M. M.

Médecine des ignorants

La dissection aortique est – selon les mots d’une personne qui apprend la médecine en même temps que la maladie, puisqu’on nous a enlevé jusqu’à la connaissance de nos propres corps – une lésion de la paroi interne de l’aorte, l’artère qui alimente l’ensemble des organes en sang (et donc en oxygène) depuis le cœur. Cette lésion est due à une pression artérielle trop forte, qui augmente le flux sanguin et finit par abîmer les parois aortiques. Le sang s’infiltrant entre les couches qui composent la paroi forme alors un hématome de taille variable – ici, du haut de l’aorte jusqu’au début de la cuisse. Dans le pire des cas, cet hématome crée une pression telle vers l’extérieur qu’il pousse à la rupture aortique, et le sang se déverse en-dehors. Dans le moins pire, il réduit le calibre interne de l’aorte, réduisant ainsi le flux sanguin et risquant la sous-oxygénation des organes, pouvant être vitale dans le cas des reins. Dans le meilleur, la pression artérielle est réduite suffisamment tôt pour que le flux sanguin diminue, et que la paroi puisse se reconstituer seule. En ce qui nous concerne à l’heure qu’il est, c’est la troisième option qui semble par chance se dessiner.

Tout dépend de sa pression artérielle, et donc, de sa tension. Et si les médecins disent ne pas trouver de causes (physiologiques) expliquant sa tension très haute, et si les doses d’anti-hypertenseurs administrées ont dû être augmentées, impossible pour moi de ne pas penser que l’explication se trouve bien plus en profondeur. Car ce qui est aujourd’hui appelé « tension » s’est manifesté, durant les 21 ans vécus avec elle jusqu’ici, par de l’inquiétude et du stress permanent. Car ma mère est mère, ma mère est femme, ma mère est fille, et ne semble jamais ou presque avoir été quoi que ce soit d’autre.

Femme-fille, femme-épouse, femme-mère

De la partie dont je ne peux me souvenir, je sais que ma mère est fille d’une femme et d’un homme, et sœur d’un frère. Qu’elle est partie du foyer familial à 16 ans, financée par son père, sous l’aile, voire sous le toit, de son grand frère. Qu’elle avait pour amis ceux de son frère. Jusqu’à ce qu’elle épouse, tout juste quelques mois après l’avoir rencontré, un ami de celle qui deviendra la femme de son frère. De ce mariage précipité naîtront quatre enfants, dont je suis le dernier.

Mon vécu peut ensuite témoigner des relations entre tout ce beau monde. Des vacances avec mes grands-parents – ses parents – et mon oncle et sa famille, où le fils prodigue est choyé, vanté, tandis que la fille s’occupe bien des repas, de la table et de tout ce qu’il faut, mais n’apparaît presque jamais sur les photos.

Mais surtout, du mari froid et intraitable, dont je sus que quelques jours seulement après leur mariage il avait déjà commencé à lui reprocher ses origines « pieds-noirs », fille d’expatriés. Le père sans tendresse et le mari dans la perpétuelle critique, qu’il fallait remercier de nous entretenir, lui qui savait ce que c’était que le travail. Dans le cadre restreint du noyau familial, ce sont deux petits mondes qui s’affrontent. Petit-patron déclassé, issu d’une moyenne bourgeoisie provinciale, vivant de la valorisation de son propre petit capital, c’est tout son mépris pour ceux et celles qui vivent « au crochet des autres » (femmes au foyer incluses) ou « trop aidés par l’État » (y compris donc ses alter ego de la petite bourgeoisie expatriés puis rapatriés) qu’il déversait ainsi sur sa femme. Les contradictions de deux milieux plus ou moins aisés mais tout autant réactionnaires, celui d’un catholicisme de domination culturelle et patriarcale, et celui des opprimés, celui qui soumet et exploite sous couvert de sacrifice chrétien.

Qui auraient-ils pu être d’autres que lui, le parfait patriarche, patron de sa propre famille, et elle, la fidèle épouse, sacrifiée pour ses enfants ? La domination morale et matérielle que lui exerce sur sa femme comme sur ses enfants n’est pas seulement un trait psychologique, mais le pur produit de sa position sociale. De son côté à elle, s’ajoutent bien sûr aux pressions familiales les conditions de travail qui viennent, d’un mauvais coup de pinceau, terminer le tableau. Sexisme quotidien, propositions de postes déclassés après les congés maternités, il faudrait encore multiplier les lignes pour embrasser tous ces petits détails qui conditionnent grandement nos vies, et qui ont participé à la renvoyer au foyer. Il ne s’agit pas de savoir si malgré sa froideur et sa dureté « votre père vous aime quand même, vous savez ?… », pas plus que d’imposer un cadre unique, soit « médical », soit « psychologique » aux palpitations trop rapides qui agitent le cœur de ma mère. Il s’agit, au contraire, de réintégrer le social, le politique, à des faits qu’on voudrait nous faire croire uniquement personnels.

Car ma mère est passée du contrôle de son père à celui de son frère, et enfin de son mari. Car ma mère a été la fille parfaite, brillante en classe, diplômée puis mariée jeune, s’occupant de ses parents âgés, s’inquiétant de son père malade. Car ma mère a été la parfaite épouse, s’éreintant deux fois par semaine au lavage de la maison familiale, abandonnant sa carrière pour s’occuper de ses enfants, préparant des repas (commentés seulement quand critiqués), faisant tout passer avant ses propres aspirations, et encaissant, encore et toujours, les reproches accablants.

De l’oppression structurelle à son intériorisation

Caricatural ? Et pourtant. Pourtant il ne s’agit pas ici seulement d’un être passif face au contrôle de sa propre vie par autrui. Car face au totalitarisme de son mari-père, face à la recherche épuisante et perpétuelle de conflit de ce dernier, elle a fait le choix de rester. « Maintenir le meilleur cadre familial, deux parents ensemble », comme elle le justifie. Mais surtout, et elle sera également bien obligée de l’avouer, la peur d’être « seule » – entendez « sans homme ».

Il n’est pas question de caricature dans la peinture de la vie d’une femme à qui son assignation a tout pris, mais qui par-dessus tout a choisi de laisser-faire, a choisi de rentrer dans son rôle. Elle a bien essayé, une fois, durant quelques mois, poussée par nous quatre à force d’argumentation, de se séparer. Mais le fantôme de la solitude, malgré la présence bien réelle de ma sœur et moi, est venu ouvrir les portes à celui qui faisait, tout d’un coup, profil bas.

Depuis des années, ma mère n’a plus une vie, mais en a quatre par procuration. Elle vit de l’inquiétude pour ses enfants, et du stress face à son mari. Mon plus grand soulagement vient du fait de savoir que nous avons refusé de marcher dans ses pas à lui, mon plus grand espoir réside dans notre combat (qu’elle rejoindra peut-être ?) pour que plus jamais nos mères n’aient à mourir – ou presque – de n’avoir jamais vécu que pour d’autres.