvernements égyptien, jordanien et syrien sont principalement intéressés par la récupération des territoires perdus au terme de la guerre de Juin (et ainsi retrouver leur prestige perdu et consolider leur autorité), tandis que la cause palestinienne, de leur point de vue, est secondaire, un moyen plutôt qu’une fin. » [10]

Parce que ces mouvements, nés de l’échec de la petite-bourgeoisie arabe, au pouvoir dans plusieurs pays, dans la résolution de la question palestinienne, sont néanmoins forcés de s’appuyer sur eux, leurs propres objectifs ne dépassent pas le cadre du front palestinien afin de ne pas déranger ces alliés puissants qui exploitent la lutte pour le peuple palestinien afin de maintenir leur propre pouvoir : « En conséquence, ces régimes furent ébranlés et perçurent le risque réel d’être renversés par les masses qui commençaient à prendre conscience de leur faillite. Ainsi, quand un mouvement palestinien “indépendant” commença à lutter contre Israel et à se développer, il fut encouragé et soutenu par les régimes arabes avec le but (a) de se débarrasser de leur “responsabilité” à l’égard des palestiniens, les laissant résoudre leurs problèmes seuls, (b) de détourner la colère des masses à leur endroit pour concentrer leur attention et leurs efforts sur la “libération de la Palestine” et (c) pour les utiliser comme des pions ou des cartes dans les marchandes internationaux avec l’impérialisme américain, Israël et l’URSS pour trouver un compris et une résolution “pacifique” au conflit israélo-palestinien. » [11]

En outre, ces Etats réactionnaires, comme Nicola le constate quatre ans plus tard en 1973, en dépit de leurs politiques parfois socialisantes, sont trop alignés sur les intérêts de l’impérialisme pour témoigner d’un soutien autre que conjoncturel au mouvement de résistance palestinien :

« L’indépendance politique des pays arabes a été atteinte, non par la victoire d’une révolution populaire, mais du fait de la rivalité inter-impérialiste et du compromis passé entre les puissances impérialistes et les classes gouvernantes locales. En conséquence de cet accord, les élites locales ont obtenu toutes les concessions qu’elles pouvaient arracher à l’impérialisme. Le commandement colonial direct prit fin et a été remplacé par un arrangement néocolonial sous la forme d’une alliance entre l’impérialisme et ces classes dirigeantes locales dans laquelle elles sont devenus les jeunes partenaires de l’exploitation impérialiste des masses ouvrières régionales. Les deux côtés ont intérêt à conserver cette alliance du fait qu’ils sont tous deux effrayés par la perspective d’une révolution socialiste qui mettrait fin à leurs profits et à leurs privilèges. Ainsi, l’impérialisme comme son jeune allié militent activement pour le maintien du statut quo et sont prêts à le défendre bec et ongle . »

En raison de cet arrangement néocolonial, ces puissances ont donc tout intérêt à internaliser la question palestinienne et à la limiter aux seules frontières de la Palestine historique. Ils font donc objectivement obstacle au combat palestinien en le soutenant sous certaines conditions non-négociables afin d’éviter le développement de la conscience de classe dans leurs propres pays et d’utiliser leur pouvoir sur les mouvements de libération pour servir leurs propres intérêts. Les évènements du Septembre noir, sur lesquels nous reviendrons, devaient montrer la justesse de cette analyse. La faiblesse de la résistance palestinienne la contraint ainsi à modifier son orientation stratégique pour ne pas heurter ces soutiens internationaux. Nicola critique ainsi la superficialité du marxisme mobilisé par ces organisations.

La critique du nationalisme arabe et la révolution permanente

Visant les organisations explicitement marxisantes, Jabra Nicola mène une longue discussion critique des positions du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), laissant de côté les composantes moins progressistes de la résistance palestinienne qui n’adoptent aucune perspective de classe et dont les positions sont facilement réfutables dans le cadre d’une critique générale du nationalisme arabe. Si la critique de fond qu’il propose des positions de cette organisation hégémonique dans la résistance palestinienne de gauche vise également le Front démocratique et les Brigades du Jihad islamique de l’aile gauche du Fatah (l’organisation politique d’Arafat), qui ne doivent pas être confondues avec le Mouvement pour le Jihad Islamique qui naît dans les années 80, ces courants sont minoritaires et n’ont pas vraiment les moyens, en dépit de leurs spécificités stratégiques revendiquées, d’opérer de manière différente que le FPLP, auquel elles sont très liées.

