Pour une femme sur dix en France, Impardonnable n’est pas une fiction. Mais ça dure plus longtemps. Ce très beau court-métrage de Nicolas Doretti aborde les violences conjugales sous leur aspect le plus courant et pourtant le moins médiatisé. Le réalisateur s’est saisi du sujet lorsqu’il a compris que la vision couramment répandue de ces couples violents était faussée.


« Mon amour, je sais que tu vas me pardonner […] C’est comme ça qu’on fonctionne, toi et moi. » C’est comme ça que fonctionne le couple d’une femme sur dix, en France. Dans le cycle de la violence conjugale. Dans l’invisibilité et sous le masque social du couple ordinaire, voire parfait.

Esthétiquement très beau, Impardonnable, court-métrage de Nicolas Doretti, dépeint ces couples que nous croisons tous les jours sans rien soupçonner. Ou sans rien dire si nous soupçonnons. Aucun sensationnalisme, mais un réalisme effrayant : la violence se cache dans des histoires d’amour.

« Comme tout le monde, j’avais une vision basique de la violence conjugale : ce sont des salauds qui font peur à leur femme pour qu’elle reste. Alors qu’en fait, ça se passe chez n’importe qui derrière une image mignonne », explique le réalisateur. La prise de conscience que le problème est bien plus compliqué, il la doit à l’association péruvienne Vida mujer qui a publié un recueil de lettres d’excuses d’auteurs de violences conjugales.

« Une trop belle histoire, dont la fin est gâchée »

Il s’est inspiré de ce projet pour le sien. Impardonnable raconte « une trop belle histoire, dont la fin est gâchée ». Tandis qu’une jeune femme se lève, se douche, jette ses vêtements dans un sac, la voix d’un homme, en off, lit une lettre d’amour. Une jolie lettre d’amour dans laquelle il invite sa compagne à « ne [se] souvenir que des bons moments ».

Six minutes d’images de bonheur, de complicité, de rires et de beaux moments s’écoulent avant que l’on comprenne pourquoi Sarah de Girval, qui campe avec talent la femme victime de violences conjugales, doit partir.

La musique d’Andrew Seistrup et la voix suave, amoureuse, manipulatrice même, d’Emmanuel Karsen, font de ce tableau un portrait aussi beau que cruellement vrai de l’emprise dans laquelle se trouvent les femmes qui subissent de la violence.

Cette emprise qui permet de faire durer la violence et de la faire monter en puissance. Celle qui permet, au-delà de l’insupportable et de l’« impardonnable », à la femme de se trouver chanceuse d’être aimée par un homme qui s’excuse pour ce qu’il fait. Et qui, bien souvent, la culpabilise. La lettre d’amour interroge : « tu serais prête à oublier » tous ces bons moments pour « quelques erreurs » ?

Pas de sensationnalisme, mais du réalisme

A six minutes, donc, sur environ sept que dure le court-métrage, le talent de la maquilleuse Claire Grasland révèle quelques-unes de ces erreurs : des hématomes. Et des flashbacks, brefs mais intenses, sans chercher à impressionner mais seulement à laisser comprendre, montrent le climat de violence.

La lettre elle-même contient toute la violence de la manipulation. Il l’aime, il l’a toujours aimée, surtout son corps, surtout le sexe avec elle. Mais « putain, qu’est-ce que tu manges ! » ; et ces rêves qu’elle note dans son carnet « comme si ça avait une signification » ; et ces histoires « inintéressantes » qu’elle raconte et auxquelles il « fait semblant de [s’]intéresser ».

La femme objet. Pas besoin d’images choquantes pour décrire cette violence quotidienne, destructrice en elle-même et pour tout ce qu’elle cache d’autres violences. Le mérite de Nicolas Doretti, c’est d’abord d’avoir réussi à parler de violence conjugale sans tomber dans le cliché. « Certains reprochent le manque de trash », regrette Sarah.

Pourtant, la sensibilité et – j’ose – la poésie d’Impardonnable sont conformes à ce que nous voyons de ces couples malsains. La violence conjugale ne revêt pas que l’aspect impressionnant qui nourrit les regards et réflexions scandalisés. Elle est verbale, psychologique, économique, administrative. D’ailleurs, l’emprise psychologique de l’agresseur (dénigrement, insultes, pressions, chantage, isolement, etc.) pré-existe toujours à d’éventuels viols ou coups.

