10 oct. 2016
Par B. Girard
Blog : Histoire, Ecole et Cie
L’éducation à la défense « vise à faire comprendre [aux élèves] que les militaires servent la Nation […]. Pour remplir pleinement ces missions, les militaires ont besoin du soutien de l’ensemble de la Nation. » Le dernier protocole signé entre les deux ministères de l’Education nationale et de la Défense (20/05/2016), concerne cette fois-ci explicitement les enfants de l’école primaire, soumis à leur tour, après leurs aînés de collège et lycée, à cette forme très particulière d’endoctrinement politique entrée dans les mœurs scolaires depuis 34 ans, au milieu d’une indifférence très générale qui, de la part de la mouvance éducative, vaut consentement.
Au point de départ : un ministre socialiste, terroriste
Au point de départ, la volonté d’un ministre de la Défense - socialiste, évidemment - Charles Hernu, qui s’était mis en tête de faire de l’école l’antichambre de la caserne, quand le service militaire, alors obligatoire, suscitait une vive opposition de la part des jeunes : « Il faut arriver à l’armée préparés, et préparés par l’école, le lycée et l’université. Il faut une symbiose avec l’Éducation nationale » (déclaration au Monde, 11 juillet 1982). Depuis cette date, « l’esprit de défense », matérialisé par des protocoles conclus par les ministères de l’Education nationale et de la Défense (1982, 1989, 1995, 2007, 2016), de droite comme de gauche, est devenu l’objectif, dans un premier temps de la seule éducation civique, avant d’élargir son domaine d’intervention jusqu’à nos jours à l’ensemble de la scolarité des élèves. Pour les plus jeunes, qui n’ont pas connu cette époque, il faut rappeler que, parmi ses titres de gloire, Hernu fut le commanditaire de l’attentat contre le Rainbow Warrior, un navire de Greenpeace, coulé dans le port d’Auckland le 10 juillet 1985 par des agents des services secrets français, alors qu’il participait à une campagne de protestation contre les essais nucléaires français dans l’océan Pacifique. Cet attentat fit un mort, le photographe Fernando Pereira, qui se trouvait à bord quand le navire fut envoyé par le fond. C’est donc à un ministre terroriste que revient l’initiative de l’éducation à la défense, organisée, trente ans plus tard, dans toutes les écoles de France.
Un protocole qui ratisse large
Le présent protocole, celui de mai 2016, reprend le principe d’origine mais en l’élargissant de manière à en renforcer l’application :
Autour d’un tabou : un véritable endoctrinement
Contrôle systématique ? Peut-être pas mais il faut convenir que ce protocole – qui, en outre, concerne dorénavant le ministère de l’agriculture – ratisse large, très large et que le domaine d’intervention qu’il concède à l’armée au sein de l’institution scolaire a dépassé les limites : avec l’éducation à la défense, il ne s’agit plus d’information, d’éducation civique mais d’un processus pleinement assumé d’endoctrinement politique, de bourrage de crâne. Il est d’ailleurs remarquable de constater que, contrairement à la méthode choisie pour la rédaction des derniers programmes scolaires, les prescriptions relatives à l’éducation à la défense ne font l’objet d’aucune concertation avec les instances habituelles. Elaborées dans le plus grand secret, elles sont même en totale opposition avec les principes du socle commun en vigueur depuis la dernière rentrée : le socle – est-il précisé - « ouvre à la connaissance, forme le jugement et l’esprit critique […] ; il fournit une éducation générale ouverte et commune à tous et fondée sur des valeurs qui permettent de vivre dans une société tolérante, de liberté. »
De fait, on peinerait à trouver la trace de la tolérance et de l’esprit critique dans l’enseignement d’un objet – l’armée, la guerre – qui, prend la forme de l’injonction, du dogme, quand ce n’est pas de la pure propagande gouvernementale. Le protocole ne s’embarrasse d’ailleurs pas de scrupules éthiques ni de précautions oratoires lorsqu’il explique que son objectif est de « permettre aux élèves de percevoir concrètement les intérêts vitaux ou nécessités stratégiques de la nation, à travers la présence ou les interventions militaires qu’ils justifient. » On a bien lu : l’école a pour mission d’apprendre aux élèves que toutes les décisions prises par le gouvernement en matière militaire sont « justifiées », y compris lorsqu’il s’agit de travailler aux profits, sonnants et trébuchants, des industriels de l’armement ou de magouiller à la promotion de sa propre carrière en envahissant la Libye. Les élèves ne doivent retenir qu’une chose : « les militaires servent la nation. »
A l’école, on ne s’interrogera donc jamais sur la paix, sur la guerre, sur la légitimité de la violence dans la résolution des conflits, sur le commerce des armes, sur les délirantes dépenses militaires (plus de 1600 milliards de dollars dans le monde en 2015), sur la bombe atomique, expression d’un terrorisme d’état : l’éducation à la défense en fait des sujets tabous, des questions qu’on s’interdit de poser, sans doute par crainte que les réponses des élèves ne soient pas celles attendues. S’ils savaient… Mais en fin de compte, un tabou, une ignorance qu’on retrouve à l’identique dans l’ensemble de la société qui préfère en la matière s’en remettre aux décisions « régaliennes » d’un seul homme, jamais contestées. La publication de ce nouveau protocole armée-école, l’autoritarisme avec lequel il s’impose au monde éducatif ne viennent pas non plus du hasard : ils sont les symptômes d’une militarisation des questions de société bien antérieure aux attentats terroristes, utilisés ici comme prétexte et dont le principe consiste à faire passer la force avant la raison et le droit : après tout, aujourd’hui, Montebourg et son projet de rétablissement du service militaire est dans la lignée des Hernu et Chevènement et du virage militariste d’une bonne partie de la gauche dans les années 80.
Reste cette question : pourquoi, depuis 34 ans que l’éducation à la défense gangrène l’éducation civique, que cet enseignement relève d’un absolu manque de respect pour la liberté de conscience et les valeurs légitimes de chacun, pourquoi, donc, les enseignants, les parents, leurs organisations représentatives, les mouvements éducatifs n’ont-ils jamais contesté cette dérive ?