Pour Nicola, le FPLP n’adopte un cadre d’analyse marxiste de la situation et n’affirme que la révolution nationale est inséparable de la lutte des classes que dans le but de proposer une cartographie des forces internes au cadre national. Son marxisme n’est en quelque sorte que sociologique mais en aucun cas stratégique : si le FPLP critique la bourgeoisie palestinienne (présente dans l’aile droite de l’OLP) et la réaction arabe, c’est surtout pour signaler que ces forces politiques ne rentrent pas dans ses réserves stratégiques. Si la lutte de libération nationale est inséparable de la lutte des classes, c’est essentiellement parce que le mouvement de libération ne peut pas s’appuyer sur toutes les forces qui se revendiquent de l’unité nationale. Son cadre d’intervention est néanmoins borné par le cerne étroit de la conception nationale. En dépit de leur caractère inséparable, lutte nationale et lutte des classes demeurent extérieures l’une à l’autre : « L’adoption de la théorie de la “révolution par étapes” et de la théorie de la “contradiction primaire et secondaire” subordonne la lutte des classes “pendant une certaine période” à “l’unité nationale” et permet de considérer les régimes arabes et les classes gouvernantes arabes comme des alliés dans le combat contre l’impérialisme et Israël et non comme des classes ennemies qui doivent être combattues et renversées . »

Si le FPLP met en garde contre la direction petite-bourgeoise et la réaction arabe, il ne subordonne pas moins sa politique à la libération nationale en indiquant que la contradiction primaire est celle de l’oppresseur impérialiste et de l’opprimé arabe, tandis que la réaction arabe et la différentiation interne aux forces de la libération nationale demeure un fait secondaire, qu’il faut prendre compte sans toutefois lui accorder un caractère principal. Comme on peut le lire dans le manifeste du FPLP, publié en 1969, « les luttes de libération nationale sont également des batailles de classes. Il s’agit de batailles entre le colonialisme et la classe féodale et capitaliste dont les intérêts sont liés à ceux de la classe colonialiste d’une part, et aux autres classes du peuple représentant la plus grosse part de la nation, d’autre part. Si l’affirmation selon laquelle les batailles de libération nationale sont des batailles nationales entend signifier que ce sont des batailles menées par l’écrasante majorité des masses de la nation, cette affirmation est fondée, dans ce cas, mais si elle entend signifier que ces batailles sont différentes de la lutte des classes entre les exploiteurs et les exploités, dans ce cas, cette affirmation est fausse  ».

En dépit de l’identification apparente de la lutte des classes et de la lutte de libération nationale, cette identification n’a de sens, pour le FPLP, que dans le seul contexte d’une recherche sociologique sur les classes potentiellement révolutionnaires et n’englobe jamais le domaine des objectifs stratégiques et de l’extension la révolution au-delà des buts immédiats de la révolution nationale. Si le FPLP reconnaît la nécessité de l’émergence d’une nouvelle direction capable d’assumer les tâches de la révolution nationale que la bourgeoise est incapable de mener, il ne considère pas pertinent d’étendre son agenda stratégique à la situation régionale, considérant les États limitrophes comme des bases arrières plutôt que comme des fronts à part entière. Ainsi, en dépit de sa critique des bourgeoisies arabes, le manifeste stratégique du FPLP se donne une position finalement conciliatrice, et ne donne qu’un caractère oppositionnel limité à se relations avec les régimes arabes : « à la lumière du fait que ces régimes antagonistes à l’impérialisme et à Israël d’une part et qu’ils adoptent des programmes radicaux compromettants face à l’ennemi, d’autre part, les relations avec ces régimes doivent avoir en même temps un caractère d’alliance et de conflit : alliance parce qu’ils sont antagonistes à Israël, et conflit en raison de leur stratégie dans la lutte » [12].

Agissant depuis la Jordanie avant leur expulsion entre 1970 et 1971, dans le cadre du plan « Rogers » et de la normalisation des relations jordano-israéliennes, puis au Liban, sous protection syrienne, la résistance palestinienne n’intervient à l’étranger qu’au nom des intérêts palestiniens immédiats sans ouvrir un front stratégique globale contre les réactions arabes, qu’elle ne combat qu’épisodiquement lorsque sa survie est menacée. Le FPLP ne reconnait donc pas l’importance d’une caractéristique fondamentale de la théorie de la révolution permanente qui ne milite pas simplement pour la substitution d’une direction prolétarienne à la direction bourgeoise nationale mais prescrit, plus profondément, que la direction prolétarienne satisfasse des intérêts socialistes qui débordent le cadre étroit de la libération nationale : « La dictature du prolétariat qui a pris le pouvoir comme force dirigeante de la révolution démocratique est inévitablement et très rapidement placée devant des tâches qui la forceront à faire des incursions profondes dans le droit de propriété bourgeois. La révolution démocratique, au cours de son développement, se transforme directement en révolution socialiste et devient ainsi une révolution permanente » (nous soulignons) [13].