100.000 vues en un mois

Tourné cet été et mis en ligne le 29 septembre, bientôt traduit en anglais, Impardonnable est en passe d’atteindre les 100.000 vues. Uniquement grâce à la diffusion virale des réseaux sociaux et de quelques rares articles. « Il a vocation à être diffusé, il est à disposition, indique Nicolas Doretti. Mais je ne me pose pas en expert, je suis juste un réalisateur. »

Côté casting, c’est le cœur qui a parlé. La chance et le hasard ont confirmé de très bons choix. « Je voulais une actrice qui se sente investie, raconte le réalisateur. Pour la voix, il n’était pas question d’une voix qui fasse publicité : j’ai contacté, au culot, la voix française de Sean Penn. La musique, c’était un coup de cœur, un compositeur de Los Angeles qui a lui aussi accepté de se joindre au projet. »

Son regard d’artiste autant que d’homme et la sensibilité de Sarah de Girval, infirmière dans la vie et modèle photo par loisir mais pas comédienne professionnelle, sont finalement ce qui fait le poids d’Impardonnable : pas besoin d’expertise pour comprendre les violences conjugales. Preuve qu’il a visé juste : il reçoit chaque jour des emails de femmes se reconnaissant dans ce qu’il décrit.

Un problème pas si intime

Comme un complément, les réseaux sociaux ont diffusé au même moment le court métrage de Zabou Breitman. Elle y rappelle la froideur des statistiques pour les femmes qui sont ces statistiques. « Madame A. a de la chance », parce qu’elle vit dans un pays où seule une femme sur dix subit des violences conjugales (une femme sur trois dans le monde). C’est tombé sur elle.

« Madame B. a moins de chance », parce qu’elle fait partie de la petite minorité des femmes qui meurent sous les coups de leur conjoint. En France, 120 par an (une tous les trois jours, environ).

Les vies brisées dans l’intimité le sont aussi pour toute la société. En 2006, le programme européen Daphné révélait que les violences conjugales avaient coûté 2,5 milliards d’euros à la France, répartis comme suit :

120 millions d’euros étaient imputables aux aides sociales permettant, essentiellement, la sortie des situations de violences ;

235 millions ont servi aux services de police et de justice dans le cadre des procédures pour violences conjugales ;

483 millions d’euros ont été déboursés par l’Assurance maladie pour les passages aux urgences, hospitalisations, consultations de médecine générale et de psychiatrie ainsi que les médicaments consommés par les victimes ;

535 millions recouvraient les coûts des seules violences physiques graves (viols et blessures sérieuses) ;

1.100 millions d’euros était le coût économique estimé, en perte de productivité de ces femmes (sérieusement empêchées voire totalement isolées du monde du travail, y compris pendant leur reconstruction psychique).

UTILE :

  •  le 3919, numéro d’appel gratuit invisible sur les factures de téléphone, pour s’informer et trouver de l’aide - pour toute urgence, composez le 17 ou envoyez un SMS au 114 ;
  •  le 08.842.846.37 (08VICTIMES) pour trouver de l’aide, ainsi que le site du réseau Inavem regroupant bon nombre d’associations de soutien ;
  •  le site du gouvernement, utile pour les femmes et avec des ressources pour les professionnels ;
  •  le livre Femmes sous emprise, de Marie-France Hirigoyen

    Demandez-vous comment vous réagiriez, si...

    Le mouvement a été aussi soudain qu’éphémère. La « Black Dot Campaign » visait à permettre aux femmes victimes de violences de le dire sans le dire, en se dessinant un point noir sur la main pour demander de l’aide. Les femmes non-victimes pouvaient exprimer leur soutien en se dessinant le même point (mais en précisant que c’était en soutien).

    Pragmatiquement inutile, cette campagne a au moins eu le mérite de poser une question : que feriez-vous si vous croisiez une femme vous montrant ce point noir dessiné dans sa main ?

    Sarah, l’actrice du court-métrage de Nicolas Doretti, lui-même et leur maquilleuse ont fait une expérience à peu près similaire, bien que plus frappante encore. « Et en rentrant, on tremblait devant notre pizza : personne n’a réagi, il y avait même beaucoup de complicité avec Nicolas. »

    Cautionner implicitement la violence

    Après le tournage des scènes où Sarah est maquillée pour montrer les coups reçus, ils sont sortis tous les trois acheter à manger, sans démaquiller. Sarah et Nicolas affichaient très clairement un couple pathologique. Les seules (fausses) marques de (faux) coups de Sarah étaient elles-mêmes impressionnantes.

    « A la pizzéria, à un moment, Nicolas est sorti et nous nous sommes retrouvées Claire et moi à discuter, raconte Sarah. Dans notre conversation, la situation de violences conjugales qui était déjà très visible se confirmait sans ambigüité. »

    En réaction, le pizzaïolo, pas gêné du tout, n’a cessé de rire aux mauvaises blagues de Nicolas, l’homme violent de la situation. Le pas était franchi entre ne rien faire et cautionner implicitement. Dans la rue, le trio a essuyé des regards tantôt fuyants tantôt... voyeurs. S’il est difficile de savoir quoi et comment faire, réagir peut parfois sauver une vie.

    Ne pas cautionner, même implicitement, permettrait déjà d’éradiquer la normalité de la violence.

    Et vous, que feriez-vous ?