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Les morts qui comptent et celles qui ne comptent pas

Histoire des naufragés du Titan. Et celle des migrants qui meurent dans la Méditerranée. Une histoire de compte en banque et de passeport.

Nathan Deas

23 juin 2023

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Les morts qui comptent et celles qui ne comptent pas

Crédits photo : Ocean Gate

Ce jeudi, les espoirs de retrouver vivants les cinq naufragés du Titan, un sous-marin touristique pour millionnaires se sont dissipés. Quelques jours plus tôt, plus de 500 migrants disparaissaient dans la mer de Méditerranée au large de la Grèce.

Prise au pied de la lettre, l’actualité récente n’est pas sans offrir un éclairage à la formule bien connue d’un certain révolutionnaire allemand. « Tous les grands évènements et personnages du monde se produisent pour ainsi dire deux fois … la première fois comme une grande tragédie, la seconde fois comme une farce sordide » écrit Karl Marx, dans son introduction à l’étude du Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte.

Clin d’œil cynique d’une histoire qui se répète, les cinq naufragés du sous-marin le Titan, dont la recherche a fait ces derniers jours les choux gras de l’activité médiatique, ont disparu à proximité, et même plus encore, sur les traces de l’épave du Titanic. La réminiscence historique d’ailleurs, ne s’arrête pas en si bon chemin, puisque quelques heures avant que les derniers espoirs se soient évaporés, on apprenait que la femme du pilote disparu était la descendante de deux victimes du sinistre d’avril 1912.

Davantage, les premières « découvertes » sur les causes du drame semblent renforcer, presque naturellement, la filiation historique. Le naufrage du Titanic avait précédé quelques macabres trouvailles. L’enquête avait révélé qu’à bord du paquebot réputé « insubmersible », il manquait de tout sinon de faste et de luxe. Notamment de canots de sauvetages. Il est apparu en outre que la genèse du naufrage était sans doute partiellement imputable (l’enquête n’a pas pu le prouver) à un magnat des compagnies maritimes, Joseph Bruce Ismay, qui par goût de la démesure fit pression sur le commandant pour accélérer la vitesse du Titanic. Un « péché » de millionnaires en somme.

Ce dimanche cinq personnes sont montées à bord d’un petit submersible touristique destiné à effectuer un voyage jusqu’aux profondeurs de l’Atlantique. Le pilote et quatre passagers de marque : un richissime homme d’affaires britanniques de 58 ans, un français océanographe et spécialiste de l’épave du Titanic (77 ans), un patron pakistanais (48 ans), parmi les plus importantes fortunes de son pays, et son fils (19 ans). Coût du "voyage" : 250 000 dollars. Par personne.

Au détour du très long feuilleton qui a succédé leur disparition, on découvre quelques révélations intriguantes. Parmi celles-ci comme le note Blast : "OceanGate Expéditions [promoteur du « voyage »] a fait le choix d’ignorer plusieurs mises en gardes relatives à la fiabilité du Titan. Plus précisément : en 2018, l’ex-directeur des opérations marines de l’agence avait été licencié après avoir émis de sérieux doutes sur la sécurité des passagers".

Depuis la découverte en 1985 de l’épave du Titanic par Robbert Ballart, grand explorateur National Geographic, et Jean-Louis Michel, océanographe français, les critiques sur pareilles expéditions n’avaient pas manqué de s’intensifier, à mesure que la concurrence pour le droit à récupérer les artefacts du navire s’était renforcée dans un objectif de conservation, mais également de profit, grâce à la vente et à l’exposition de ces derniers auprès du public. Plus récemment, depuis les années 90, le développement d’un tourisme particulièrement lucratif pour milliardaires sur les traces de l’épave du paquebot avait suscité un certain nombre d’inquiétudes et de batailles juridiques à propos de la préservation du site.

Dans ce contexte, lorsqu’il se met en tête de faire un blockbuster sur le naufrage du Titanic, James Cameron met en scène différents personnages. Les uns sont des passagers de première classe dotés d’une fortune inestimable, les autres, des prolétaires qui fuient la misère dans les soutes en traversant l’Altantique. En 1997, à la sortie du film, les critiques de cinéma qui n’avaient pas prévu un tel succès, s’empressent de célébrer la satire sociale dressée par le réalisateur américain, oubliant que l’« audace » de dénoncer un ordre révolu (celui des barons et des nobles) permettait de faire oublier que, style mis à part, le monde continue de reproduire les mêmes mécanismes et violences de classe avec une détermination et une brutalité qui n’ont pas faibli.

Dernière illustration en date. Une semaine avant le drame du Titan. Plus de 700 migrants embarquent leurs rêves et leurs misères depuis le port libyen de Tobrouk, sur un bateau de pêche qui devait se rendre en Italie. L’embarcation, plusieurs heures avant le drame, est repérée par les autorités grecques et européennes. Elles décideront de ne pas envoyer l’aide nécessaire.

Pire, des témoignages relayés par Mediapart font état de la responsabilité directe des gardes côtes grecs dans le naufrage, à l’initiative d’une opération de push-back. « Les survivants nous disent que le bateau a basculé alors qu’il faisait l’objet d’une maoneuvre où il était tiré par les garde-côtes helléniques » déclare de son côté Vincent Cochetel, envoyé spécial du Haut Commissariat aux réfugiés pour la Méditerranée occidentale et centrale. Et d’ajouter : « ils nous disent qu’ils étaient tirés non pas vers les côtes grecques, mais en dehors de la zone de secours en mer grecque ». À peine une centaine de rescapés seront secourus, les autres, plus de 500, disparaîtront. C’est le naufrage le plus important en Europe depuis 2016.

Aussitôt, pourtant, le « monde » se désintéresse du sort de ces misérables et se fascine plutôt de celui de la poignée de richissimes touristes en mal de sensations fortes qui avaient embarqué à bord du Titan. On constatera la disproportion. Pendant plusieurs jours, la chronique médiatique de cette « course contre la montre » tient en haleine, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis, éditorialistes et journalistes de plateaux. Pour tenter de retrouver les occupants du sous-marin, garde-côtes américains et canadiens enverront sur place plusieurs avions équipés de sonars tandis que la France déroute l’Atalante, un navire équipé de l’un des très rares robots pouvant descendre jusqu’à une profondeur de 4000 mètres.

Dans le film de James Cameron, la plupart des survivants sont des millionnaires. Les naufragés du Titan sont morts. Au moins, aura-t-on essayé de les sauver. Un drame qui se fait aussi le rappel d’une réalité désarmante. Dans le capitalisme, il y a des vies qui comptent et d’autres qui ne comptent pas, selon quel est son compte en banque et son passeport.


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