Contre l’hypothèse stratégique du FPLP, qui consent à servir « de pions ou d’atout dans les marchandages internationaux avec l’impérialisme américain », Jabra Nicola renverse l’articulation ordinaire de la lutte nationale et de la lutte des classes. C’est seulement par la lutte des classes que les objectifs de la libération nationale pourront être réalisés. Au sens propre, la libération nationale ne sera que le résultat épiphénoménal de la lutte des classes dans le monde arabe :

« La direction palestinienne, en raison de ses origines de classe et de son idéologie nationaliste petite-bourgeoise, n’était pas opposée, consciemment ou inconsciemment, à jouer le rôle [de monnaie d’échange], et par sa propre politique, sa stratégie et ses tactiques, elle conduisit la lutte à la défaite. Elle ignora en théorie et en pratique la dimension régionale (tout le Moyen-Orient) de la révolution. Elle sépara la lutte pour la “libération de la Palestine” de la lutte contre tous les régimes arabes. Sa direction n’introduisait aucune rupture avec le nationalisme arabe, les programmes dominants, les politiques, les stratégies et les tactiques incarnées par la culmination et l’impasse du courant représenté par le nassérisme et le baassisme . »

Tandis que le FPLP considère les bourgeoisies arabes et les mouvements petits-bourgeois militarisés comme des alliés peu dévoués qui se caractérisent seulement par un niveau d’engagement moindre, Nicola souligne au contraire que la politique des pays arabes contribuent objectivement à empêcher le développement de la lutte. Loin de le ralentir ou de le priver de ses ressources d’accélération, il s’agit au contraire d’une force hostile que sa connexion avec l’impérialisme américain constitue en une puissance de démantèlement du mouvement palestinien. Voulant sauver leurs propres positions dans la région et accroître leur stabilité, ces régimes utilisent la résistance palestinienne comme une simple monnaie d’échange pour obtenir des concessions territoriales et, sitôt parvenues à leurs objectifs immédiats, ils montrent leur force contre-révolutionnaire en la détruisant. Après que le Jourdan du roi Hussein est devenu, au cours des années 60, la base arrière de l’OLP, et qu’y affluent des militants pro-palestiniens venus du monde entier à l’appel de l’Union générale des étudiants palestiniens, les fedayins y gagnent un pouvoir politique immense, administrant quasiment Amman et construisant leurs propres institutions, dans une situation que le leader du Front démocratique, Nayef Hawatmeh, caractérise comme un authentique cas de « double pouvoir » . Dépossédé du pouvoir réel, le roi Hussein lança une vaste opération contre-révolutionnaire, nommant le 15 septembre 1970 un gouvernement militaire, et partit à la conquête de la capitale pour y déloger les forces révolutionnaires. Les fedayins échouèrent à retourner l’armée jordanienne, pourtant composée par de nombreux bataillons palestiniens, appuyée par l’aviation israélienne, et furent contraints, dès la fin septembre, de quitter le pays. Refusant de conduire la révolution socialiste dans un pays dans lequel ils avaient accumulé de formidables ressources politiques, la résistance palestinienne éprouva, en Septembre 1970, la violence contre-révolutionnaire du royaume réactionnaire jordanien.

Comme le montre la faillite de la direction palestinienne dans la crise jordanienne, la lutte nationale ne peut réussir qu’en devenant une lutte de classes car c’est seulement sous la forme de la lutte de classes régionale que les objectifs de la révolution nationale pourront être atteints, dans le mouvement même du développement de la révolution socialiste. Dans ces conditions, la révolution permanente révèle une nouvelle physionomie : il ne s’agit plus simplement de transférer les tâches de la libération nationale à une classe authentiquement révolutionnaire qui infléchira la ligne programmatique dans le sens des intérêts prolétariens. La révolution permanente gagne, dans cette conjoncture, une intensité nouvelle car la révolution nationale n’y peut atteindre ses objectifs qu’à la condition de devenir intégralement une lutte à mort régionale des classes. La permanence de la déformation, les conséquences du développement inégal et combiné de la région et le rôle réactionnaire des bourgeoisies arabes, comme la réaction jordanienne, exigent de conduire la lutte contre les bourgeoisies arabes et d’y imposer un pouvoir ouvrier susceptible d’appuyer la libération de la Palestine, donnant à la révolution permanente un contenu immédiatement international.

Centralité de classe et alliance du prolétariat israélo-arabe

La centralité de la lutte des classes, dans les conditions historiques spéciales du développement de la lutte palestinienne et de ses déformations propres, exige ainsi de mobiliser la théorie marxiste des classes d’une manière fondamentalement différente de celle du FPLP ou du FDLP, qui partage toutefois certaines positions de Nicola en affirmant la nécessité d’intervenir politiquement dans les pays qui servent de base arrière au mouvement et le primat de la lutte politique de masse sur les opérations purement militaires de guérilla défendu lors de la scission de 1969 , sans que ces déclarations de principe, toutefois, n’affecte leur manière d’agir.

