[(SE) FAIRE JUSTICE]

Dépasser le féminisme punitif avec Deck Marsault

Cécile Manchette

Dépasser le féminisme punitif avec Deck Marsault

Cécile Manchette

Dans Faire justice, Elsa Deck Marsault s’interroge sur les pratiques punitives et le moralisme qui imprègnent les milieux féministes. Une contribution stimulante pour engager le débat et appeler à repolitiser la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.

Elsa Deck Marsault, Faire justice. Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes, Paris, La fabrique, 2023. Détails sur le site de l’éditeur

Dans Faire justice, publié à La fabrique, Elsa Deck Marsault, militante queer et féministe, interroge la nature punitive des « outils employés pour faire justice » dans « les espaces de la gauche [1] » pour répondre aux violences sexistes et sexuelles au sein même des milieux militants. « Les milieux militants étant influencés par le système pénal et carcéral (comme le reste de la société), les outils employés pour faire justice sont profondément empreint d’une philosophie punitive : la menace, la pression, l’exclusion, le harcèlement, la dénonciation publique, la manipulation des faits et des discours ou la discréditation politique » explique l’autrice. Tout au long de l’ouvrage, Elsa Deck Marsault examine les contradictions qui traversent aujourd’hui le mouvement féministe, LGBTI et la gauche sur ces questions, encore peu discutées en France, et offre des pistes pour les dépasser.

Des procès sans peines aux peines sans procès

Dès son introduction, l’autrice souligne qu’en aucun cas la discussion critique qu’elle ouvre ne remet en cause l’importance de recueillir et de prendre en compte la parole de victimes dans des cas de violences de genre, insistant également sur l’enjeu de respecter l’intimité et les volontés de celles-ci dans le cadre des procédures mises en œuvre. En revanche, l’autrice entend souligner la façon dont les méthodes et logiques à l’œuvre dans certains cas participent à reproduire certains « mécanismes de la justice pénale ». Dans le chapitre intitulé « Surenchère punitive », l’autrice nous plonge de manière vivante dans le cœur de ce qu’elle souhaite aborder et critiquer : les logiques punitives concrètes auxquelles elle a pu être confrontée dans la gestion d’affaires de violences sexistes et sexuelles, et les dégâts causés par de telles conceptions. Un exposé salutaire, qui soulève de manière très juste les problèmes concrets auxquels des secteurs militant-es sont confronté-es, dans leur tentative de « faire justice » de manière indépendante des institutions dominantes.

Dans les exemples qu’elle expose, un acte problématique commis par un-e militant-e conduit à un « processus d’exclusion » auquel s’ajoute une « ostracisation », sans considération du niveau de gravité de l’acte, ni de l’attitude de l’auteur vis-à-vis de celui-ci. Sont également mis à l’écart tous ceux qui voudraient garder un lien avec l’auteur-trice de l’acte, jusqu’à aboutir à des situations déconcertantes. Deck-Marsault évoque par exemple le cas d’une personne victime d’une agression sexuelle qui choisit de refuser d’ostraciser l’auteur de l’acte et qui se retrouve elle-même exclue du groupe...Les exemples cités dans le livre montrent que les comportements et actes problématiques sont immédiatement considérés comme des motifs d’exclusion, sans possibilité pour leur auteur de changer ou de s’éduquer. C’est ce constat qui a amené Deck Marsault à fonder le collectif Fracas, qui élabore et intervient sur ces questions de conflits en milieu militant en mobilisant principalement des outils empruntés à la « justice transformatrice », que l’autrice définit comme « toute initiative abolitionniste qui œuvre pour la justice sociale et lutte contre les discriminations en redonnant du pouvoir aux personnes directement touchées par les violences ».

A rebours de cette approche, le féminisme « punitif » appréhende la punition non comme un levier d’éducation de la personne (dans le cas où celle-ci montre une volonté de changer) ou du collectif (pour que les violences ne se reproduisent pas) mais comme un outil pour « purifier » le groupe, en se séparant des individus jugés problématiques. « L’auteur-trice de l’agression n’est plus une personne qui a eu un comportement précis à un moment donné, mais un « agresseur-se » dangereux-se pour quiconque s’en approche, prêt-e à agresser n’importe qui à n’importe quel moment. ». Cette essentialisation de l’agresseur-se conduit à une essentialisation de la victime, qui « peut être réduite par le groupe soit à une position passive, sans capacité d’agir ou de choisir, soit, plus rarement à une position de surpuissance, par la légitimité qu’on accorde à ses demandes ».

