C’est en août 1995 que l’International Board, l’institution suprême du rugby mondial, efface de ses statuts toute référence alors obligatoire à l’amateurisme, sous la pression des fédérations de l’hémisphère sud. Le rugby devient un sport professionnel et entame une mutation rapide, afin de pouvoir exister dans l’ombre du football, et conquérir des parts de marché, notamment dans le domaine des droits télévisuels.

Pour Brett Gosper, de World Rugby, « en passant de travailleurs qui s’entraînaient deux-trois fois par semaine, aux joueurs d’aujourd’hui, qui vivent à 100 % pour leur sport, le rugby a déjà fait la majeure partie de son évolution ». Ce tournant coïncide avec un changement radical du jeu lui-même avec, en 20 ans, un doublement des temps de jeu effectifs, moins de mêlée et de touche mais une hausse importante des plaquages, des rucks – phase de jeu où les joueurs se disputent la possession de la balle au sol – et des déblayages, lorsque les joueurs se percutent à pleine vitesse, multipliant de fait les risques de blessures graves. « Je suis chanceux de pouvoir arrêter ma carrière en marchant » a ainsi déclaré Pat McCabe, victime d’une troisième fracture d’une vertèbre cervicale en deux ans, le 22 août 2014, lors d’un match Nouvelle-Zélande - Australie. Thom Evans, ailier écossais dont la tête avait heurté la hanche d’un joueur Gallois, a ainsi failli mourir : « Le docteur m’a dit que si j’avais bougé d’un millimètre, mon cou aurait rompu et je serais mort ». Si l’action était anodine, l’extrême engagement et la vitesse aurait pu être fatale à Evans, qui n’a plus jamais remis les pieds sur un terrain.

Un profil type recherché dès le plus jeune âge

« On cherche des joueurs grands, costauds, très rapides », explique Didier Retière, le directeur technique national (DTN) français. Des joueurs qui sont sélectionnés dès leur formation en fonction de leur "physique hors norme". Dès 2009, un médecin écossais, James Robson, tirait la sonnette d’alarme, espérant « que les entraîneurs se rendent compte que les joueurs sont trop musclés et qu’on revienne à des joueurs moins costauds, mais plus doués techniquement ».

Six ans plus tard, force est de constater que le message n’a pas été entendu. Les enjeux engendrés par la professionnalisation du rugby ont conduit à une escalade dans la recherche de joueurs toujours plus costauds et rapides, avec les dérives de dopage qui en découlent naturellement, et qui se heurtent aujourd’hui à une limite infranchissable : celle de ce qui est supportable pour un corps humain, aussi entraîné soit-il.

Un calendrier surchargé pour satisfaire la demande !
Depuis 1995, le rugby est donc entré dans une "nouvelle phase" et un développement ultra-rapide. Sport collectif de contact et de combat, le rugby a aussi connu des évolutions au niveau de l’enchaînement des matchs. En France, chaque équipe joue a minima 26 matchs de championnat. A cela s’ajoute, pour les joueurs concernés, le surplus des play-offs du championnat (quart de finale, demi finale, finale du top 14), les matchs de coupe d’Europe et les matchs internationaux. En prenant en compte le fait que les équipes peuvent "faire tourner" et que tous les joueurs ne jouent pas tous les matchs, les joueurs peuvent enchaîner entre 25 et 35 rencontres par saison, en plus des entraînements et des divers stages de préparation.

A titre de comparaison, en football américain, cousin du rugby, les joueurs disputent 20 matchs par saison au maximum, s’ils vont jusqu’au Super Bowl. Le reste de l’année sert à se régénérer et à se préparer. Pour Benoît Hennart, le temps de repos est largement insuffisant dans le monde du rugby : « Six semaines seulement, vacances comprises, c’est inconcevable ! En dessous de huit semaines, sans compter les vacances, avec deux gros blocs de travail, on ne peut pas espérer développer les qualités et prévenir la blessure en travaillant les points faibles. Le paradoxe, c’est qu’un joueur se prépare finalement mieux quand il se relève de blessure… ».
Dans leur quête de profit maximal, notamment par les sacro-saints droits télévisuels, les instances du rugby mettent en danger l’intégrité physique des joueurs. « Tous les week-ends, des joueurs cassent pour six mois. Tout ça ne présage rien de bon pour ce rugby », explique Frédéric Michalak, international français.

Vingt ans de professionnalisation visant à une maximalisation des profits, et l’entrée en jeu des intérêts particuliers, ont suffit pour dénaturer le rugby. Cette logique se heurte aujourd’hui aux limites physiques des joueurs, et l’hécatombe de blessés lors de la coupe du monde ne fait que mettre en lumière ces dérives qui sapent de plus en plus les valeurs de ce sport.