Plutôt que d’utiliser le marxisme pour identifier les classes les plus promptes à défendre la cause de la révolution nationale, Nicola le mobilise pour localiser les potentielles jonctions révolutionnaires qu’il est possible de construire entre le prolétariat arabe et le prolétariat israélien. Adopter une perspective de classe suppose de dépasser le seul cadre national et de porter son regard sur les classes laborieuses israéliennes : une véritable analyse de classe dépasse l’antagonisme national apparent pour saisir l’affinité essentielle des différentes composantes du prolétariat régional quand bien même elles seraient, sur le plan national, ennemies. Comme il ne cesse de le rappeler, la société sioniste présente cette spécificité, absente dans d’autres formes de colonisation, d’avoir une structure de classe complète et très différenciée. À la différence des autres sociétés coloniales dans lesquelles la différentiation interne du groupe des colons est limitée, la société sioniste a une structure de classe complète et connait une grande différenciation socio-économique en raison du fait qu’elle n’est pas un détachement national projeté venu d’une lointaine métropole mais une métropole elle-même née sur le territoire de sa propre colonie :

« Toute solution politique sérieuse au problème palestinien doit prendre en considération le fait que, à la différence des communauté européennes de colons en Afrique du Sud, en Rhodésie ou en Algérie, les juifs en Palestine ne constituent pas une classe supérieure mais une nation entière, avec une structure de classe complète qui lui est propre  ». Ce fait cardinal exige de considérer également les intérêts du prolétariat israélien en tant que force politique semi-autonome. La conscience de ce groupe politique a cependant ceci de spécifique qu’elle réfléchit une déformation secondaire de l’économie sioniste. En raison de son isolement dans la région, l’Etat sioniste doit sans cesse s’assurer du soutien de l’impérialisme mondial pour pallier les failles qui affectent son économie. La politique impérialiste d’Israël, jusqu’à la Guerre des Six jours, était marquée par la volonté de s’acheter les faveurs de l’impérialisme qui, en raison de ses intérêts propres, aurait tout aussi bien pu l’abandonner. Comme le note un camarade de Nicola, « la guerre de Suez [de 1956], à laquelle les Etats-Unis se sont opposés, démontre un aspect important de la nature des liens entre Israël et l’impérialisme, nommément – qu’Israël n’est pas un serviteur obéissant de l’impérialisme américain ou anglais (et encore moins français). Il est plutôt prompt à leur imposer un fait accompli qui, en cas de succès, recevra leur bénédiction post factum plutôt que leur approbation a priori » [14].

Mais cette forme particulière de dépendance à l’égard de l’impérialisme a également pour conséquence de mettre en danger la société israélienne dans son ensemble :

« Un Etat colonial qui, en raison de la manière dont il s’est formé, est une partie intégrante de la structure du pouvoir impérialiste ne peut pas toujours compter sur le soutien des grandes puissances impérialistes. Il doit regarder en face la possibilité que, à cause de leurs intérêts propres, ces puissances impérialistes sont prêtes à le sacrifier ou, au moins, à diminuer leur soutien en raison de leurs propres intérêts. Que cette possibilité soit véritablement actualisée est une autre question. Sa simple existence force les gouvernements des États comme l’Afrique du Sud, la Rhodésie et Israël à se préparer au pire. Ils ne peuvent conditionner leur existence à la bonne volonté des puissances impérialistes. Car leur existence même est menacée par la victoire d’un mouvement anti-impérialiste, ces États sont bien plus désespérés que les grandes puissances impériales elles-mêmes. Parce qu’ils sont petits, ils ne ressentent aucune responsabilité à l’égard du reste du monde. Leur existence serait-elle menacée (comme Israël dans le cas présent), ils n’hésiteraient pas à la protéger par l’arme nucléaire. L’usage de la menace et du chantage contre une grande puissance n’est pas impossible. Il y a suffisamment de politiciens israéliens qui n’hésiteraient pas, en cas d’une défaite militaire israélienne, d’emmener une portion significative de l’humanité avec eux. Il y a en effet de fortes chances qu’ils en aient les moyens dans les prochaines années. » [15]

Cette analyse proprement visionnaire met en relief deux aspects fondamentaux de la conscience de classe israélienne : premièrement, comme les autres couches de la société, elle est marquée par une conscience eschatologique très forte, sur laquelle l’idéologie sioniste peut prospérer ; deuxièmement, elle court un danger de mort, au même titre que les Palestiniens, du fait du fanatisme de ses dirigeants et de sa propre bourgeoisie radicalisée. Si la classe ouvrière israélienne est exploitée, elle est à la fois manipulée par le fanatisme de ses propres dirigeants en même temps qu’exposée à des risques explosifs du fait de la violence de son propre impérialisme qui, du fait de sa relative faiblesse et de son extrême dépendance à l’égard des pouvoirs occidentaux, se radicalise par désespoir.