Si Elsa Deck Marsault insiste sur la « grande avancée » que constitue le fait « d’apporter foi aux propos des personnes qui se disent victimes d’acte répréhensible », elle souligne aussi l’importance d’être « précautionneux » avec les accusations, de toujours recueillir des témoignages directs et de prendre le temps de discuter collectivement la nature des faits. Si toutes ces « précautions » sont évincées cela peut mener à des punitions sommaires prises dans l’urgence, disproportionnées par rapport à la nature des faits, ou encore à des erreurs, dont les conséquences peuvent être néfastes pour toutes les personnes concernées. Cette façon de « faire justice » en vient à privilégier la punition plutôt que le bien-être de la victime, l’éducation collective et conduit à piétiner le respect des droits élémentaires de l’accusé.

Ce dernier ne dispose parfois, dans les cas les plus extrêmes, ni du droit à savoir qui l’accuse et à quel sujet, ni du droit à donner sa version des faits ou de contester les faits rapportés. La personne accusée peut faire l’objet d’une dénonciation publique, ou encore être poussée à se couper de son milieu social ou professionnel. En cela, ces pratiques reproduisent les pires traits de la justice pénale qui ostracise, ossifie, et marque au fer rouge les auteurs d’actes répréhensibles, et ce, sans jamais parvenir à endiguer les violences. En contrepoint, Deck Marsault rappelle la politique des féministes abolitionnistes et révolutionnaires qui, dans les années 1970, revendiquaient des « procès sans peines » pour les auteurs de violences sexuelles. Loin de l’héritage des féministes anti-carcérales et révolutionnaire, la logique punitiviste contemporaine nous ferait basculer aujourd’hui dans l’ère des « peines sans procès ».

Comme expression de ces peines sans procès, Elsa Deck Marsault interroge la pertinence de la méthode du « call out », qui consiste à divulguer publiquement sur les réseaux sociaux les noms des personnes jugées coupables d’actes répréhensibles dans un but à la fois de prévention et d’expiation. Elle écrit : « le call out surfe donc sur les mécanismes de la justice pénale : après l’émission du call out , le collectif se concentre essentiellement sur la punition, en utilisant des ressorts comme l’humiliation publique, et en dépossédant les personnes de leur histoire (victimes comme auteur-trices de violence). » Elle ouvre ainsi le débat avec les conceptions portées dans le cadre du mouvement MeToo, dans lequel cette pratique apparaissait comme « le dispositif féministe par excellence ».

Elsa Deck Marsault invite le lecteur-rice à s’interroger : quelles sont les finalités de ces méthodes punitives ? Quel devrait être le but d’une sanction ? Comment mesurer la proportionnalité entre l’acte commis et les effets de la sanction prise ? Quelle est la différence entre un usage féministe de la légitime défense et une pure vengeance individuelle ?

Abattre une personne est plus simple que d’abattre le système qui la soutient

Tout en exposant ces tendances à reproduire des mécanismes punitifs dans les milieux queers, l’auteure s’interroge sur les causes de ces dynamiques et développe plusieurs hypothèses. Si l’autrice mobilise la sociologie et les réflexions sur « les dynamiques de groupe », sa thèse la plus intéressante est qu’après des décennies d’offensive néolibérale, qui ont distillé l’idée qu’il n’y avait aucune alternative au capitalisme, les théories et mouvements politiques qui pensaient « les mécanismes structurels responsables des rapports d’oppression » et des stratégies de lutte contre un système dans son ensemble, ont laissé la place aux « politiques de l’identité » et à une « politique de la demande » de reconnaissance des oppressions par l’Etat.

L’autrice mobilise ainsi les travaux de John d’Emilio ou de Wendy Brown, pour expliquer « qu’en l’absence d’un projet militant fédérateur pour mener à un futur enviable, les forces progressistes en viennent à un moralisme justicier et réprobateur ». Pour le dire autrement, la crise des projets politiques de gauche marquée par le fait de « donner les clés [de l’émancipation des opprimé.es] au pouvoir en place » et le scepticisme quant à la possibilité de construire une autre société, seraient à l’origine d’un « moralisme progressiste » et des pratiques punitives dans le milieu militant. Deck Marsault expose les différentes facettes de ce moralisme : les « interdits individuels » ou encore la « condamnation de certains mots, comportements ou acte » générant une « rigueur excessive » entre militant-es et en contrepartie une extrême sévérité lorsque des militant-es sont les auteurs-trices d’actes problématiques.