Toutefois, il s’agit d’une force potentiellement révolutionnaire qui a tout à gagner à substituer à la tutelle de l’impérialisme la coopération et l’intégration dans le monde arabe alentour. En conséquence, l’analyse de classe doit également permettre de penser la solidarité des intérêts entre les différentes composantes du prolétariat au Moyen-Orient et non la seule différentiation interne de la structure de classe de la Palestine arabe. Elle doit, pour Nicola, mettre au jour les tensions internes à l’Etat d’Israël qui peuvent potentiellement l’abattre de l’intérieur. N. Israeli, qui signe ce texte, souligne à cet égard que le traitement dégradant réservé aux Juifs orientaux rapatriés en Israël pour renforcer la dominance démographique sioniste dans les territoires annexés et constituer une main d’œuvre à bas prix, discriminés au nom de leur « arabité », jugée menaçante par les élites ashkénazes, rapproche cette population prolétarisée des intérêts de la classe ouvrière arabe : « de nombreux juifs orientaux (comprenant aujourd’hui près de 50% de la population israélienne) ont plus en commun avec les arabes (culture, tradition, langue) qu’avec les juifs européens ; rien ne consolide cette population hétérogène que la menace extérieure de son existence politique (et physique). » [16]

Nicola considère ainsi qu’un élément parfaitement impensé mine la stratégie de la résistance palestinienne de la troisième vague : l’existence d’un prolétariat juif parfois lui-même victime du racisme sioniste en raison de ses origines arabes ou non-européennes. L’expérience du mouvement des Panthères au début des années 70, proches du Maki, rassemblant des juifs orientaux discriminés va dans ce sens : conscient que les intérêts des juifs orientaux paupérisés et discriminés seront toujours mis de côté et subordonnés à la politique sécuritaire de l’Etat israélien, le mouvement des Panthères Noires d’Israël (HaPanterim HaShkohorim) fait des droits palestiniens une revendication centrale de son cahier revendicatif, jugeant que la paix en Palestine permettra aux revendications des juifs orientaux d’être enfin entendues . La guerre du Kippour, en 1973, mettra fin au mouvement et les juifs orientaux rallieront bientôt l’extrême-droite religieuse, en fondant par la suite le Shas (Parti des Juifs sépharades pour la Torah) en 1984, désormais allié du Likoud (rejeton moderne du sionisme révisionniste d’extrême droite et de ses deux intellectuels organiques, Jabotinsky et Stern, proche du fascisme italien).

L’échec du rapprochement, que ne pouvait prévoir Matzpen, ne permet cependant pas d’exclure les forces progressistes et anti-sionistes juives de la formule algébrique de la révolution permanente et d’une alliance des prolétaires israéliens et arabes. Comme le note Nicola, « le fait que cette nouvelle nation ait été artificiellement créée par l’immigration sioniste ne change rien au fait qu’elle existe. Tandis que l’organisation politique de cette communauté peut être changée ou détruite, la nation elle-même ne peut être éliminée. Une solution stable doit ainsi satisfaire deux exigences basiques : elle doit abolir le caractère sioniste d’Israël et elle doit sanctionner le droit à l’auto-détermination de cette nation dans une forme telle qu’elle soit en accord avec les intérêts des masses arabes, du socialisme et de l’unification du Moyen-Orient » [17].

En d’autres termes, selon Nicola, l’un des objectifs fondamentaux de la révolution doit être de désioniser l’Etat juif et de l’abolir en tant qu’entité juridique tout en accordant aux juifs un droit de résidence et la liberté de jouir d’une certaine autonomie culturelle ou politique à la condition sine qua non que cette autonomie soit compatible avec la construction du socialisme et l’unification des États arabes du Moyen-Orient. La politique de ralliement des masses israéliennes au projet de l’émancipation arabe ne peut ainsi que se faire sur les bases d’une stratégie d’intégration plus générale, qui apporte de meilleures conditions d’existence aux juifs paupérisés grâce à une collaboration économique d’ampleur avec le reste du Moyen-Orient qui libèrera les anciens israéliens de leur dépendance à l’égard de l’impérialisme.

La solution à un État défendu par Matzpen est ainsi provisoire et elle ne prend sens qu’avec la construction d’une Union socialiste au Moyen-Orient. Si l’appareil politique et institutionnelle de la nation israélienne doit être démantelée, la disparition de l’Etat sioniste ne signifie en aucun cas l’exclusion des juifs mais au contraire l’intégration de cette minorité nationale dans un complexe de coopération élargi :

« Les juifs israéliens sont actuellement une nation d’oppresseurs parce qu’ils forment l’Etat sioniste d’Israël, qui est un avant-poste de l’impérialisme dans la région et qui joue un rôle oppressif et contre-révolutionnaire contre la révolution arabe. Mais la révolution arabe socialiste victorieuse signifie la défaite du sionisme et la destruction de la structure complète de l’Etat sioniste, la liquidation de la domination impérialiste et de son influence au Moyen-Orient ainsi que la restauration des droits des palestiniens. Dans ces circonstances, les juifs israéliens ne constitueront plus une nation d’oppresseurs mais une petite minorité nationale au Moyen-Orient. Il sera alors possible de parler d’une égalité des nations et du droit de chaque nation à l’auto-détermination. Le droit d’auto-détermination ne sera pas accordé à Israël mais à la minorité nationale juive sur un territoire sur lequel, après le retour des Palestiniens arabes, les juifs israéliens constitueront l’écrasante majorité  »

Ce droit à l’auto-détermination, après le développement de la révolution socialiste, doit ainsi permettre de conduire une stratégie prudente de ralliement des masses israéliennes au projet d’émancipation du peuple palestinien : pour cela, Jabra souligne l’importance du mot d’ordre démocratique du droit à l’auto-détermination qui, dans sa teneur idéologique, facilite la diffusion des idées révolutionnaires au sein de la communauté juive israélienne. Toutefois, l’extrême dépendance de l’économie israélienne lui rend nécessaire de trouver des alliés. Or, si Israël ne choisit pas les pays arabes, il ne lui reste qu’à choisir l’impérialisme américain. C’est pourquoi les révolutionnaires israéliens doivent également insister sur la nécessaire intégration de la minorité nationale juive dans une Union des Républiques socialistes au Moyen-Orient : « ni politiquement ni économiquement, les juifs israéliens ne constituent un État réellement indépendant et neutre. Ils doivent être économiquement et politiquement proches soit des États socialistes arabes, soit de l’impérialisme qui lutte contre ces États. Ainsi, tandis que la révolution arabe dans toutes ses composantes doit accorder aux juifs israéliens le droit de se séparer, les juifs israéliens révolutionnaires doivent se battre pour l’intégration dans un Etat arabe socialiste » [18].

De la même manière, Nicola insiste sur l’importance de la clarté des revendications pour le ralliement des juifs israéliens au projet palestinien. Les tropes de la « guerre de libération » ou les autres mots d’ordre qui ne visent pas seulement l’Etat sioniste mais la communauté israélienne doivent être évités selon lui. Tout d’abord parce que ces mots d’ordre sont étrangers aux revendications immédiates des Palestiniens, ensuite parce qu’ils mettent en question l’existence de la minorité nationale juive au Moyen-Orient, nourrissant la peur extrême d’un « monde d’ennemi » constitutive du projet et de l’idéologie sionistes, et ils solidarisent en conséquence le prolétariat israélien avec ses gouvernements sionistes :

« Le slogan de la “libération de la Palestine”, bien qu’il soit émotionnellement satisfaisant, a de nombreux inconvénients politiques. En premier lieu, il contraint les israéliens modérés et même les israéliens anti-sionistes (il y en a certains) à se ranger du côté du gouvernement sioniste par auto-défense. Il en résulte un degré de solidarité rare entre l’opinion publique et le gouvernement. Les dissensions internes, qui surgiraient naturellement dans une telle situation, seraient ainsi étouffées. Dans cette atmosphère, peu d’israéliens osent questionner la dépendance de leur pays à l’égard de l’impérialisme qui, au moins, protège leur vie. En outre, ce simple slogan fait du tort aux intérêts arabes dans l’arène mondiale. Au-delà de l’impopularité des solutions militaires, il a également le défaut d’identifier un peuple entier avec les politiques de son Etat et de leur faire payer le prix de ces politiques. Ces simplifications simplistes ne sont plus acceptables pour l’opinion mondiale progressiste et, notamment, pour les éléments anti-impérialistes qui demandent des solutions politiques aux problèmes politiques. Même les Nord-Vietnamiens tirent prudemment une ligne de démarcation entre les politiques de Washington et le peuple américain. En raison de ces facteurs, les nationalistes arabes, en dépit de la légitimité morale de leurs revendications, ont constamment perdu la guerre de propagande depuis 1948 . »

La rhétorique belliqueuse, en dépit de la légitimité des revendications de la résistance palestinienne, tend à décourager selon Nicola le rapprochement de la lutte de libération nationale avec les franges antisionistes de la population israélienne et du prolétariat juif. Elle favorise implicitement le discours sioniste sur « l’unité nationale » et la répression idéologique des opinions divergentes au sein de la société israélienne. Elle contribue objectivement au consensus national et à la justification des crimes de masse de l’Etat sioniste. Sur le plan international, ce slogan nuit à la recherche d’éventuels alliés et nourrit la rhétorique de la lutte anti-terroriste. Sans altérer le moins du monde le contenu des revendications palestiniennes, ces slogans déstabilisent les forces morales de la révolution.