Ainsi, le discours moraliste tend à se « focaliser sur certaines personnes, prises individuellement, qui incarneraient l’ordre étatique et tout ce que l’on veut combattre (…) et de réduire tout simplement le mal à ces cas individuels ». Or, « bien qu’individuellement nous ayons une responsabilité et un rôle à jouer dans l’abolition d’un système de classes et de privilèges, nos marges de manœuvres sont limitées. C’est bien parce que le système peut nous sembler inébranlable que nous nous replions sur le niveau individuel. Abattre une personne est plus simple que d’abattre le système qui la soutient ». Dans cette configuration, les luttes d’émancipation se transforment en une somme de différents groupes d’opprimé-es, divisés les uns des autres, qui réclament chacun une reconnaissance par l’Etat de leur existence et de leur identité. L’autrice critique « ce virage » d’une gauche adaptée et dépendante de l’Etat qui « tend à surinvestir la critique culturelle au détriment de l’économie politique  » et à nous enfermer dans la « figure de la victime ».

(Re)construire un féminisme internationaliste, anti-répressif et anti-punitiviste

Cette critique formulée à l’encontre des pratiques punitives dans les milieux militants constitue une contribution précieuse à la (re)construction d’un féminisme doté d’anticorps contre le caractère répressif de l’Etat, la justice de classe et la « philosophie pénale ». La relative nouveauté des réflexions portées par Deck Marsault en France, où ces débats ont été très peu menées ces dernières années, explique probablement l’intérêt suscité ces derniers mois par l’ouvrage. Ce travail s’ajoute à des rares voix comme celle de l’écrivaine Françoise Vergès qui analyse les ressorts du « fémonationalisme », une instrumentalisation du féminisme à des fins néolibérales, répressives et racistes, dans son ouvrage Une théorie féministe de la violence, de la militante féministe Morgane Merteuil, qui a récemment publié un article intitulé « Politiser la lutte contre les violences sexistes et sexuelles » dans la revue Socialter, ou encore de Gwenola Ricordeau, spécialiste du droit pénal et militante anti-carcérale.

Dans son ouvrage Pour elles toutes, cette dernière démontre l’incapacité profonde de la justice pénale et de la prison à lutter contre les violences sexistes et sexuelles, mais aussi comment ces deux institutions reproduisent continuellement de la violence et du crime. Tout comme Françoise Vergès, elle alerte sur les dangers politiques de revendiquer ou d’accompagner, comme le font certains courants féministes et politiques, la création de nouveaux délits dans le code pénal ou le renforcement de l’appareil judiciaire et policier. Ces politiques donnent en effet les outils aux classes dominantes pour réprimer en très grande majorité les classes populaires, alors que dans le même temps elles garantissent l’impunité des puissants.

Des débats qui ont été soulevés plus ouvertement et largement par des militantes féministes ces dernières années dans des pays où la nouvelle vague féministe a été puissante comme en Amérique latine, dans l’Etat espagnol, en Italie, ainsi qu’aux Etats-Unis et au Royaume Uni. Des travaux et interventions qui ont fréquemment insisté sur le lien entre développement du capitalisme néo-libéral et pratiques punitives. Dans il malinteso della vittima. Una lettura femminista della cultura punitiva [Le malaise de la victime. Une lecture féministe de la culture punitive], Tamar Pitch, universitaire et militante féministe italienne, souligne par exemple comment le développement des politiques sécuritaires et de la criminalisation des phénomènes sociaux par les gouvernements néolibéraux à partir des années 1980 ont produit une subjectivité particulière transformant les femmes en potentielles victimes et l’Etat, la police et sa justice en garants de leur sécurité.
Un constat partagé également par d’autres théoriciennes féministes comme Wendy Brown, citée par Elsa Deck Marsault, mais aussi Nancy Fraser, ou Andrea d’Atri, fondatrice de Pan Y Rosas en Argentine, qui insistent sur le lien étroit entre cette dynamique et l’évolution de pans entiers du féminisme, passant d’une lutte contre l’oppression et l’exploitation à la lutte contre les « violences » et les « discriminations ». C’est-à-dire de la lutte contre un système à une lutte contre des « individus » déviants à écarter du corps social. Une logique pénale qui contribue à dépolitiser la question des violences sexistes et sexuelles, réduites à l’expression d’un problème d’ordre moral ou culturel entre individus, tout en détournant le regard des racines de la violence patriarcale.