Il s’agit donc de construire une alliance durable entre les prolétariats arabes et juifs en s’assurant à la fois de la satisfaction de l’ensemble des intérêts palestiniens et du droit des juifs à exister, non comme une nation d’oppresseur, mais comme une minorité nationale libre de s’intégrer ou non à un Etat socialiste arabe. Cet impensé, qui hante les textes stratégiques du FPLP et du FDLP, est ainsi articulé à la spécificité du développement combiné et inégal de la région. Parce que la société sioniste a une structure de classe complète, à la différence d’autres implantations coloniales, et parce qu’elle n’est pas un simple détachement issu de la population de la métropole-mère mais une métropole coloniale construite au cœur même de sa colonie, il est absolument fondamental d’accorder à la minorité nationale juive au Moyen-Orient un droit à l’existence et à l’auto-détermination conditionnée à la destruction préalable des structures coloniales et impériales de l’Etat sioniste. En second lieu, l’extrême dépendance de l’économie israélienne à l’égard de l’impérialisme étatsunien qui la subventionne continuellement exige de proposer un programme d’intégration économique dans le but de substituer à la dépendance impérialiste des rapports de coopération élargie avec les autres nations arabes socialistes. Ces deux faits stylisés exigent de tenir compte de la spécificité de la minorité nationale juive dans le schéma général des forces et de ne pas évacuer la question de l’avenir des israéliens de la réflexion stratégique sur la conduite de la révolution.

Parce que les bases nationalistes de la résistance palestinienne sont insuffisantes, la proposition de Nicola consiste à massifier la lutte en organisant le prolétariat à une échelle régionale et non plus nationale, incluant le prolétariat des autres pays arabes et le prolétariat israélien. Parce que les directions petites-bourgeoises des dictatures socialisantes du Moyen-Orient tirent un profit politique de la militarisation forcée qu’exige d’eux la présence israélienne – dans une sorte de syndrome de Stockholm géopolitique – et sont pleinement engagées dans des rapports denses avec l’impérialisme, la lutte pour la cause palestinienne ne peut être séparée de l’affrontement entre le prolétariat et les bourgeoisies arabes. Contre le militarisme latent des groupes de la résistance palestinienne et contre leur conversion forcée aux intérêts de leurs protecteurs bourgeois, seule l’action de masse transnationale peut espérer renverser le cours des choses. Parce qu’une direction petite-bourgeoise de la lutte nationale ne constitue plus une option viable, après trois transferts successifs des tâches de la révolution nationale à trois directions différentes, dont les orientations stratégiques sont entrées successivement en crise, la révolution permanente y assume une physionomie particulière dans laquelle c’est seulement par et dans la lutte régionale des classes , qui se donne des objectifs bien supérieurs à la lutte nationale, que les objectifs de la libération du peuple palestinien pourront être atteints.

La lutte de libération nationale, dans les conditions d’un développement inégal et combiné et d’une déformation extrême des structures sociales du Moyen-Orient ne peut pas, en Palestine, affronter seule ses propres conditions d’impossibilité mais seulement dans le cadre d’une révolution socialiste régionale. Dans ces conditions extrêmes, la lutte seulement nationale ne parvient pas à localiser les facteurs de son propre échec et ne peut être accomplie qu’en renonçant dialectiquement au primat de la question nationale. La révolution socialiste en attaquant la bourgeoisie arabe et en réalisant l’unification socialisante du prolétariat du Moyen-Orient, brise les conditions d’impossibilité de la révolution nationale, possibilisant par-là sa réalisation tout en faisant de son contenu un simple moment provisoire de l’unification socialiste des pays Arabes. La révolution permanente assume alors, dans ce contexte, une forme absolue en tant que la révolution socialiste est seule capable de créer les conditions internationales de la lutte nationale qui n’apparaît alors que comme un résultat provisoire de la révolution prolétarienne au cours de son développement. Si la révolution permanente en Russie vit le prolétariat assumer la direction révolutionnaire du mouvement tout en adoptant le cahier revendicatif des réformes démocratiques, les conditions objectives de la libération nationale palestinienne exigent, plus radicalement encore, d’adopter une stratégie et des mots d’ordre socialistes car c’est seulement la lutte des classes elle-même et la révolution socialiste régionale qui peuvent lever les obstacles économiques et politiques qui empêchent le développement de la lutte nationale. Toutefois, Jabra Nicola n’analyse pas les formes concrètes que pourrait prendre la transcroissance de la révolution nationale en révolution internationale.

C’est pourquoi Nicola insiste sur la nécessité de créer un parti léniniste unique pour l’ensemble du Moyen-Orient dont les branches nationales seraient autant de cellules capables de conduire une politique d’ensemble et coordonnée : «  Les conditions objectives existantes possibilisent et requièrent la création d’un mouvement de masse révolutionnaire, conduit par la classe ouvrière, guidé par une théorie marxiste révolutionnaire et agissant sur la base d’une stratégie pan-arabe, qui reconnaîtra les droits nationaux des nations non-arabes vivant à l’intérieur du monde arabe et devra se montrer capable de les attirer dans un combat commun pour la libération nationale et sociale de la région dans sa totalité » [19].

Pour Nicola, la révolution permanente palestinienne, dans cette forme absolue, se fonde ainsi sur l’hypothèse stratégique suivante : les limitations objectives qui préviennent le développement de la révolution nationale palestinienne ne peuvent être brisées par le moyen de cette seule lutte et dans le seul périmètre national ; une révolution socialiste peut seule briser ces résistances par une lutte de classe régionale contre la réaction arabe complice de l’impérialisme et de l’Etat israélien, fouet du capital pour lutter contre les mouvements socialistes au Moyen-Orient, grâce à l’unification du prolétariat israélien et du prolétariat arabe, dont Nicola souligne la proximité potentielle. Donnant à la révolution palestinienne un domaine d’intervention stratégique élargi, la libération de la Palestine sera le résultat effectif d’une transformation socialiste régionale et de la lutte pour une Union socialiste des pays arabes au sein de laquelle la minorité nationale juive aura toute sa place. Contre les solutions bourgeoises ou petites-bourgeoises qui défendent la recomposition d’un État binational ou une construction à deux États, Jabra Nicola fait valoir que ces options nationalistes sont irréalisables en tant que telles : car l’objectif immédiat de la libération de la Palestine, où juifs et Arabes pourraient vivre en harmonie, n’est réalisable qu’à travers la construction d’appuis socialistes dans les pays limitrophes et la lutte pour une union arabe socialiste.

Illustration : carte de presse de Jabra Nicola, circa 1944. Tiré de Musa Budeiri, "Essential Readings on the Left in Mandate Palestine", Jadaliyya.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Jabra Nicola, Nation arabe et mode de production asiatique, introduction, publié dans les numéros 20-21 de Quatrième internationale, Printemps 1975, https://www.marxists.org/francais/nicola/works/1974/00/mode.htm.

[2Jabra Nicola, Theses on the revolution in the Arab East, 14 septembre 1972, Matzpen-Marxist, disponible en ligne : https://matzpen.org/english/1972-09-14/theses-on-the-revolution-in-the-arab-east-a-said-jabra-nicola/

[3Jabra Nicola et Moshe Machover, Arab revolution and national problems in the Arab east, The International, 10 Juillet 1973, disponible en ligne : https://matzpen.org/english/1973-07-10/arab-revolution-and-national-problems-in-the-arab-east-a-said-jabra-nicola-and-m-machover/.

[4Ibid.

[5Ibid.

[6Ibid.

[7Cette thèse est également défendue par l’islamologue marxiste Maxime Rodinson dans plusieurs articles contemporains aux analyses de Jabar Nicola, réunis dans Peuple juif ou problème juif  ?, Paris, la Découverte, 1997,

[8Ibid.

[9Ibid.

[10Jabra Nicola et Moshe Machover, « The middle east at the Crossroads », 10 Septembre 1969.

[11Jabra Nicola, « Theses on the revolution in the Arab East », 14 septembre 1972, Matzpen-Marxiste, Thèse F. Disponible en ligne : https://matzpen.org/english/1972-09-14/theses-on-the-revolution-in-the-arab-east-a-said-jabra-nicola/

[12Ibid, p. 110.

[13Léon Trotsky, La Révolution permanente, Paris, Editions de minuit, 1963, Thèse 8, p. 126.

[14N. Israeli, « Israel and Imperialism » (a Brief Analysis), Matzpen, 43, Juillet 1968, disponible en ligne :
https://matzpen.org/english/1969-08-10/israel-and-imperialism-a-brief-analysis-‒-n-israeli/.

[15Ibid.

[16Ibid.

[17Jabra Nicola et Moshe Machover, « The Palestine Problem », Theses submitted for discussion to the Israeli Socialist Organization, August 1966, Part 3.

[18Ibid.

[19Jabra Nicola, « The Middle East at the Crossroads », op.cit.
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