Autant de travaux qui montrent que les violences sexistes et sexuelles sont un des visages d’une oppression structurelle, dont les féminicides et les viols en sont ses expressions les plus brutales, qui exigent qu’on s’attaque au patriarcat, dans un combat étroitement lié à celui contre le système capitaliste. Josefina Martinez, militante féministe espagnole, écrit : «  la logique du punitivisme renforce le pouvoir de l’État et de ses forces répressives, tout en situant les femmes comme des victimes individuelles, plutôt que comme des sujets collectifs qui luttent et se battent pour la transformation des relations structurelles du patriarcat, du capitalisme, du racisme et de la précarité. Celles et ceux d’entre nous qui visons l’émancipation considèrent, en revanche, que le progrès n’est possible que si nous parvenons à une unification et une articulation de tous les secteurs opprimés, plutôt que leur fragmentation. »

Au-delà du punitivisme, quelle stratégie pour en finir avec le patriarcat ?

Dans son ouvrage, Deck Marsault offre ainsi des éléments utiles et éclairants pour combattre et lutter contre la reproduction de pratiques punitives dans les espaces de la gauche. On regrette simplement que l’auteure ne prenne pas en compte la question de la stratégie politique dans l’étude de ces pratiques punitives. En effet, tous les courants féministes ne sont pas perméables au punitivisme de la même façon ni pour les mêmes raisons. Dit autrement, il existe un lien entre ces pratiques punitives et la stratégie politique défendue par certains secteurs féministes.

C’est ce que montrent certains débats récents suscités par la gestion des violences sexistes et sexuelles dans différentes affaires qui ont explosé à La France insoumise (LFI) ou chez Europe écologie – Les verts (EELV). Si un mouvement comme LFI et des figures féministes de la NUPES sont amenés à s’adapter aux logiques punitives, par exemple lorsqu’elles subordonnent le traitement d’affaires de VSS à une décision de justice, c’est bien en raison de la nature réformiste de leur stratégie. Sur le fond, le parti combine ainsi un programme de réformes des institutions (pénales, judiciaires…) définies comme défaillantes, dont le personnel politique doit être renouvelé, avec des mesures économiques comme la question des centres d’accueil, des minimas sociaux… mais avec des moyens limités. Pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles dans la société, Sandrine Rousseau en appelle par exemple, comme le programme de LFI, à une « mise en route » de la justice ou encore à des formations contre le sexisme des personnels judiciaires et policiers. Le centre de gravité est ici la réforme des institutions de l’Etat comme la justice ou la police, dont le rôle est de mieux punir les personnes qui commettent des faits de violences.

A l’extrême-gauche, dans les secteurs du féminisme radical qui revendiquent, eux, une autonomie vis-à-vis de l’Etat et de ses institutions, les pratiques punitives résultent d’un héritage théorique qui oppose une classe de femmes à une classe d’hommes et a fait de la sexualité l’axe central d’articulation de la société patriarcale. Cela peut conduire à envisager, comme l’indique Josefina Martinez « l’oppression des femmes sur la base de la sexualité de manière essentialiste ». « Dans cette vision binaire de la sexualité, tous les hommes sont conçus comme des agresseurs et violeurs potentiels et toutes les femmes comme d’éternelles victimes ». Ainsi, les violences de genre sont envisagées de manière extensive et s’appliquent à un ensemble d’actes et de comportements machistes très différents qui n’ont pas la même gravité. La sexualité est, elle, envisagée essentiellement sous le prisme de la violence mais jamais sous celui de la libération sexuelle.

Les questions stratégiques sont d’autant plus essentielles qu’elles sont liées à celle de savoir comment éradiquer le patriarcat et les violences sexistes et sexuelles qui en découlent. De ce point de vue, la perspective offerte par le livre de promouvoir la justice transformatrice, en tant qu’elle « appréhende le fait délictueux comme une opportunité de transformation pour l’individu et la société », permet de rompre « localement » avec une approche punitive et peut donner des réponses concrètes pour aider à gérer au mieux des conflits « intracommunautaires ». Cependant, elle ne règle pas la question de la stratégie pour abattre le capitalisme, structurellement répressif et dans lequel la prison et la justice pénale joue un rôle croissant, et le patriarcat.

Pour en finir avec ce système, et les souffrances qu’ils engendrent jusqu’au plus profond de notre intimité, il nous faut remettre au cœur du milieu féministe, LGBTI et de l’extrême gauche, les débats politiques et stratégiques pour unifier les opprimé-es, et renverser ce système. Une question décisive, et un débat amené à se poursuivre.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1sauf indications contraires, toutes les citations de Deck Marsault sont tirées de son livre
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